Note de lecture du livre de Joseph Stiglitz « L’euro, comment la monnaie unique menace l’avenir de l’Europe » (Les Liens qui Libèrent, septembre 2016) par Franck Dedieu, responsable du développement de la Fondation Res Publica.
Son CV long comme le bras, son estampille « économiste de gauche », ses intentions académiques et scientifiques obligent les plus fervents partisans de l’euro à prendre très au sérieux son argumentaire. Mais, au-delà de sa haute réputation, la force du livre tient à la teneur de ses arguments.
L’économiste parle une langue « europhile » mais pas « eurobéate ». De façon assez subtile et contre-intuitive, il déconstruit l’euro au nom … de la construction européenne. Et ainsi en désarçonne plus d’un. « L’Union monétaire peut en fait contrarier la poursuite de l’intégration économique ». Avec cette posture – « pro-européenne » pour faire simple – il met à bas tous les mythes fondateurs de la monnaie unique, inventorient scrupuleusement toutes les promesses non tenues de l’euro. La convergence des économies ? Pas au rendez-vous. Pis. Les différences entre les peuples s’accroissent. « Avec [l’euro], les pays faibles sont devenus encore plus faibles et les pays forts encore plus forts » écrit-il à l’appui d’un chiffre saisissant : « Le PIB de l’Allemagne représentait 10,4 fois celui de la Grèce en 2007, mais 15 fois en 2015 ». Le plein emploi ? Un rêve hors de portée, en partie à cause de l’euro. « Les critères de convergence formulés par [les fondateurs de l’euro], en limitant les déficits (budgétaires) publics et la dette publique, ont rendu encore plus difficile d’atteindre le plein emploi dans toute l’Europe » ose le prix Nobel. Une monnaie pour les peuples ? Tout le contraire martèle-t-il : la lutte acharnée contre l’inflation menée avec un entêtement granitique par les concepteurs de l’euro et leurs auxiliaires de la BCE fait les délices des créanciers et des banquiers. « La politique monétaire, malgré son apparence technique, est de nature politique : l’inflation réduit la valeur réelle de ce que doivent les débiteurs, elle leur donne un coup de main aux dépens des créanciers. Donc ne soyons pas surpris de voir les banquiers et les investisseurs des marchés obligataires si violemment hostiles à l’inflation ». La prospérité économique ? Elle ne résiste pas à la triste réalité des chiffres. Selon les calculs de Stiglitz, le PIB réel par habitant de 2007 à 2015 a baissé de 1,8% dans la zone euro, contre une hausse de presque 1% dans l’Union européenne et de 3% aux Etats-Unis. « Les revenus sont aujourd’hui très inférieurs à la tendance longue qui suivait le PIB avant l’euro. A la fin de l’année 2015, l’écart entre ce chiffre et le PIB réel de la zone euro était de 18% (…). Si nous ajoutons les écarts année par année, la perte cumulée en 2015 dépassait 11 000 milliards d’euros ». Un manque à gagner absolument colossal.
Stiglitz déroule son tapis argumentaire avec force chiffres et ratios très bien expliqués mais son principal mérite dépasse sa stricte qualité pédagogique. A la façon d’un mécanicien-économiste, Stiglitz se penche avec le lecteur sur toutes les pièces du moteur de l’euro pour en comprendre le vice de conception théorique. Et sa conclusion s’inscrit à rebours des thèses avancées par une partie de la gauche pro monnaie unique : les politiques d’austérité, les erreurs de la Troïka, les hausses d’impôts, l’ascendant des financiers, les pertes de droits des salariés, tous ces maux ne viennent pas exactement des gouvernements épris de rigorisme mais s’inscrivent dans le droit fil de l’euro, une monnaie consubstantiellement ordo-libérale dans sa formule actuelle. L’euro porte en lui un projet politique et pour en convaincre les plus sceptiques, Stiglitz, en bon économiste, part d’un problème de déséquilibre commercial : pour gagner en compétitivité et redresser sa balance, un pays déficitaire dans la zone euro doit choisir entre trois solutions. Soit dévaluer sa monnaie par rapport à ses partenaires. Perspective impossible au sein de la zone euro. Ou demander aux pays en excédents une solidarité fiscale et sociale. Mais l’Allemagne semble peu disposée à donner un nouveau coup de main à la Grèce ou au Portugal. Reste, la troisième et dernière solution, la dévaluation interne avec son lot d’austérité et de concurrence sociale entre salariés de la zone euro. C’est cette voie malheureuse et récessive qui a été choisie par la zone euro. Avec un certain sens de la formule, Stiglitz parle d’économie hooverienne, en référence au Président américain Herbert Hoover, aveuglé par les dogmes des grands équilibres au début des années 1930.
L’auteur ne se contente pas de « démonter » l’euro au sens politique et mécanique du terme, il tente de « remonter » un autre système monétaire et propose plusieurs modes d’emploi avec des outils pour le bâtir. La première construction pourrait s’appeler l’Europe fédérale. Elle consisterait à faire correspondre la zone monétaire avec le champ politique. Les deux « espaces » – enfin mis au diapason – répareraient les soubassements défaillants de l’euro. Cette solution suppose un fonds commun de garantie des dépôts, une mutualisation des dettes, un autre pacte budgétaire, un financement commun de l’assurance-chômage, un impôt européen sur tous les revenus … En somme, une intégration politique plus forte. Seul problème, les gouvernements et les peuples n’y semblent pas disposer. « On ne fait pas une omelette avec des œufs durs » disait le Général de Gaulle. Stiglitz sent d’ailleurs si bien la difficulté qu’il évoque une autre piste : « l’euro flexible ». Chaque pays de la zone recouvrerait sa souveraineté monétaire. L’euro grec, l’euro franc, l’euro mark, l’euro lire pourraient flotter mais au sein d’une bande de fluctuation. A terme, l’économiste n’exclut pas le retour à la monnaie unique si les économies finissent bel et bien par converger. Mais, il évoque aussi la piste d’un « divorce à l’amiable ». L’Allemagne et quelques pays du nord nantis de solides excédents (Pays-Bas, Autriche …) pourraient sortir et créer un euro Nord ou une zone Mark. De leur côté, les pays latins dévalueraient leur monnaie au sein d’une même zone (euro sud) ou séparément. Forcée de réévaluer sa monnaie, « l’Allemagne serait alors forcée de trouver d’autres moyens de stimuler son économie […] par exemple augmenter les salaires des plus défavorisés, réduire les inégalités et accroître les dépenses publiques » imagine Joseph Stiglitz. Le prix Nobel échafaude des plans certes un peu alambiqués, dessine des édifices monétaires. Mais, il se garde bien de tomber dans les folies démiurgiques des pères de l’euro et ne perd jamais de vue la nécessité de convaincre les peuples européens eux-mêmes. Sa conclusion trahit même un certain pessimisme : « Je crains cependant que même le divorce à l’amiable et l’euro flexible ne soit écartés, et que la stratégie actuelle, la navigation à vue, ne continue ».
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