L’enjeu politique de la démographie allemande

Intervention de M. Romaric Godin, Journaliste à La Tribune, au colloque « La démographie en Europe et ses répercussions économiques et sociales » du 24 octobre 2016.

Merci beaucoup de votre invitation.

Repartant des propos de M. El Karoui sur les origines démographiques de la crise de la zone euro, j’insisterai à mon tour sur le lien entre la démographie et les crises qui ont parcouru l’Europe depuis près de dix ans. Il ne s’agit pas d’affirmer que la crise de la zone euro ou celle des migrants s’expliquent directement par la démographie et par une volonté consciente de réagir à des évolutions démographiques, mais c’est clairement un élément de contexte qui peut influer sur certaines décisions.

Démographiquement, on distingue grosso modo trois grandes zones en Europe :
Les pays du sud et de l’est, à démographie très faible qui aujourd’hui exportent de la main d’œuvre.
Les pays à démographie plus dynamique (France, Suède, Royaume-Uni) qui, souvent, attirent de l’immigration.
Enfin, les pays à démographie faible, qui sont aussi importateurs de main d’œuvre, comme l’Allemagne. J’ai choisi ce soir d’insister sur la situation allemande que je crois centrale.

Les enjeux.

Il faut préciser les enjeux à venir pour essayer de comprendre le comportement du gouvernement allemand dans les différentes crises qu’a connues l’Europe depuis 2010 : la crise de la dette entre 2010 et 2015 puis, à partir de 2015, la crise migratoire.

La première économie européenne connaît en effet une situation démographique très préoccupante. On a beaucoup parlé ces derniers jours de la remontée de l’indice de fécondité à 1,5 enfant par femme, le plus élevé depuis 1982, et du nombre de naissances en hausse de 3,2 % en 2015 (à 738 000 environ). On a voulu y voir la fin de la faiblesse démographique structurelle de l’Allemagne. La réalité est plus complexe.

La faiblesse démographique accumulée depuis des années rend tout retournement très difficile outre-Rhin. Malgré une forte hausse de 978 000 personnes en 2015, grâce à l’arrivée des réfugiés, la population allemande (82,18 millions de personnes fin 2015) est encore inférieure de 350 000 à celle de 2002, son point haut, et elle est à peine plus élevée qu’en 1999. Les naissances de 2015 sont encore inférieures à celles de 2000 (767 000) et bien inférieures à celles de 1990 (906 000). Si l’indice de fécondité remonte, le nombre de femmes en âge de procréer se réduit. Entre 2005 et 2015, le nombre de femmes de 20 à 45 ans en Allemagne a reculé de 1,9 million. L’indice de fécondité progresse donc logiquement, mais il faudrait un indice bien plus élevé que le chiffre de 2,1 – souvent avancé – pour rattraper le retard. Surtout, le vieillissement accéléré de la population conduit à un nombre élevé de décès chaque année (900 000 en 2015). Du coup, le déficit naturel se creuse, malgré l’amélioration de la fécondité et la hausse des naissances. En 2015, ce déficit naturel a été de 187 609 personnes (c’est passé étrangement inaperçu), un niveau très élevé quoique inférieur au record de 2013 (-212 000).

Cette tendance au creusement du déficit naturel va se poursuivre. Destatis, l’Insee allemande, a produit en 2014 des projections de population jusqu’en 2060. Elles sont certes un peu datées, compte tenu de la nouvelle donne de la migration, mais elles restent pertinentes si l’on considère que la variante « optimiste » est la plus proche de la situation qui se dessine. Je cite ici celle qui considère que l’indice de fécondité va remonter et se stabiliser à 1,6 (nous n’y sommes pas encore), avec une hausse modérée de l’espérance de vie et un solde migratoire moyen annuel sur les 47 ans concernés de 200 000 personnes. Ce chiffre peut paraître faible, au regard des arrivées de l’an dernier, mais il est considérable : il représente près de 10 millions de personnes au total.

