Les causes économiques fondamentales des difficultés de la Chine
Intervention de M. Patrick Artus, économiste et directeur de la recherche et des études de Natixis, et co-auteur avec Marie-Paule Virard de « Croissance zéro, comment éviter le chaos? » (Éditions Fayard, 2015) au colloque « La Chine et ses défis: vers un nouveau modèle de développement? » du 14 décembre 2015.
Je parlerai d’économie mais les liens avec ce qui vient d’être dit sur le contexte politique en Chine sont assez forts.
Je traiterai trois points :
– Les origines du problème économique que connaît actuellement la Chine.
– La nature des remèdes mis en place, où l’on retrouve l’idée qu’il faut en Chine une nouvelle économie pour sortir de l’équilibre actuel.
– L’interaction entre la situation chinoise et la situation du Système monétaire international (SMI) : Comment la Chine affecte-t-elle l’équilibre financier global ?
I. Quelle est l’origine profonde des problèmes économiques présents en Chine ?
Il ne faut surtout pas regarder le chiffre officiel de la croissance du PIB chinois, qui a un rapport assez lointain avec la réalité. D’ailleurs, depuis l’arrivée de Xi Jinping, le problème de mesure du PIB devient plus grave. En réalité, depuis la fin de 2013, la Chine a connu un ralentissement extrêmement brutal de son activité économique, de sa croissance. Il est difficile de chiffrer la vraie croissance de la Chine mais elle est probablement cette année à peine supérieure à 3 % (contre 8 % en 2013). Ceci est avéré par tous les indicateurs possibles, reconnu dans les débats entre économistes qui travaillent sur la Chine, même en tenant compte du fait que la croissance vient essentiellement des services qui représentent maintenant la moitié de l’économie chinoise.
Ce problème de croissance, qui inquiète beaucoup les autorités chinoises, vient fondamentalement de l’échec de la stratégie, menée depuis presque vingt ans, de hausse très rapide des salaires visant à augmenter le poids de la consommation dans la croissance chinoise. Une des grandes bizarreries de l’économie chinoise, c’est que la consommation ne représente que 36 % du PIB (contre 60 % à 70 % dans la quasi-totalité des autres pays). La croissance chinoise est donc très dépendante d’une part des exportations, d’autre part des investissements. C’est pourquoi depuis très longtemps les gouvernements chinois successifs ont souhaité que la consommation joue un plus grand rôle. L’instrument utilisé a été une hausse continuelle et très forte du salaire minimum, augmenté de 12 % à 15 % chaque année. Et le plan quinquennal qui commence prévoit que le salaire minimum continue d’augmenter rapidement. Mais l’objectif de l’augmentation des salaires, la stimulation de la consommation, ne s’est pas du tout réalisé : on constate que le poids de la consommation dans le PIB est à peu près stable et ne remonte pas.
On observe que les suppléments de salaire ont plutôt été épargnés : le taux d’épargne des Chinois a encore augmenté. Beaucoup de travaux académiques de recherche portent sur la cause réelle du niveau élevé de l’épargne des Chinois. Il semble que l’épargne liée à l’immobilier joue un rôle majeur, bien plus que l’épargne liée à la protection sociale qui primait autrefois.
Comme les salaires ont augmenté considérablement, la Chine a perdu son avantage de compétitivité. Le modèle traditionnel de production de la Chine consistait à produire des biens de niveau moyen ou bas de gamme et accordait une très grosse importance aux investissements étrangers, donc aux délocalisations. Ce modèle est cassé parce que les coûts de production en Chine sont désormais trop élevés. Pour exemple, la fabrication d’un airbus coûte plus cher en Chine qu’à Toulouse ! En conséquence de cette perte de compétitivité, la demande pour les produits chinois, surtout les produits assemblés en Chine, a considérablement chuté. La baisse des exportations chinoises depuis trois ans fait apparaître un énorme excès de capacités dans l’industrie chinoise, capacités qui, sur la trajectoire du passé, avaient été dimensionnées à un niveau beaucoup trop élevé. Les effets ont suivi : chute des investissements, pour corriger l’excès de capacités, chute des prix (- 6 % sur l’année écoulée), déflation industrielle et chute considérable de la rentabilité du capital dans les entreprises chinoises. Cette année, les entreprises industrielles moyennes en Chine ont vu leurs coûts de production augmenter de 6 % tandis que leurs prix baissaient de 6 %, d’où le problème de rentabilité. La réaction extrêmement brutale, qui a surpris tous les observateurs, y compris dans les administrations en Chine, a consisté en sorties massives de capitaux. Les entreprises, les fonds d’investissements chinois ont cessé d’investir en Chine. Leurs investissements se sont portés vers l’étranger, y compris dans des pays émergents présentant des coûts salariaux plus faibles que ceux de la Chine : beaucoup d’investissements directs en Asie du sud, en Indonésie, aux Philippines, au Vietnam, eu Pakistan etc. On note aussi les investissements dans les pays de l’OCDE, de nombreuses entreprises chinoises transfèrent leur capital de la Chine vers le reste du monde. Pour vous donner un ordre de grandeur de ce phénomène absolument énorme, en 2015, sur 11 mois, les sorties nettes de capitaux (l’excès des sorties sur les entrées de capitaux) de Chine sont évaluées à environ 1 600 milliards de dollars !
