Par Franck Dedieu, responsable du développement de la Fondation Res Publica.
Suite au colloque du 4 juillet intitulé « Les évolutions du contexte économique mondial », avec les interventions de Jean-Pierre Chevènement, Gaël Giraud, Jean-Luc Gréau, Jean-Michel Naulot et Jean-Michel Quatrepoint.
Chacun des intervenants s’accorde sur les limites d’un système économique, utra-financiarisé, tenu à bout de bras par des banquiers centraux bien trop accommodants. De nouveaux modèles complémentaires ou alternatifs peuvent émerger. Pour le meilleur ou pour le pire. Une relance écologique pour sortir de la déflation ? Un capitalisme dit californien dominé par l’internet américain, un retour des pouvoirs publics pour enfin domestiquer la finance ?
Jean-Michel Quatrepoint, auteur de « Alstom, un scandale d’Etat » (Fayard, 2015), voit se développer un nouvel ordre économique redoutable sous la férule des grandes groupes américains de l’internet, les fameux Gafa (acronyme de Google, Appel, Facebook, Amazon) : le modèle californien, mélange détonnant du capitalisme financier né dans les années 1980 et de la force d’internet devenue inexpugnable. « Comme l’indique l’expression ʺubérisationʺ, la révolution numérique casse tous les systèmes en place, met en concurrence tout le monde. D’un côté une robotisation massive supprime des emplois, de l’autre un système ʺmulti-statutʺ émerge où chacun se retrouve consommateur et entrepreneur via les grands sites américains de réseaux sociaux. Ce système accroît les inégalités. Si les classes moyennes ont émergés avec le keynésianisme, l’ultra-libéralisme les a affaiblies au nom de l’efficience des marchés et la numérisation sans contrôle actuellement à l’œuvre achève de les réduire davantage. Le fossé s’élargit entre les gagnants de l’internet et le monde du salariat classique. De ce point de vue, le Brexit – mais aussi le succès de Trump et de Sanders aux Etats-Unis – apparaissent comme une révolte des classes moyennes. Ce modèle californien bénéficie sur le plan technique de la puissance d’internet et de la finance, sur le plan idéologique, il représente le progrès. Il devient ainsi très difficile de s’y opposer mais il ne faut pas pour autant s’y abandonner. Une réflexion s’ouvre autour de cette question : comment adjoindre à ce modèle des règles, des normes au bénéfice de la collectivité et non en faveur de quelques-uns ? ».
A ce nouvel ordre capitaliste se mêle un nouvel ordre monétaire. Les deux avancent d’ailleurs de conserve. L’un se nourrit de l’autre. Les multinationales de l’Internet poussent sur un terreau boursier abondamment arrosé de liquidités injectées par les banques centrales depuis la crise. « Les banquiers centraux se présentaient comme la solution, ils représentent plutôt le problème. Celui de l’endettement public et privé » avance Jean-Luc Gréau, auteur de « La Grande Récession » (Folio, 2012). Dans un premier temps, la politique monétaire ultra-accommodante née au lendemain de la crise visait à sauver les banques. Selon un principe simple : la santé des établissements financiers se mesure à l’aune de leur stock de créances. Si leur valeur s’effondre suite à la hausse des taux d’intérêt, les banques les suivent dans leur chute. Pour éviter un tel scénario, les banquiers centraux ont ouvert le robinet à liquidités, fait baisser les taux d’intérêt et remonté les créances des banques. Mais ce nouvel ordre monétaire comporte un malentendu : « Le but du quantitative easing ne consiste pas à créer de la monnaie mais à retirer du marché des dettes publiques et privées». Certains y verront une façon habile de permettre aux pouvoirs publics d’alourdir davantage leur ardoise dans de bonnes conditions financières. Le risque de cette fuite en avant : « Les dettes ne seront pas remboursées » insiste Jean-Luc Gréau. Le changement de paradigme monétaire opéré par les grands argentiers depuis deux ans ne résoud donc pas le problème mais en crée un autre, matérialisé par les taux zéros qui « rognent les marges des banques commerciales ».
