De la nécessité et des difficultés d’une politique d’intégration

Intervention de M. François Lucas, préfet, ancien directeur de l’Immigration, au colloque « Le modèle français d’intégration » du 23 novembre 2015.

Pour camper le décor, je commencerai par quelques éléments sur la pression migratoire puis sur le rôle que pourrait jouer l’Union Européenne. Enfin je poserai la question : la France a-t-elle une politique d’intégration ? … en me gardant bien de donner la réponse moi-même.

1/ La pression migratoire, à court et long terme.

1.1 La crise actuelle confirme les faiblesses du système statistique, correspondant aux faiblesses du contrôle. Europol et Frontex comptent les entrants deux voire trois fois… et parfois ne les comptent pas du tout (les services grecs avaient coutume de dire qu’il fallait multiplier par trois le nombre de passages révélés). Les absences de retour après expiration des visas de court séjour ne sont pas enregistrées du tout. Les chiffres qu’on voit circuler ne sont donc pas confirmés de façon scientifique.

Le flux habituel est estimé à 100 000 entrées par an. On a atteint un pic à 160 000 au moment de la crise tunisienne et assisté à une explosion en 2014 (280 000 entrées) et surtout en 2015 : fin août on atteint le chiffre de 540 000 entrées dans l’espace Schengen, ce qui donne en projection 2015 le chiffre de 800 000. C’est ce chiffre qui tourne en boucle, quasiment officialisé par Berlin et qui indique une tendance. Il doit être pris avec précaution.

Pour sa part, le H.C.R. estime à 700 000 les arrivées en Europe en 2015, soit un doublement des flux courants et s’attend au même volume en 2016.
Qui sont ces arrivants ?
Sur la voie orientale, il s’agit de Syriens pour les deux tiers et d’Afghans pour 20 %. Les premiers obtiennent l’asile facilement, les autres moins.
Sur la voie centrale (Libye-Tunisie-Italie), des Erythréens, des Soudanais, des Nigérians, d’autres de C.F.A.O., mais aussi des Bangladeshi.
Sur la voie occidentale, via Ceuta et Melilla, les chiffres sont faibles en provenance d’Afrique de l’ouest. Tant que le Maroc et l’Espagne protègent Schengen et que l’Algérie n’entre pas en crise, c’est une voie tenue.
Mais là n’est pas l’essentiel.

1.2 A long terme, il faut s’intéresser aux projections démographiques, à 2050.

Les projections de l’ONU annoncent des migrations de grande ampleur, depuis l’Asie comme depuis l’Afrique subsaharienne.

On constate un plafonnement de la croissance démographique en Chine qui conserve néanmoins un gros potentiel migratoire, toutefois pas aussi important qu’en Inde où les 1,7 milliard d’habitants prévus vont devoir trouver à s’employer. Je me souviens, pour l’anecdote, des diplomates indiens circulant en Europe dans les quatre ou cinq dernières années pour conclure des accords sur le thème « Vous avez un problème démographique, nous avons la solution… ». Cela vaut aussi pour les États les plus pauvres du subcontinent indien (Bengladesh, Sri Lanka, Pakistan).

En Afrique, la population va doubler d’ici une génération (passant de 800 millions à 1,6 milliard d’habitants). La transition démographique n’y est pas achevée : on constate le maintien d’une fécondité élevée, alors que la mortalité s’est écroulée, dans des pays dont le marché du travail est évidemment incapable d’absorber des croissances démographiques très élevées (400 millions d’habitants au Nigéria, 200 millions dans les quatre États les plus pauvres du Sahel, 165 millions en Éthiopie, 160 millions en Égypte, 105 millions au Soudan…).

Cela signifie qu’au-delà des déplacements massifs qu’entraînent les guerres actuelles on doit s’attendre à une croissance importante et sur de longues années des déplacements de nature économique. Beaucoup de ces migrants constitueront un apport de main d’œuvre qualifiée car l’appareil secondaire et universitaire est en avance sur le marché du travail, notamment grâce à l’aide au développement, comme on l’a constaté pour la Tunisie.

2/ Il ne faut guère compter sur l’Union européenne, ni pour la maîtrise des flux, ni pour l’intégration.

