Où va l’Afrique ? Pour une approche réaliste

Par Baptiste Petitjean, directeur de la Fondation Res Publica.
Suite à la matinée d’échanges (8 juin 2016) autour de Sylvie Brunel, Professeur à l’université Paris-IV-Sorbonne, auteure de « L’Afrique est-elle si bien partie ? » (Sciences humaines ; 2014), Grand Prix 2015 du Festival de géopolitique de Grenoble.
Sylvie Brunel a plaidé devant la Fondation Res Publica pour une approche réaliste de l’analyse du continent africain : si émergence il y a, elle est sélective et incomplète, tant les inégalités de développement et les carences structurelles persistent. Cette situation économique et sociale se traduit sur le plan géopolitique par la rencontre de deux lignes de fractures essentielles : l’arc de crise sahélien et la « diagonale du vide ».

Il y a les afro-optimistes, ceux qui parlent depuis de nombreuses années du « décollage africain » en raison des taux de croissance à deux chiffres de plusieurs pays, un décollage en fait limité à quelques enclaves situées sur les littoraux et dans les grandes villes [1]. Il y a aussi les afro-pessimistes, eux soulignent la persistance des inégalités de développement et les blocages politiques d’un continent instable. Sylvie Brunel, quant à elle, défend « l’afro-réalisme », qui consiste à ne tomber ni dans le piège du continent émergent, ni dans celui du continent condamné. « Il ne faut pas, dit-elle, se bercer d’illusions sur des taux de croissance certes élevés, mais qui relèvent du mirage, tant le PNB par habitant est faible et tant, dans la plupart des pays, ces chiffres n’ont pas été relayées par des politiques de redistribution efficaces ». Dans 27 pays africains (sur 54 au total), le PNB par habitant et par an reste en effet inférieur à 1 000 dollars, seule une dizaine de pays affichent un PNB par habitant supérieur à 4 000 dollars. La classe moyenne africaine ne représente ainsi que 2% de la classe moyenne au niveau mondial et leur composition en Afrique révèle par ailleurs une fragilité singulière : la Banque Africaine de Développement estime à 200 millions le nombre de personnes appartenant à la classe moyenne dite « flottante », c’est-à-dire gagnant entre 2 et 4 dollars par jour [voir graphique « Composition de la classe moyenne en Afrique » ci-dessous]. Si émergence il y a, elle est fragile et ne touche pas encore suffisamment les conditions de vie des populations, puisqu’un peu moins des deux tiers de la classe moyenne est, en fait, à peine sortie de la pauvreté [2].

Sylvie Brunel souligne également les conséquences économiques et sociales de l’évolution démographique de l’Afrique. La croissance du PIB du continent africain est d’environ 3% par an, mais la croissance démographique dépasse les 2,6% chaque année, le taux de natalité ne baissant que dans les pays qui s’engagent véritablement dans le développement, condition nécessaire pour assurer la transition démographique. L’âge moyen en Afrique est de 18 ans (il dépasse les 40 ans en France, à titre de comparaison), et il s’agit là d’une jeunesse massivement au chômage : 200 millions de chômeurs ont entre 15 et 24 ans. L’Afrique offre un terreau propice à la fuite des cerveaux bien entendu, mais également à tous types d’enrôlement (mondialisation illicite, passage au secteur informel ; criminalité, voire terrorisme). Autre exemple, deux Africains sur trois vivent dans un habitat dégradé. Nombreux sont les pays – Nigeria, Côte d’Ivoire, Ethiopie, Tanzanie, Mozambique, Angola, République Centrafricaine, Ouganda… – où plus des deux tiers de la population urbaine habitent dans des bidonvilles [voir document « Bidonvilles en Afrique » ci-dessous], sans oublier les carences infrastructurelles : faiblesse des réseaux d’eau, d’électricité, et de ramassage et de traitement des déchets notamment.