Voilà donc, comble de l’ironie, les banques à nouveau fragilisées par les remèdes que les grands argentiers leur avaient administrés pour les soigner … Jean-Michel Naulot souligne d’ailleurs ce paradoxe : plus la liquidité coule à flot, plus le système repose sur la dette et son corolaire la confiance ; or si les investisseurs perdent « la foi », le système s’effondre. L’ancien banquier imagine d’ailleurs une nouvelle crise financière plus grave encore que la précédente. « Pour une raison simple : depuis une vingtaine d’années, le déséquilibre complet entre la sphère financière et la sphère réel perdure sur fond de dette et de spéculation ». Le tout sous le regard trop distancé voire désintéressé des politiques, relégués au rang de simples spectateurs. « Le G20 en offre une illustration. Les chefs d’Etat participaient aux premières réunis puis finirent par confier le travail de régulation aux experts, en l’occurrence au Conseil de stabilité financière composé des banquiers centraux ». Certes, les autorités supervisent mieux les banques depuis la crise de Lehman Brothers, certes les établissements de crédits se retrouvent avec davantage de fonds propres, mais, précise-t-il, la réglementation bancaire – notamment pour prévenir les risques systémiques – laisse toujours à désirer et surtout le montant des produits dérivés atteint des sommes colossales. Environ dix fois le PIB mondial !
Les grandes économies occidentales ne parviennent donc pas à sortir du capitalisme financier dérégulé. Mais, ce monde spéculatif gonflé de liquidités coexiste paradoxalement avec une économie réelle aboulique menacée par la déflation. Pour Gaël Giraud, chef économiste de l’Agence Française de développement (AFD), l’Europe vit sous le double signe d’une économie endettée et déflationniste. Au fond, rappelle-t-il, trois grands schémas économiques se distinguent : « Celui des 30 glorieuses avec une croissance soutenue et une inflation indolore pour ceux qui contribuent à cette croissance. Celui depuis le début des années 1980, avec des crises financières à répétition accompagné d’une croissance très molle. Et enfin, la déflation avec une économie endettée, quasiment sans croissance. Nous sommes dans le scénario 2 et nous risquons d’entrer dans le scénario 3 par la faute des politiques publiques qui poussent au désendettement simultané de tous. En effet, si tout le monde vend ses actifs, les prix chutent et l’endettement réel finit paradoxalement par augmenter. Pour résumer, le remède provoque le mal ». Reste à savoir comment sortir de ce piège et le cas échéant renouer avec la croissance. Pas question de poursuivre dans la voie du désendettement public et de l’austérité selon Gaël Giraud. Au contraire, « l’Etat doit continuer à assumer les dépenses et surtout les investissements, à charge en revanche pour le secteur privé de se désendetter ». Quant au Quantitative Easing de la Banque Centrale, il ne parviendra pas à faire sortir les pays de la nasse déflationniste : « La monnaie créée par les grands argentiers ne se déverse pas dans l’économie réelle par le truchement du crédit bancaire comme beaucoup d’économistes le croient. Pour une raison simple : en situation de déflation, les ménages comme les entreprises remettent à plus tard leur décision d’achat ou d’investissement dans l’espoir de voir les prix encore baisser » poursuit-il. De même, l’hélicoptère monétaire – action d’épandre des billets de banque sur le territoire – ne permettra pas d’enrayer la baisse du niveau général des prix : « Les agents verront leurs encaisses monétaires s’accroitre mais ils n’en feraient fondamentalement rien si les perspectives de croissance n’existent pas ». Conclusion : la sortie de crise ne passe pas par une politique monétaire mais par un acte budgétaire. Ce choix implique un changement de paradigme de la part des gouvernements européens, tout acquis au dogme de l’ordo-libéralisme. Mais encore ? « L’outil budgétaire participerait au financement de la transition écologique ». Gaël Giraud propose un « New Deal écologique » pour réduire la dépendance des économies aux énergies fossiles. Rénovation des bâtiments, développement des transports urbains, modernisation de centres villes … les projets ne manquent. Les chiffres donnent le tournis et charrient avec eux des promesses d’emplois et de richesses nouvelles : « Il faudrait 90 000 milliards de dollars d’investissement en infrastructures au niveau mondial pour assurer la transition et réduire ainsi la dépendance aux énergies fossiles. Et 2 000 milliards par an pour les pays du Nord ». Une façon, selon Gaël Giraud, de quitter les rives pernicieuses de la déflation et d’assurer le tournant écologique. Reste à convaincre les marchés, obsédés par leur stratégie de court terme et les cerbères de Bruxelles, gardiens vétilleux de l’orthodoxie budgétaire.
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