2.1 Schengen est moribond.
Dans sa partie visible, le caractère illusoire des contrôles est révélé aux yeux de tous : pas de gardes-frontières européens, des policiers mal payés donc corruptibles, une absence d’efforts dans les États de transit qui, sachant que les populations ne resteront pas, n’ont aucun intérêt à investir sur la protection des frontières, absence de rigueur dans l’application des obligations de l’accord de Dublin en matière de demande d’asile… Le budget de Frontex, où j’ai représenté la France pendant trois ans et demi, de 80 millions d’euros en moyenne, était inférieur au budget de la sous-direction chargée des contrôles de la direction de l’Immigration qui ne comporte pas les services de la police aux frontières. C’est un budget dérisoire ! Il est presque irresponsable d’avoir doté d’aussi peu de moyens une agence européenne chargée, soi-disant, du contrôle des frontières.

Dans sa partie invisible, le système de visas de court séjour est aussi défaillant. L’Europe fait du droit, pas de l’administration. Elle se rassure avec un code commun des visas, incontestable progrès accompli en 2008 sous présidence française. Mais Bruxelles n’emploie aucun moyen pour s’assurer de sa bonne application. Si les 800 000 visas attribués pour la Grèce peuvent s’expliquer par le tourisme, le même chiffre pour la Finlande peut susciter la perplexité… Mais cela vaut pour la France : combien des jeunes Algériens venus l’été voir la famille repartent-ils en septembre?

Ainsi Schengen, libre circulation en échange d’un contrôle communautaire des frontières, a-t-il pu passer pour une « escroquerie ». Crise, repli xénophobe expliquent aujourd’hui la tentation de la restauration des frontières internes. Mais le besoin de contrôle réel peut aussi la justifier : plusieurs filets peuvent être utiles. Ce qui va la freiner, ce sont les coûts d’une telle restauration et ses conséquences car le système Union européenne pourrait ne pas résister à une telle remise en question.

Par ailleurs, cette impuissance a généré des politiques restrictives sur les longs séjours, aux dépens, parfois, des intérêts nationaux (séjours des étudiants, des salariés, diplômés ou pas, des scientifiques et des artistes. Au point qu’un État comme la France, restée très accueillant, de façon très constante, depuis une dizaine d’années, pouvait apparaître comme un pays qui se fermait et n’accueillait plus.

Ce qui manque le plus aux pays européens est une action diplomatique vers les États sources ou les États de transit. Une absence coupable dont l’Union européenne vient de prendre conscience. Le sommet de Malte [1], la semaine dernière, s’est très mal passé et les États d’Afrique se sont opposés à une tentative de régulation conjointe pourtant indispensable. D’une certaine façon on a régressé sur ce terrain.

2.2 L’Europe n’a pas de politique d’intégration.
Elle n’en a pas en interne, comme en témoigne le fiasco de la politique sur les Roms, elle n’a fixé aucune contrainte en ce domaine, sauf l’exigence de l’emploi pour rester sur le territoire.

Elle n’en a pas non plus pour les migrants. Elle a laissé les États libres de déterminer leur politique de long séjour, d’avoir ou pas des politiques d’intégration. Elle n’a pas fixé de règles sur le regroupement familial qui reste l’affaire des juges. C’est ainsi que coexistent des systèmes très communautaristes, ultra-libéraux et quelques restes de politiques d’intégration.

3/ La France a-t-elle une « politique d’intégration » ?

La France délivre de façon constante depuis dix ans environ 200 000 titres de séjour : 60 000 étudiants, 70 000 conjoints et familles de Français et regroupement familial des étrangers réguliers, 15 000 salariés, 15 000 réfugiés et 20 000 à 30 000 clandestins régularisés sur place.

3. Des actions ciblent les primo-arrivants : information, cours de langue, bilan professionnel. C’est ce qu’on appelait « contrat d’accueil et d’intégration » sous la majorité précédente, contrat dont l’irrespect n’avait pas de conséquence. L’actuel projet de loi sur l’immigration accroît les exigences, notamment linguistiques, et fait de l’assiduité aux cours et du respect des valeurs de la République des conditions d’attribution du titre de séjour, lequel va devenir pluriannuel.