Avec cette variante, on constate que le solde naturel continue de reculer jusqu’à -358 000 en 2060. Le solde migratoire ne parviendrait pas alors à compenser ce déficit, comme cela a été le cas entre 2002 et 2013. Dans ce cas, la population reculerait de 5 %, à 77 millions d’habitants. La France ravirait alors à l’Allemagne aux alentours de 2050 le titre de pays le plus peuplé de l’Union européenne comme on ne prend plus en compte le Royaume-Uni. La population allemande serait composée de 30,3 % de plus de 65 ans (20,7 % en 2013). Parallèlement, les 20-65 ans passeraient de 61 % à 51,5 %. Pour 100 personnes de 20 à 65 ans, on aurait 58,5 personnes de plus de 65 ans ! On peut imaginer les difficultés de financement des dépenses de retraite et des dépenses sociales ainsi que les problèmes de pénurie de main d’œuvre qu’une telle situation – optimiste, je le répète – entraînerait. La pénurie de main d’œuvre se fait déjà sentir dans les secteurs techniques, ce qui nuit à la compétitivité allemande qui est une compétitivité hors-prix (qualité des produits, innovation…). De plus, une étude sortie aujourd’hui montre qu’en raison du seul problème démographique les recettes fiscales – toutes choses égales par ailleurs – baisseraient de 10 % d’ici à 2060, sans compter les éléments de croissance qui ont été soulignés.
Tout le système économique allemand serait alors remis en cause.

Les conséquences sur la politique allemande.

À la fin des années 2000, les politiques allemands ont pris conscience de l’enjeu du « tournant démographique » et ont engagé des politiques pour faire repartir la fécondité. La plupart des discours d’Angela Merkel évoquent ce changement démographique et les défis qui s’installent. La remontée de l’indice de fécondité de 1,39 en 2010 à 1,5 en 2015 s’explique en partie par cette politique fondée sur les aides directes, le développement de l’école qui accueille les enfants toute la journée et de lieux d’accueil pour les enfants de moins de 6 ans. L’évolution est cependant lente au regard des 55 milliards d’euros engagés tous les ans. C’est que, culturellement, il est difficile pour les mères allemandes de « confier » un enfant de moins de 6 ans à un tiers. Les femmes doivent donc souvent, à la naissance, interrompre leur carrière, ce qui en décourage beaucoup et n’incite pas aux naissances nombreuses. C’est aujourd’hui encore un problème central outre-Rhin et qui freine tout mouvement de rattrapage rapide.

Le deuxième grand axe de la politique allemande a été de développer l’immigration et d’ouvrir le marché du travail allemand aux migrants européens puis extra-européens. Certes, l’apport des migrants arrivés en 2015 et en 2016 aura un effet favorable. On voit ainsi une nette distinction entre la fécondité des femmes allemandes (1,43) et celle de nationalité étrangère (1,95). Mais là encore, on est loin de pouvoir inverser la tendance long terme.

L’évolution démographique allemande induit pour ce pays plusieurs risques dont les dirigeants sont conscients : le problème de la soutenabilité de la dépense publique (dette publique et dépenses de santé), celui de la soutenabilité de la compétitivité allemande, reposant sur une main d’œuvre qualifiée et innovante, celui de l’importance relative de l’Allemagne en Europe, notamment face à la France.

La crainte de l’insoutenabilité démographique des dépenses sociales, notamment de la retraite, a également durci la position allemande sur la question des déficits et de la dette. L’arrivée de Wolfgang Schäuble au ministère des Finances en 2009 a été un tournant de ce point de vue : le ministre des Finances a voulu à tout prix réduire la dette publique, principalement par une politique violente de désinvestissement public, afin que le pays se trouve dans une situation favorable au moment de faire face aux coûts immenses de la retraite dès les années 2020. Cette position a aussi justifié le refus de verser une aide directe aux pays en crise. Ces ajustements brutaux ont entraîné un afflux de migrants, principalement vers l’Allemagne, en provenance de ces pays où le taux de chômage était devenu très élevé. C’est ce qui a permis à la population allemande de repartir à la hausse à partir de 2011 et encore plus fortement à partir de 2014.

L’Allemagne a aussi empêché toute relance dont la zone euro aurait tant besoin.
Enfin, elle exclut tout rabais sur la dette grecque car, selon les dirigeants allemands, cet argent deviendra indispensable dans l’avenir.

Autrement dit, le problème démographique allemand, qui a creusé la dette de la zone euro, est, aujourd’hui, un des blocages principaux de l’économie de cette zone. Il exclut, du reste, à mon avis, toute évolution « fédéraliste » par une socialisation des dettes, car l’Allemagne ne croit pas que ses « partenaires » pourront l’aider à relever le défi, tandis qu’elle devrait « payer pour les autres » en attendant. Ce sentiment de déséquilibre a aussi un fondement économique.

