Intervention d’Hakim El Karoui, Agrégé en géographie, fondateur du club XXIème siècle, auteur de « Réinventer l’Occident » (Flammarion, 2010) et de « La lutte des âges. Comment les retraités ont pris le pouvoir » (Flammarion, 2013), au colloque « La démographie en Europe et ses répercussions économiques et sociales » du 24 octobre 2016.

Merci, Monsieur le président, de consacrer votre colloque à ce sujet. La lecture générationnelle de l’évolution de la société française et, notamment, de sa répartition, de la répartition de ses richesses, est un sujet qu’il est très difficile de mettre à l’agenda médiatique et surtout à l’agenda politique pour des raisons que l’on comprend aisément. Il est important qu’un think tank comme le vôtre réfléchisse à ces sujets.

Si je m’y suis intéressé, c’est que la « résolution » de la crise de 2008 m’était apparue comme un parfait laboratoire pour étudier ce sujet. J’avais été frappé par les quatre éléments fondamentaux brandis, notamment par l’Allemagne (ce n’était pas un hasard), au moment de la résolution de cette crise :
– Pas d’inflation ;
– Pas de transfert ;
– Pas de déficit ;
– Pas de restructuration de dette (ce qui concernait particulièrement la Grèce mais pouvait s’appliquer à d’autres pays).

On peut lire ces quatre principes fondamentaux de gestion de la crise avec un point de vue démographique :
– « L’inflation, c’est l’euthanasie des rentiers », écrivait Keynes.
– Les transferts, payés par les pays riches, vont vers les pays pauvres. À l’intérieur des pays riches, ils sont financés par ceux qui ont du patrimoine, c’est-à-dire les personnes de plus de cinquante ans et même, dans certains pays, de plus de soixante ans.
– Le déficit, financé par l’État, pèse lui aussi sur la valeur du patrimoine.
– Les dettes nationales des pays européens ne sont pas détenues par les fonds de pension américains mais par les retraités.

Le premier point de départ de ma réflexion consistait donc à essayer d’interpréter la gestion de la crise de 2008 avec cet angle générationnel, lié aussi à la politique de l’Allemagne (où le pouvoir est détenu par les retraités qui votent pour la CDU).

Ayant étudié la géographie, j’ai eu la chance de faire de la démographie. Mon deuxième point de départ était donc démographique.

Le système dont on parle a été mis en place après la Seconde guerre mondiale dans un contexte démographique et économique assez particulier.
En 1945, l’espérance de vie à la retraite était de deux ans, elle est aujourd’hui de vingt-deux ans. Dans les années 1950, l’économie croissait de 5 % par an et voyait son PIB doubler tous les 15 ans. Le pacte générationnel faisait que, dans les années 1960, les baby boomers, âgés alors de 20 ans, pouvaient s’attendre à vivre dans un monde quatre fois plus riche trente ans plus tard (à 50 ans) (et même huit fois plus riche à 65 ans). Les paramètres du système social ont été fondés à un moment où la richesse s’accroissait considérablement dans le temps et où le pacte entre les générations signifiait que la répartition – sur laquelle repose notre système – était possible.

Deux événements contradictoires se sont produits :
La gestion de la crise de 2008, interprétée avec un angle générationnel, était très favorable au maintien du patrimoine de ceux qui en avaient un. Jean-Pierre Chevènement a dit dans un autre contexte que la retraite était le patrimoine de ceux qui n’en avaient pas. Or, aujourd’hui, la retraite, au sens de la pension, n’est plus un élément essentiel du patrimoine des retraités.

Le système de répartition sur lequel est fondé notre système social a été initié dans un contexte très différent de la réalité d’aujourd’hui : les tendances lourdes donnent une croissance qui avoisine 1 % par an (où le PIB met 50 ou 60 ans pour doubler).

Il se trouve que j’ai travaillé de 2002 à 2005 dans un gouvernement qui avait initié quelques réformes des retraites [1]. Nous avions pris acte des bouleversements survenus dans la société française :

En moins d’un demi-siècle, la pauvreté a changé de camp.