Le problème de la Chine est donc le problème de compétitivité d’un pays qui s’était spécialisé dans des productions « milieu de gamme » (toute parallèle avec la France serait hors sujet… et de mauvais goût). La bonne intention de départ : rééquilibrer la demande au profit de la consommation, n’a pas été couronnée de succès et l’effet qui en résulte est cette hausse très forte des coûts salariaux en Chine.
II. Quels remèdes ont été mis en place et pourraient être mis en place dans le futur ?
On peut s’étonner que les autorités chinoises aient tardé à réagir : on voyait très clairement depuis l’année dernière cette chute spectaculaire de tous les indicateurs de production de divers biens (ciment, électricité, acier, cuivre…), d’investissements, d’importations (- 15 % en un an !). On percevait chez nos interlocuteurs chinois un certain sentiment d’urgence et, depuis plusieurs mois, un programme de relance de type conjoncturel a été mis en place en Chine, avec tous les ingrédients habituels : hausse des investissements publics, baisse des taux d’intérêt, facilitation de la distribution de crédit par les banques, baisse des impôts sur un ensemble de biens (automobiles en particulier). Ce programme marche. Depuis trois mois, tous les indicateurs vont dans la bonne direction, les ventes de voitures remontent, la livraison de logements neufs s’accélère, les indicateurs de production remontent, les importations remontent. On voit de façon assez globale que ce programme réussit, dans un environnement où le secteur des services est toujours en croissance assez rapide. Or c’est le secteur industrie et construction, qui constitue l’autre moitié de l’économie chinoise, qui était en récession.
Du point de vue financier, une question suscite le débat : le gouvernement chinois va-t-il utiliser le taux de change comme un des instruments du redressement de la situation économique ? L’enjeu est extrêmement important, y compris pour nous, car si la Chine dépréciait considérablement son taux de change, le choc serait assez violent pour le reste de la planète, pour les pays concurrents de la Chine (Corée, Japon, Brésil et même pays européens) et pour les pays qui exportent en Chine, qui verraient chuter la valeur de leurs exportations. Je ne suis pas sûr que le débat soit tranché. On a observé en Chine plusieurs phases : un début de dépréciation du renminbi durant cet été s’est ensuite arrêté – on a même eu des interventions pour le faire remonter – et, depuis quelques jours, il baisse à nouveau.
Mes conversations avec mes interlocuteurs de la Banque centrale à Pékin m’amènent à penser que les autorités chinoises sont divisées sur ce débat important pour le rôle international financier de la Chine. Les arguments sont assez partagés :
Dans un pays qui perd des capitaux, qui a un problème de compétitivité industrielle, il est assez légitime de déprécier le taux de change.
D’un autre point de vue, en dépréciant le taux de change on fait chuter la consommation puisque les Chinois paient plus cher les produits importés, ce qui va à l’encontre de l’objectif central qui est d’augmenter le poids de la consommation.
D’autre part, la dépréciation de la monnaie tend à stopper les efforts de modernisation des entreprises du secteur public les (SOE). En effet, une monnaie relativement forte pousse les entreprises à se moderniser pour maintenir leur compétitivité.
Un autre argument concerne le rôle international du renminbi : on ne peut pas faire une monnaie de réserve internationale d’une devise dont on manipule trop le change. Or, étrangement, le renminbi est entré dans le DTS (Droit de tirage spécial) [1], ce qui normalement suppose une devise déterminée sur les marchés… et ce n’est absolument pas le cas pour le renminbi. On peut penser que le FMI a voulu montrer sa volonté de donner un rôle plus important à la Chine.
Dernier argument contre la dépréciation du renminbi : l’une des raisons qui attirait les investissements en Chine était la promesse de gains d’une monnaie qui s’apprécie. Une monnaie qui se déprécie peut au contraire aggraver le problème de sortie des capitaux, par anticipation des dépréciations.