Mais l’État ne porte plus de politique d’intégration. Le mot même a disparu de la seule direction de l’administration centrale qui s’occupe des primo-arrivants, au ministère de l’Intérieur (devenue « Direction de l’accueil, de l’accompagnement des étrangers et de la nationalité »)

Ailleurs, à l’Éducation nationale, à la Culture, au Logement, à la Politique de la ville, au nom de l’égalité et de la non-discrimination, la politique d’intégration a quasiment disparu. Le délégué interministériel à l’intégration n’a pas été nommé et le Haut comité en charge de l’intégration n’a jamais été réuni sous la gauche.

Le gouvernement semble avoir choisi de privilégier une ligne d’affirmation de la « citoyenneté », d’égalité de droits et de devoirs, sans distinction des origines.

3.2 Qu’en est-il de la naturalisation ?
Un million d’étrangers sont devenus Français depuis 2006, la moitié environ ayant gardé en même temps sa nationalité d’origine. 80 000 en 2014, soit moins que la moyenne décennale, mais plus que la chute organisée en 2011 et 2012, à moins de 50 000.

Parmi ces 80 000 naturalisés par an, à part les naturalisés par mariage (25 000), les autres sont naturalisés après un entretien sur leur capacité à intégrer les valeurs de la République, sur l’absence de comportements délictueux ou violents etc. Les préfectures y veillent, on ne naturalise pas en France si facilement que certains veulent bien le dire.

Le débat n’est pas tranché de savoir si la naturalisation vient couronner un parcours d’intégration ou si elle en est un des facteurs, auquel cas elle doit intervenir vite. Un gros tiers des naturalisations interviennent vite (entre 5 et 9 ans) et un deuxième tiers après 10, 15, voire 20 ans de présence en France. Cela témoigne d’une véritable hésitation, ancienne, entre les deux politiques ou simplement d’une absence de choix.

3.3 La question des clandestins.
Combien sont-ils? Les gouvernements, quelle que soit leur tendance politique, ont toujours donné au Parlement le chiffre approximatif de 400 000. Ce chiffre exprime la différence entre les OQTF (obligation de quitter le territoire français) non exécutées (95 000) et les départs, forcés ou spontanés (25 000). Ce flux annuel de 70 000 peut être multiplié par 5 ou par 10, selon le temps de la régularisation. On serait donc entre 350 000 et 700 000. Le chiffre de 400 000 reste crédible car il est proche du nombre de bénéficiaires de l’A.M.E. (Aide médicale d’État) qui a atteint 300 000 en 2014. L’ordre de grandeur est cohérent, logique, et n’a été contesté par aucune étude. On sait d’ailleurs que les études sur les clandestins sont méthodologiquement difficiles…

La question est importante car s’ils ne sont pris en charge par aucune institution publique (sauf leurs enfants par l’école, et les malades par l’hôpital), ils sont pris en compte par l’économie (plutôt « grise »), ils se logent, ils se nourrissent. Progressivement, ils s’intègrent dans un réseau de voisinage… Mais s’intègrent-ils dans la République ? Ont-ils un sentiment d’appartenance plus large que leur réseau de voisinage, d’économie souterraine, de pratique cultuelle?

Je terminerai par quelques questions.
De quelle population parle-t-on?
– S’agit-il des primo-arrivants en terre promise, prêts à aimer la France et à la défendre pour peu qu’on la leur explique ? Et comment intégrer plus vite les clandestins sans créer un gigantesque appel d’air ?
– S’agit-il des deuxième ou troisième générations, nées en France mais qui alimentent des formes d’auto-rupture avec la France, apartheid alimenté de l’intérieur, s’appuyant sur le ressentiment et l’humiliation coloniale et nourri de salafisme ?
– Peut-on traiter de la même façon les francophones et les anglophones plus prompts à s’enfermer dans des logiques communautaires, surtout s’ils viennent d’Asie ?
Le concept d’intégration permet-il d’englober tous ces phénomènes ?

Jean-Pierre Chevènement
Merci, François Lucas, pour cet exposé qui est à la fois une photographie et un questionnement sur les perspectives de l’immigration. Vous avez terminé par une question sur l’intégration.