Quand Mitterrand avait institué la retraite à soixante ans, elle frappait les plus âgés. Trente ans plus tard – formidable succès de notre système social – elle est devenue un problème de la jeunesse. Inversement, les retraités sont devenus – majoritairement – aisés. Si notre représentation du problème est datée, c’est aussi parce qu’il subsiste une catégorie assez spécifique de personnes âgées pauvres, voire très pauvres. Ce sont en général des femmes, nées dans les années 1920 et 1930, à une époque où le niveau éducatif des femmes était peu élevé en France et où leur taux d’activité était faible. De ce fait, arrivées à l’âge de la retraite, elles ont accumulé très peu de droits à la pension et vivent en général du minimum vieillesse et, éventuellement, de pensions de réversion.

Mais quand on regarde d’une façon globale le niveau des pensions et surtout le niveau des revenus, on se rend compte que le niveau des revenus des plus de soixante ans est considérablement supérieur à celui des jeunes, ce qui est normal, mais surtout que la répartition entre les générations a considérablement évolué dans les trente dernières années :

Il y a 20 ans, le patrimoine des moins de 50 ans était identique à celui des plus de 65 ans. Aujourd’hui, la différence entre les deux est de 50 % au profit des plus âgés. Actuellement, les plus de 50 ans (37 % des Français) possèdent 68 % du patrimoine. Ce déséquilibre est accentué par la flambée des prix de l’immobilier, principalement à Paris où 80 % du parc privé appartient aux plus de 60 ans.

Les retraités, pris dans leur ensemble, gagnent plus que les actifs. Le fait qu’on gagne plus d’argent à la retraite que quand on travaille est dû au niveau des pensions mais aussi aux revenus liés au patrimoine. Certes, à l’intérieur de la classe d’âge des retraités, on constate des différences très importantes, ce qui explique aussi la perception qu’on peut avoir (quand j’ai sorti mon livre, beaucoup de retraités m’ont appelé pour me dire qu’ils avaient des revenus de retraite très bas), mais, quand on globalise, on a ce chiffre assez spécifique à la France. En effet, en Allemagne, le revenu des retraités est de 20 % inférieur au revenu des actifs alors qu’en France il est de 2 % ou 3 % supérieur au revenu des actifs.

Par ailleurs, les retraités cotisent moins que les actifs. Ils paient aujourd’hui 6,6 % de CSG alors que la CSG payée par les actifs est de 7,5 %… et tout le monde l’accepte sans broncher. En Allemagne, les cotisations des inactifs représentent 5% des recettes, soit 2,6% du PIB [2], alors que nous ne les mettons presque pas à contribution dans l’Hexagone (0,7% du PIB).
De même, on finance le déficit de la CNAV en prélevant la CNAF. La caisse d’allocations familiale est en déficit car la caisse d’allocation vieillesse lui prélève chaque année 4 milliards d’euros pour financer les majorations de retraites de ceux qui ont eu trois enfants et plus. Ce qui entraîne une baisse des prestations familiales ! On a choisi d’avantager les familles d’hier en faisant payer plus les familles d’aujourd’hui.

Une explosion de la valeur du patrimoine des retraités, des revenus qui ont augmenté, des charges de plus en plus lourdes pour les actifs (parce que les besoins de pensions, les besoins de santé augmentent considérablement) et des cotisations nettement moins importantes pour les retraités que pour les actifs. C’est la redistribution à l’envers : des générations futures vers les générations présentes !

Ce dysfonctionnement doit être réglé.

C’est un système très fragile pour l’ensemble de la population française. En effet, un déséquilibre financier majeur remet en cause l’ensemble du système.

Ce système, qui s’est développé pendant les Trente Glorieuses, est à l’image de la France de l’époque, quand notre pays avait une croissance de 5 % par an et voyait son PIB doubler tous les 15 ans.
De plus, il est assis sur le travail : près de 80 % du financement du système social repose sur le travail. Or la numérisation de l’économie, entraînant un recul du salariat, va avoir un impact sur la capacité de financement du système social (il n’y a pas de taxes sociales sur le travail d’un robot).