Personne ne sait si les Chinois vont recourir ou pas à une dépréciation importante du renminbi. Une telle décision manifesterait que le souci de la coopération internationale pèse moins que la volonté de soutenir l’économie dans une optique de court terme.
Rien de tout cela ne peut traiter le problème profond de la Chine : la désadéquation entre les coûts de production et la nature des productions. La seule façon de résoudre ce problème dans une perspective de long terme serait évidemment la montée en gamme de l’économie chinoise.
On observe une volonté politique extrêmement forte, des sommes considérables sont dépensées dans le système universitaire, dans la recherche développement (R&D).
L’amélioration de l’environnement fait l’objet de beaucoup de questionnements et d’investissements, dans les énergies renouvelables en particulier : en 2015, 75 % des investissements portent sur les renouvelables. Certes les Chinois incluent le nucléaire dans les renouvelables – n’en déplaise aux Verts allemands – mais 75 % des investissements énergétiques dans le non-carboné, fait, c’est quand même extraordinairement élevé !
Un travail très intéressant a été fait à l’OCDE sur la réalité d’une montée en gamme de la Chine.
Les indicateurs habituels (R&D, brevets, diplômés de l’université) montent de façon impressionnante. La R&D est passée au-dessus de 2 % du PIB, rejoignant le niveau européen. Les dépôts de brevets ont explosé. La Chine compte 200 universités d’élite.
L’OCDE exprime toutefois un énorme doute sur la réalité de cette montée en gamme : la plupart des brevets ne seraient pas des vrais brevets mais viendraient simplement du fait que les chercheurs sont rémunérés en fonction du nombre de brevets qu’ils déposent. 95 % des brevets ne sont jamais utilisés. La R&D serait en fait souvent de la copie. Bref, il y a un débat. Les gens qui sont allés regarder de très près la réalité de la montée en gamme et de la vague d’innovation en Chine sont extrêmement prudents.
S’ajoute à cela la question de l’environnement politique qui suscite une incertitude chez les dirigeants des grandes entreprises : ne risque-t-il pas de ralentir les processus de décision d’investissement-développement ? On l’entend dire par des entreprises françaises qui ont des partenaires chinois.
On est donc assez confiant sur le fait que, dans les deux prochaines années, les mesures de relance mises en place permettront que se poursuive le redressement de la croissance chinoise, donc une stabilisation du marché du travail. Certes, il faut en passer par une hausse assez visible du chômage en Chine, ce qui est assez détestable.
Mais, dans une perspective longue, on peut avoir des doutes sur la capacité de la Chine à réaliser une montée en gamme assez rapide pour que le niveau de gamme vienne se réajuster au niveau des coûts.
III. Quel est le lien entre la situation chinoise et les problèmes financiers internationaux ?
Jusqu’en 2013, un modèle s’était créé que les économistes avaient appelé « Bretton Woods 2 », réincarnation du Bretton Woods de 1945.
« Bretton Woods 2 » était un système extrêmement bien huilé. Les Chinois avaient ce qu’on appelle une « stratégie mercantiliste » : ils sous-évaluaient le taux de change en accumulant des réserves de change (quand la Chine achète des dollars, elle déprécie sa devise par rapport au taux normal de marché). Cette sous-évaluation du change permettait aux entreprises internationales de s’installer en Chine pour fabriquer à des coûts plus faibles des produits qui étaient réimportés dans les pays de l’OCDE, en particulier aux États-Unis. C’était bon pour le consommateur mais au détriment de la balance commerciale de ces pays et au prix de la destruction d’un certain nombre d’emplois. Ceci était compensé par le fait que les Chinois prêtaient une partie des réserves de change qu’ils avaient accumulées aux États-Unis et, dans une moindre mesure, aux Européens (on parlait souvent de la relation États-Unis-Chine dans ce modèle). Les Chinois prêtaient donc en continu aux États-Unis de quoi financer les achats de produits chinois par des Américains par ailleurs ruinés par la concurrence de la Chine. Ce modèle, extrêmement impressionnant et mutuellement avantageux, avait conduit à ce que, à un certain moment, la Chine dispose de 4 600 milliards de dollars de réserves de change (dont les deux tiers en dollars).
Ce modèle est cassé puisqu’on ne va plus en Chine fabriquer des produits à bas coût. La part, dans les exportations, de ce que les Chinois appellent process exports (exportations de bien assemblés en Chine à partir de composants qui viennent du reste du monde), est passée de 75 % en 2005 à 30 % en 2015.