L’impact de la crise des hydrocarbures sur un continent toujours fragile.
Les pays exportateurs de pétrole ont perdu plus des deux tiers de leurs revenus depuis le début de la crise des hydrocarbures, le prix du baril ayant chuté de plus de 60% entre l’été 2014 et le début de l’année 2016. Les taux de croissance se situent plutôt entre 2 et 4%, à peine de quoi absorber la croissance démographique. Dans les économies les plus dépendantes à la rente pétrolière et les moins diversifiées, un nouveau cycle d’endettement s’est ainsi enclenché, faisant oublier en quelques mois les opérations d’allègement de la dette réalisées dans la douleur dans les années 80, à grands coups de Plans d’ajustement structurels concoctés suivant les principes ultralibéraux du consensus de Washington.

Deux lignes de fracture essentielles (voir carte ci-dessous).
L’émergence de l’Afrique, parce qu’elle est sélective et incomplète, « multiplie […] les risques, car elle s’accompagne de l’explosion urbaine, des attentes déçues de la jeunesse, de la mise en contact beaucoup plus étroite que par le passé d’univers autrefois étanches, ceux de la richesse et de la pauvreté » [3].

Sur le plan géopolitique, cela se traduit, entre autres, par l’expansion de l’islamisme radical dans la région du Sahel, qui conduit « les bailleurs de fonds du développement en Afrique, explique Sylvie Brunel, à tolérer les restaurations autoritaires actuelles, préférant les dictatures au chaos ». Parmi les multiples fractures qui traversent le continent africain, deux représentent à son sens des enjeux fondamentaux. Tout d’abord l’arc de crise sahélien, où se situe la plus grande ligne de contact entre les aires chrétienne et musulmane, est un enjeu majeur de sécurité sur le plan global depuis le tournant des années 2000. Bien qu’il soit « l’angle mort de la globalisation actuelle », la littoralisation ayant fait son œuvre, le Sahel devenu périphérie négligée par les Etats, est un espace de menaces, au sein duquel des mouvements rejetant violemment la mondialisation occidentale s’éveillent. C’est dans cette zone que se développent les groupes djihadistes Etat Islamique, AQMI et Boko Haram. C’est dans cette zone que la France intervient, au Mali (opération Serval, puis Barkhane) afin de soutenir un Etat fragilisé, ou en République centrafricaine (opération Sangaris) afin d’appuyer la MISCA (Mission internationale de soutien à la Centrafrique sous conduite africaine) dans son objectif d’apaisement des tensions et des violences. La deuxième ligne de fracture recoupe partiellement la première : la diagonale du vide (faibles densités de population, mais ressources minières très importantes) est également, à l’exception des littoraux, au ban de la mondialisation, ce qui ne l’empêche pas d’être traversée par de nombreux conflits – ethniques ou religieux – extrêmement différents. Pour Sylvie Brunel, « l’ethnicité reste une question essentielle en Afrique : chaque Africain a une grande conscience de son appartenance ethnique et de son rang au sein de cette communauté. La démocratie telle que nous la pratiquons en Occident ne correspond pas à cette vision hiérarchisée et codifiée ».

« Ce qui émerge en Afrique est donc un front de rébellion anti-occidental qui prend en écharpe le continent et établit une dangereuse jonction à travers le Proche et le Moyen-Orient avec l’Asie » [4]. Or, dans les relations internationales, il est un principe simple mais décisif : ne jamais laisser s’installer le désordre à ses portes. Pour que la sécurité soit durable en Afrique, et donc en Europe, le codéveloppement, la multiplication des partenariats et peut-être la bilatéralisation de l’aide publique sont autant de pistes de réflexion qu’il s’agit d’explorer.

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[1] Sylvie Brunel a rappelé qu’il n’y avait aucune ville millionnaire en hommes en 1950 au sud-du Sahara, il y en a plus de 50 aujourd’hui.
[2] Précisions que la BAD fixe le seuil d’appartenance à la classe moyenne à un revenu supérieur à 2$ par jour, contre 10$ pour le reste du monde.
[3] « L’Afrique est-elle si bien partie ? » (Sciences humaines ; 2014), page 159
[4] « L’Afrique est-elle si bien partie ? » (Sciences humaines ; 2014), page 157

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