Les dépenses sont hors de contrôle.
Depuis 1960, le « risque vieillesse » et le « risque santé » qui, cumulés, représentent environ 75% des prestations versées, progressent plus vite que le PIB. Ils sont respectivement passés de 5 % à 14,4 % et de 4,7 % à 11 % du PIB, les autres risques de protection sociale (chômage, famille et maternité, logement et pauvreté) évoluant plus modestement de 4,9 % à 6,7 % du PIB sur la même période.

Cette explosion de la dépense sociale finance le vieillissement. On parle toujours de la réduction des charges pour les entreprises, on ne parle jamais des dépenses qui occasionnent les charges. De même, quand il est question de réduire le déficit, on parle très peu de la dépense sociale, on parle toujours de la dépense de l’État ou des collectivités. Or on constate qu’entre 1995 et 2013 la dette de la sécurité sociale a, en moyenne, augmenté chaque année 1,6 fois plus vite que la dette de l’État.

On ne réduira pas le déficit public en réduisant le nombre de fonctionnaires, en ne remplaçant pas les fonctionnaires qui partent à la retraite : cela ne suffira pas. Si on veut avoir de l’impact, il faut regarder le système social.

Enfin, ce système est fragile en raison du poids des baby-boomers dans la population française. Depuis 1950, il y a environ 550 000 décès par an alors que la population française est passée de 41,7 millions d’habitants à 64,6 millions.

Tous les chiffres démontrent qu’entre 2014 et 2025, le nombre de décès va s’accroître pour atteindre une moyenne de 650 000 par an, puis augmenter encore autour des années 2035 pour atteindre près de 750 000 décès annuels. Or, nous savons que le montant des soins de la dernière année de vie est 5 à 6 fois supérieur à la moyenne. Ces 100 000, puis 200 000 décès supplémentaires, vont faire exploser les coûts de la santé et avec eux notre sécurité sociale née après-guerre. Aujourd’hui, le débat public porte sur la dépendance, mais c’est plus largement sur le financement de la santé de la génération née entre 1945 et 1960 qu’il devrait porter.

C’est un système qui pèse sur le travail donc sur la compétitivité de l’économie

Les prélèvements assis sur les revenus d’activité représentent aujourd’hui plus de 77 % des ressources du système social.

En France, les charges sociales (incluant la CSG) atteignent plus de 40 % du coût du travail. Ce « coin socialo-fiscal » est le plus élevé des grands pays industrialisés (33 % en Allemagne. 22 % dans l’OCDE).
Le travail est taxé en France plus qu’ailleurs pour financer le système social, avec par ailleurs des effets d’éviction sur le financement de l’économie. Plus on avance en âge, plus on veut une épargne sûre et liquide. Cela privilégie l’immobilier pour la sécurité, l’assurance vie pour la liquidité et, derrière l’assurance vie, les obligations souveraines qui sont extrêmement liquides et restent, malgré tout, des produits sûrs. Le vieillissement de la population est une bonne nouvelle pour le financement de l’État… mais pas pour celui des entreprises !

La démocratie, c’est d’abord de la démographie

En 2012, les plus de 50 ans (37 % de la population française) ont représenté 52 % des votants ! En revanche, les moins de 35 ans votent nettement moins que la moyenne nationale.

Comment faire prendre conscience à l’ensemble de la population que l’intérêt général – et non l’intérêt d’une classe d’âge – est d’essayer de faire évoluer le système ? Le discours n’est pas celui de la lutte ou du conflit mais celui de la nécessité de nous projeter dans l’avenir !