Le mot « intégration » peut être contesté. Certains lui préfèrent « assimilation ». Mais il me semble que le mot « assimilation » signifie une réduction à l’identique et ignore le fait que la France s’est faite au long des siècles en acceptant des apports successifs (italien, espagnol, anglo-saxon, germanique, juif, arménien, portugais, maghrébin) sans toutefois que cela porte atteinte à « la structure de sa personnalité » (je reprends ce terme d’un rapport que Jacques Berque m’avait fourni en 1985 : « Les enfants nés de l’immigration à l’école de la République »), même si la langue française s’est enrichie de beaucoup de mots d’origines italienne, espagnole, allemande, anglaise etc.

Le concept d’intégration renvoie à l’idée de nation, au sens républicain du terme : communauté de citoyens sans distinction d’origine, de religion… Cette mise en rapport de l’intégration et de l’immigration se justifie donc parfaitement au regard des 200 000 titres de séjour supplémentaires accordés par an. Et nous voyons à l’horizon que ces flux pourraient grandir.

Si dramatique soit la situation actuelle, qui nous plonge tous dans la tristesse, je vois un aspect positif dans la réaction que le peuple français manifeste à l’égard des terribles attentats du 13 novembre dernier : il se resserre naturellement autour du drapeau, chante la Marseillaise et manifeste concrètement qu’au-delà de la nation il n’y a rien de solide.

C’est ce que vient de confirmer François Lucas à propos de Schengen. Schengen est moribond. On peut le regretter mais quand moins de 400 postes Frontex sur 725 sont pourvus d’effectifs parce qu’un certain nombre de pays n’ont pas rempli leur quota, on peut se poser beaucoup de questions. On pourrait, sur Schengen et sur d’autres sujets, développer très largement.

Il apparaît à l’évidence que la seule structure qui résiste est la structure nationale parce que c’est dans ce cadre que s’est réalisée l’intégration. Le mot le moins mal approprié est en effet celui d’« intégration », car il accepte les différences mais dans le cadre républicain. Certains parlent d’ « inclusion », mot introduit par le rapport Thuot que j’ai critiqué dans la revue Le Débat [2] du mois de septembre. « Inclusion » semble désigner le rapprochement de tous avec tous, sans norme bien définie, suggérant même que c’est aux autochtones de se rapprocher de ceux qui arrivent. C’est assez irréaliste. Et il me semble que le concept d’inclusion dissimule à peine la réalité du communautarisme, c’est-à-dire une organisation par communautés qui, si on laisse les choses aller, se replient naturellement sur elles-mêmes, créant un ordre qui n’est pas l’ordre républicain. On a vu se développer ce genre de structures dans les pays anglo-saxons mais ceux-ci commencent à s’en déprendre et se posent beaucoup de questions sur le multiculturalisme. Entre « assimilation » et « inclusion », le mot intégration à la nation conçue comme communauté de citoyens nous paraît encore le mieux approprié.

Encore faut-il que l’intégration fonctionne. Or la France, depuis une quarantaine d’années, ne s’aime plus assez elle-même pour donner l’envie d’y adhérer. Il se pourrait bien que cela soit en train de changer et c’est un fait tout à fait capital. Si le sentiment d’appartenance à la nation, au sens républicain du terme, se manifeste de plus en plus clairement et fortement dans l’esprit de nos concitoyens, cela suscitera l’envie d’y adhérer. Naturellement, cela implique le respect de la loi et d’un certain nombre de règles.

Je jugeais utile, à ce stade du colloque, de préciser ces notions puisqu’aussi bien François Lucas avait terminé son exposé en nous renvoyant la question : « Le concept d’intégration permet-il d’englober tous les phénomènes que je viens de décrire et qui ont trait à l’immigration au sens général et à la manière dont nous traitons ce problème ? »

Ce n’est bien sûr qu’un aspect de la question.

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[1] Les mercredi 11 et jeudi 12 novembre 2015, à la demande du Conseil européen d’avril 2015, un sommet international a été organisé à Malte (Sommet de La Valette) afin d’examiner les questions relatives aux migrations avec les pays africains et d’autres pays concernés au premier plan.
[2] « Continuer à ‘faire France’ » par Jean-Pierre Chevènement, dans la revue Le Débat (Gallimard) n° 186, 2015/4, p. 137-146. Cette contribution répond au rapport de M. Thierry Tuot pour une « société inclusive » remis au Premier ministre le 1er février 2013.

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Le cahier imprimé du colloque  »Le modèle français d’intégration » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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