Ce modèle est remplacé aujourd’hui par un modèle intéressant et assez différent. En dépit des énormes sorties de capitaux, l’excédent extérieur chinois reste considérable, ce qui a pu en étonner certains. En effet, en raison de la faiblesse de la demande intérieure, la baisse des importations est encore plus forte que la baisse des exportations. La Chine, dont l’excédent extérieur sera de 700 milliards de dollars cette année, ce qui est énorme, doit donc continuer à prêter au reste du monde.
Mais à la Banque centrale – qui perd des réserves en raison de sorties de capitaux plus fortes que l’excédent – se substituent d’autres agents économiques chinois, essentiellement les entreprises, qui investissent aux États-Unis ou en Europe. Dans ce qu’on pourrait appeler « Bretton Woods 3 » on a donc remplacé les prêts de la Banque centrale aux États-Unis par des investissements à l’étranger (États-Unis, Europe) d’entreprises chinoises. Le recyclage des capitaux, qui n’est plus de même nature, est assuré par Fosun et autres grandes entreprises qui font des acquisitions ou investissent dans le reste du monde. C’est un changement très important car on est passé d’un financement par le secteur public à un financement par le secteur privé.
Ce n’est qu’une étape intermédiaire.
Dans la logique du développement d’une Chine où les coûts de production deviennent élevés par rapport aux autres pays, la Chine va perdre son excédent extérieur qui était basé sur l’avantage compétitif. Le vieillissement démographique, qui va être considérable à partir de la prochaine décennie, va faire baisser le taux d’épargne des Chinois comme ce fut le cas au Japon dans les mêmes circonstances sur les trente dernières années. La Chine devrait donc perdre son excédent extérieur et, à l’inverse, devenir un pays qui va chercher à attirer des capitaux. Jusqu’à présent la Chine était un pays en développement qui exportait du capital dans le reste du monde. Dans ce modèle « Bretton Woods 3 », la Chine va devenir un pays assez avancé qui va devoir importer des capitaux.
Ceci mène à la question du rôle du renminbi : monnaie de réserve internationale ou pas ?
Les États-Unis, et à un moindre degré l’Europe, se refinançaient sans problème grâce au rôle international du dollar et maintenant de l’euro. La SAFE (State Administration of Foreign Exchange), le bras investisseur de PBoC (People’s Bank Of China), la Banque centrale de Chine, investissait donc essentiellement en dollars et en euros et refinançait les pays qui avaient des déficits vis-à-vis de la Chine mais qui disposaient de monnaies de réserve.
En conséquence, si, dans cinq ans, la Chine se met à développer un déficit extérieur, il faudra pour le financer que le renminbi devienne une monnaie de réserve. Ceci va poser des problèmes de réforme financière considérables en Chine. En dépit des rumeurs qui courent régulièrement dans les journaux, le renminbi ne peut absolument pas être aujourd’hui une monnaie de réserve internationale. Une monnaie de réserve n’est pas une monnaie. On n’achète pas des dollars, on achète les marchés financiers des États-Unis, en particulier le marché de la dette publique des États-Unis.
Or, en Chine, il n’y a pas de marchés financiers et le marché de la dette publique est extraordinairement petit : l’encours de dette publique du gouvernement central fait moins de 20 % du PIB et les collectivités locales, même si cela évolue un peu, se financent essentiellement à crédit. Le marché des actions, qui peut être multiplié par trois puis divisé par deux dans le même trimestre, n’est guère rassurant. Et le marché des obligations d’entreprises est extraordinairement petit puisque les Chinois conservent la quasi-totalité de leur épargne sous forme de dépôts bancaires. Le dépôt bancaire des Chinois, qui ne trouvent pas d’autre support pour leur épargne, représente deux années de PIB ! Tant qu’il n’y a pas d’actifs financiers qui peuvent attirer l’épargne, il est impossible de transformer la Chine en un pays qui dispose d’une monnaie de réserve. La Chine n’est donc pas en mesure de financer un déficit extérieur important.
Outre la montée en gamme de l’économie réelle (industrie, modernisation des entreprises d’État), l’urgence pour la Chine est la modernisation financière qui permettra d’attirer des capitaux sur les marchés financiers chinois.
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[1] Le DTS est un actif de réserve international, créé en 1969 par le FMI pour compléter les réserves de change officielles de ses pays membres. Sa valeur est basée sur un panier de quatre grandes devises. Les DTS peuvent être échangés contre des devises librement utilisables. Au 17 mars 2015, 204 milliards de DTS ont été créés et alloués aux pays membres (soit l’équivalent d’environ 280 milliards de dollars).
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