L’exemple des réformes Schröder en Allemagne en 2003 démontre que le biais démographique n’est pas une fatalité et qu’il est possible de mener des politiques contraires aux intérêts immédiats des retraités. On se rend compte en effet que ces réformes sont favorables à une certaine partie de l’activité, notamment l’activité industrielle : les charges ont baissé dans l’industrie, Schröder a flexibilisé énormément le travail dans les services (les « mini-jobs » sont dans les services), il a augmenté l’âge moyen de départ à la retraite, rendu obligatoire la reprise du travail etc.
Il s’agit donc d’un sujet politique.

À l’heure des conflits de répartition, que va-t-il se passer ?

Quelques tendances se dessinent :

Le caractère universel du système social va s’estomper :
Cela a commencé à la marge. Les allocations familiales étaient une dépense universelle au sens où chacun les recevait indépendamment de ses revenus mais en fonction de son nombre d’enfants. C’est devenu aujourd’hui une aide sociale subordonnée aux revenus.

La contribution des retraités va augmenter pour financer, non le « troisième âge » mais le « quatrième âge ». C’est la fameuse « cotisation dépendance ».

Mais, au-delà, on peut imaginer des politiques proactives :

Il faut augmenter la population en favorisant la natalité et en développant l’immigration.

Il faut augmenter le taux d’activité
– Faire travailler davantage les jeunes en réfléchissant à leur insertion plus rapide sur le marché du travail.
– Faire travailler davantage les femmes. Dans les pays du nord de l’Europe, 72 % des femmes travaillent (contre 60 % à 65 % en France).
– Faire travailler plus longtemps les seniors. Le taux d’activité des 55-64 ans est de 42 % en France (60 % dans les pays du nord).

On peut donc augmenter le nombre de personnes qui vivent en France et la masse des gens qui y travaillent.

On peut augmenter les charges sociales et surtout faire circuler le capital entre les générations. La fiscalité est un bon instrument qui pourrait par exemple fluidifier la transmission du patrimoine en favorisant les donations au détriment de l’héritage. En moyenne, en France, on hérite à 52 ans (âge auquel on va mettre son argent dans l’immobilier ou dans de l’assurance-vie), alors qu’on bénéficie d’une donation à 40 ans, quand on a une capacité d’investissement dans le système productif plus importante.

On peut aussi travailler sur des éléments structurels du système social. Les Allemands et les Suédois ont fait des réformes des retraites qui font un lien direct automatique entre les salaires et les pensions : quand les salaires n’augmentent pas, le niveau des pensions n’augmente pas.

On peut aussi renforcer l’investissement dans l’avenir (la Suède, par exemple, investit dans le système d’éducation). En effet, pour pouvoir assurer le niveau des pensions, il faut qu’on soit garantis qu’on va investir dans l’avenir.

On peut aussi lier le niveau des pensions au niveau de croissance, le but étant à chaque fois de créer de l’intérêt général entre les générations (non pour une seule génération qui prend ce qui est dû en se disant que c’est indépendant de la situation des autres générations).

Les Japonais envisagent de faire voter les bébés. Au Japon, qui a 25 ou 30 ans d’avance sur nous en termes de vieillissement, le problème devient dramatique, non seulement en termes démographiques mais aussi en termes politiques. Faire voter les bébés signifie donner un droit de vote double aux parents, notamment aux parents de familles nombreuses, puisque le système démocratique ne sait plus forcément inventer l’intérêt général.

Cette lecture générationnelle de l’évolution de la société et de la répartition de ses richesses est pour moi un sujet qui offre de nombreuses ouvertures et dit beaucoup de choses sur les sociétés occidentales et notamment sur la France.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, M. El Karoui. Vous nous avez ouvert des perspectives très intéressantes. Toutefois, à un certain moment, les choses se corrigent d’elles-mêmes. En effet, l’augmentation du nombre de décès contribue, en principe, à régler le problème. Certes ça n’a pas de fin mais il y a quand même un système d’autorégulation.

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[1] M. El Karoui a été conseiller du Premier ministre Jean-Pierre Raffarin.
[2] Soit, rapporté au PIB de la France, environ 40 milliards d’euros de différence.

Le cahier imprimé du colloque « La démographie en Europe et ses répercussions économiques et sociales » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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