Plus globalement, ce vieillissement annoncé de la population et les craintes sur les retraites qui font la une des quotidiens allemands – on parle d’une retraite à 69, 70 ans ou plus – encouragent l’épargne des actifs actuels. C’est pourquoi les Allemands ne voient pas de problème à ce que leur excédent courant soit de 8,8 % du PIB alors que cet excédent crée au sein de la zone euro des déséquilibres considérables qui l’empêchent de sortir de la crise dans laquelle elle est plongée depuis 2008. Les Allemands considèrent que cet excédent est un gage de sécurité pour l’avenir. Le taux d’épargne est donc remonté l’an passé bien que l’Allemagne et l’Europe souffrent d’un excès d’épargne. Cette épargne, qui n’est pas investie, vient alimenter un système financier allemand fragile qui tourne à vide sur la finance internationale et empêche toute politique européenne d’investissement. Le fait que la réponse aux taux bas des Allemands a été non pas la dépense mais l’augmentation de l’épargne a des origines économiques.

Il y a aussi, en Allemagne comme en France, une réflexion sur la soutenabilité de la dette du système de retraites. Ce sera l’un des enjeux de la prochaine élection fédérale en septembre 2017.
En réalité, les efforts de Wolfgang Schäuble pour faire accepter par l’opinion le report à 69 ou 70 ans l’âge de la retraite sont un peu vains. Les « cinq sages » économiques allemands ont reconnu que cela ne suffira pas à régler le problème du financement de la retraite. Le défi est majeur pour l’Allemagne qui va être obligée de s’endetter considérablement pour financer son système de retraites dans un contexte déjà très difficile puisque les retraités allemands sont moins riches que le reste de la population et ont tendance à s’appauvrir. C’est un mouvement assez sensible en Allemagne de voir arriver une classe de retraités pauvres. Ils sont de plus en plus nombreux à faire de petits boulots. Les « mini-jobs » qui étaient destinés aux chômeurs de longue durée plutôt jeunes sont aujourd’hui occupés par des retraités ou des personnes en attente de retraite. Cela pose un problème politique et social important en Allemagne. Et là aussi, cela cristallise un certain nombre de problèmes importants au niveau européen : lorsqu’il faut se montrer solidaire avec les autres pays de la zone euro, ces personnes font valoir qu’il faudrait d’abord de la solidarité à l’intérieur de l’Allemagne. Ce n’est pas un hasard si ces retraités pauvres ont été parmi les premiers contingents qui ont rejoint le parti eurosceptique Alternative für Deutschland (AfD) qui est donné aujourd’hui à près de 15 % des voix en Allemagne. La montée de l’AfD contribue encore au durcissement de la position allemande. On voit combien ce problème démographique joue un rôle récurrent dans le durcissement de la politique allemande vis-à-vis du reste de la zone euro.

Le véritable enjeu est celui de la migration.

Comme on l’a vu, le seul moyen réel de contrer l’évolution démographique allemande est l’immigration massive. Ceci a évidemment pesé lourd dans la fin du système de Dublin en septembre 2015, même si d’autres explications culturelles ont joué dans la décision de Mme Merkel.

Cette explication conduit aujourd’hui à un nouveau défi : celui de l’intégration. En effet, la seule augmentation de la population par l’immigration n’est pas une solution en soi. Il faut former et intégrer cette population. C’est un défi auquel l’Allemagne commence à travailler, mais qui est très important parce que, si l’intégration des réfugiés de 2015 échoue, l’Allemagne aura perdu de son attractivité pour les migrations futures et le problème démographique deviendra plus aigu encore. On a vu que, pour limiter à 5 % la perte de population à l’horizon 2060, elle doit maintenir un solde migratoire moyen de + 200 000 personnes par an.

Le défi est aussi politique. L’immigration a été largement acceptée par la population allemande. Mais elle a conduit à un durcissement d’une partie de la population qui, en réalité, a mis à jour un mécontentement sous-jacent plus profond : celui de la persistance des inégalités Est-Ouest, du creusement des inégalités sociales et de la pauvreté, notamment des personnes âgées. Mme Merkel a surestimé la résistance en 2015. Considérant que l’économie allait bien, qu’elle était au faîte de sa gloire, que la situation politique était stable, elle pensait pouvoir ouvrir les frontières sans conséquences. Cela n’a pas été le cas. Depuis septembre 2015 on a vu la montée en puissance de l’AfD, parti ouvertement xénophobe. On a vu aussi la multiplication des actes de violence contre les migrants (700 répertoriés depuis le début de l’année par le Bureau de défense de la constitution allemande).

