Intervention du Colonel Jacques Hogard, directeur de EPEE, entreprise spécialisée en intelligence stratégique et en diplomatie d’entreprises, au colloque « La Libye » du 26 octobre 2015.
Mes prédécesseurs ont parlé d’« économie catastrophique » et d’« économie de prédation ». Je souscris totalement à ces deux termes. J’essaierai, à travers quelques chiffres, de décrire l’état de l’économie libyenne aujourd’hui et les opportunités qu’elle pourrait offrir à l’économie française, aux entreprises françaises.
C’est sous l’uniforme de l’armée française que j’ai commencé à m’intéresser à la problématique des sorties de crise ou de conflit. Nous étions un certain nombre d’officiers à avoir en effet constaté que l’importance de l’engagement militaire de la France pour le rétablissement et le maintien de la paix n’avait pas d’effets économiques à sa mesure, au contraire, sur les théâtres d’OPEX, la plupart des contrats étant remportés par d’autres nations que la France. Cherchant à restaurer un peu les équilibres, nous nous étions intéressés à ces questions. C’est la raison pour laquelle j’ai plongé en août 2011 dans le chaudron libyen. J’ai été alors contacté par un haut fonctionnaire qui avait entendu parler de ma double spécialité d’ancien officier ayant réfléchi à ces questions et de chef d’entreprise dont l’objet est d’amener les entreprises françaises sur des théâtres d’opérations difficiles où il y a d’importantes parts de marché à prendre. Évidemment la Libye s’imposait à tous par le potentiel de richesses qu’elle recèle. Je reçus donc le 24 août 2011 ce message : « Je crois qu’aujourd’hui nos autorités, concentrées sur les opérations et la victoire, ont négligé la phase de reconstruction, persuadées que la reconnaissance du CNT serait éternelle et ayant sous-estimé le peu d’amour propre de certains pays quand il s’agit de contrats ». On pourrait ajouter la méconnaissance de la réalité libyenne, des mentalités libyennes et de l’organisation libyenne qui vient d’être évoquée. Je me suis donc engagé en Libye avec ma société et, moins d’un an après, nous en étions repartis, convaincus que nous n’y avions pas notre place dans l’état de délabrement et de désintégration du pays qui était déjà palpable.
Je me souviens qu’en décembre 2011, accompagnant Xavier Emmanuelli, ancien ministre de l’action humanitaire d’urgence, pour proposer aux Libyens un certain nombre de solutions concrètes visant à prendre en compte leurs blessés de guerre, j’avais constaté que nous suscitions beaucoup d’intérêt sans jamais accéder aux bons interlocuteurs. La nécessité de localiser les bons interlocuteurs était une véritable gageure.
J’ai un autre souvenir très précis de cette époque : me trouvant dans l’antichambre du bureau du Premier ministre du CNT, je m’étais m’entendu dire que mon rendez-vous était remis parce que le Premier ministre était « convoqué » par Abdel Hakim Belhadj, alors chef de la principale milice islamiste à Tripoli ! Ces deux exemples éclairent un peu l’ambiance très particulière de cette Libye que j’ai connue pendant quelques mois.
Je commencerai par un coup de projecteur rapide sur l’économie libyenne d’aujourd’hui.
Il s’agit toujours d’une économie de rente puisque le pétrole et le gaz constituent la richesse essentielle de la Libye, quatrième producteur en Afrique de par ses réserves. Le pétrole représente 70 % du PIB, 95 % des recettes de l’État et 98 % de ses exportations. Ce sont des chiffres théoriques puisqu’on vient de dire que l’État libyen est encore aujourd’hui « improbable ».
Depuis 2013, la Libye est en récession. Sa production de pétrole et ses exportations ont chuté de manière drastique. C’est l’effet de la crise politique, largement évoquée ce soir, et du conflit armé qui en résulte. Une situation qui ne s’est évidemment pas améliorée suite à l’effondrement des cours du pétrole, d’où l’importante contraction du PIB en 2014 et le recul de ses recettes (-60 % en 2014). Début 2015 la production de pétrole a repris sans dépasser un quart du potentiel de production pétrolière du pays (environ 400 000 au lieu de 1 600 000 barils/jour.
Il faut aussi évoquer la politique économique des « autorités » partagées. Le secteur public continue d’employer 80 % de la population. Le poids des dépenses de fonctionnement et des subventions est passé de 45 % à 86 % des dépenses totales entre 2010 et 2013. Comme l’a dit M. Kartas, les autorités achètent la paix sociale avec un certain nombre de pratiques peu avouables. Quant au budget développement, il représente le cinquième de ce qu’il était sous Kadhafi.
Les principaux fournisseurs de la Libye sont d’abord l’Italie, dont ce pays est la zone d’influence traditionnelle, puis la Chine et la Turquie. La France qui, avec la Grande Bretagne, a été le principal artisan de la chute de Kadhafi (certes dans des conditions un peu précipitées et insuffisamment pensées quant aux conséquences), ne représente que 4,5 % des importations libyennes aujourd’hui. La nature des exportations françaises est essentiellement aéronautique et agroalimentaire. La France n’exporte quasiment pas de biens de consommation en Libye. Les relations commerciales entre la France et la Libye ont atteint 801 millions d’euros en 2013 mais restent structurellement déficitaires en raison des importations de pétrole (- 2,4 milliards d’euros).
Mais la France est au deuxième rang des principaux clients de la Libye, derrière l’Italie et devant la Chine et l’Allemagne.
Quel avenir aujourd’hui pour les entreprises françaises en Libye ?
Quelques entreprises françaises sont présentes en Libye aujourd’hui, dont un certain nombre y étaient déjà avant la révolution. On peut citer par exemple Vinci. D’autres comme Bouygues ont essayé de s’y implanter, profitant de la chute de Kadhafi, mais la situation qui s’est très fortement dégradée aux plans politique et sécuritaire à partir de 2012 n’a pas permis de pérenniser les efforts.
Aujourd’hui je ne suis saisi d’aucune demande d’accompagnement de sociétés françaises sur la Libye. J’ai en revanche reçu une ou deux demandes de sociétés étrangères européennes qui ont en définitive reculé en réalisant que les conditions politiques et sécuritaires n’étaient pas réunies. Une demande en particulier concernait le sud libyen (le Fezzan), aujourd’hui déchiré entre Toubous et Touaregs dans des conditions d’insécurité totale aggravées par l’absence d’un gouvernement central, d’une politique globale de sécurité qui permette de faire quelque chose de sérieux.
La reprise d’une véritable économie et d’échanges économiques entre la France et la Libye, entre l’Europe et la Libye, ne seront envisageables que lorsque le problème politique et le problème sécuritaire seront enfin réglés. Jusque-là, il faut bien le reconnaître, les investisseurs étrangers, et français en particulier, seront peu enclins à se rendre dans ce pays, malgré son énorme potentiel.
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Le cahier imprimé du colloque »La Libye » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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