Il y a évidemment le coût de cette intégration. On a cru au début que l’intégralité des migrants qui arriveraient en Allemagne seraient qualifiés et pourraient se fondre dans le marché du travail allemand. On se rend compte que ce n’est pas le cas. Il faut « adapter » les réfugiés aux besoins de main d’œuvre, notamment qualifiée. Ceci demande du temps et des fonds. Il y a ici une tension avec les impératifs de désendettement qui n’est pas encore réglée. Wolfgang Schäuble continue à vouloir financer cette intégration sans déficit, ce qui conduit à réduire les investissements nécessaires ailleurs. 115 milliards d’euros sont prévus d’ici à 2020 [1], mais selon le ZEW (Zentrum für Europäische Wirtschaftforschung) on est à un besoin de 400 milliards d’euros pour le seul marché du travail.

Le danger, à terme, est que, face aux difficultés politiques et sociales que crée cette ouverture de 2015-2016, il y ait un durcissement de la droite allemande. Et Angela Merkel, après les défaites qu’elle a subies à Berlin et dans le Mecklenburg lors des élections régionales au mois de septembre, a amorcé un mouvement en arrière en durcissant un peu son discours. Évidemment, le risque c’est de voir une grande partie de son électorat traditionnel, conservateur, aller vers ce nouveau parti xénophobe, vers l’abstention ou vers d’autres partis. On sent donc en Allemagne un mouvement restrictif sur la politique migratoire future. Or on a vu qu’il faut conserver un solde migratoire extrêmement positif pour que l’Allemagne ait une chance de conserver sa place en termes démographiques et économiques. C’est l’enjeu de son avenir démographique, qui se joue maintenant, qui va aussi déterminer la place de l’Allemagne dans le jeu européen futur. En effet, l’immigration en Allemagne se joue ailleurs en Europe : dans les îles grecques, au sud de la Sicile, elle se joue dans les économies du sud et de l’est de l’Europe d’où viennent les travailleurs qui entrent en Allemagne.

Il y a beaucoup de contradictions dans la position allemande mais c’est une position assez difficile qui détermine en grande partie la politique européenne du gouvernement allemand.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, M. Godin, de cet exposé très intéressant concernant ce problème de la démographie qui, en effet, domine aujourd’hui tous les autres, notamment en Allemagne fédérale.
Vous avez parlé d’une hausse de 1,1 million de personnes en 2015, grâce à l’arrivée des réfugiés. S’agit-il de 1,1 million de migrants supplémentaires, en solde ?

Romaric Godin
C’est l’augmentation de la population. Le solde naturel est négatif de 188 000. Ce qui signifie qu’en 2015 l’Allemagne a un solde migratoire positif de 1,1 million de personnes, explicable par l’arrivée, notamment des réfugiés.

Jean-Pierre Chevènement
Peut-on déterminer la part des migrations intra-européennes dans ces 1,3 million d’immigrants ?
Autant que je me souvienne, le solde migratoire allemand était de 350 000 en 2014. 2015 a donc vu une poussée très forte.

Romaric Godin
Celui de 2014 a été poussé notamment par les arrivées de Polonais (toujours les plus nombreux) et d’Espagnols. Les chiffres pour 2015 ne sont pas encore connus.

Jean-Pierre Chevènement
La Pologne, comme d’autres pays (Ukraine, Roumanie), se dépeuple. Ces pays pâtissent eux aussi d’un taux de fécondité très bas mais, de plus, leur population a tendance à migrer vers l’Allemagne.

Romaric Godin
C’est un vrai problème aussi dans le cadre européen. Les pays d’Europe centrale et orientale (Peco), dont les modèles économiques sont basés sur un faible coût du travail, sont incapables d’intégrer leur population et sont encore obligés d’exporter des travailleurs. Leurs taux de chômage ont beaucoup diminué mais restent assez importants (10 % en Pologne). C’est un vrai problème car ils sont intégrés dans une chaîne de valeur européenne qui accélère encore cette dépopulation. Pour ces pays, la baisse de la population peut être très importante. Entre 2007 et 2015, la Bulgarie a perdu 5 % de sa population.

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[1] Cette somme correspond, sur cinq ans, à l’ensemble des dépenses supplémentaires qui ont été identifiées comme étant nécessaires pour intégrer les migrants (des dizaines de politiques qui vont des cours d’allemand aux formations professionnelles en passant par le logement).

Le cahier imprimé du colloque « La démographie en Europe et ses répercussions économiques et sociales » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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