Les dommages collatéraux de l’intervention en Libye

Intervention de Jacques Warin, ancien ambassadeur, membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, au colloque « La Libye » du 26 octobre 2015.

Avant de passer la parole à Jean-Pierre Chevènement qui donnera des conclusions générales, je dirai quelques mots des dommages collatéraux de l’opération occidentale en Libye, élargissant un peu les propos de Pascal Boniface.

Je tenterai de répondre à deux questions :
1/ Quels objectifs poursuivions-nous en Libye ?
2/ Quels ont été les résultats de cette opération ?

1/ J’identifie quatre objectifs :
– éviter un nouveau « génocide » (grand mot mis à la mode par Bernard-Henri Lévy), plus exactement éviter un nouveau massacre à Benghazi ;
– renforcer le printemps arabe qui se développait à cette époque en Tunisie et en Égypte ;
– éliminer la Libye comme une des sources principales du terrorisme (ce qu’elle avait été longtemps, du temps de Kadhafi, ce qu’elle n’était plus dans les dix dernières années) ;
– démocratiser les institutions de la Libye.

À cet égard, quels résultats peut-on observer ?
– Il n’y a pas eu de « génocide » à Benghazi. Mais le risque était-il réel ? La question se pose si l’on se souvient des rodomontades effroyables de Kadhafi qui menaçait de massacrer tout le monde. L’aurait-il fait en réalité ? Depuis le déclenchement de la révolte et de la répression en Libye il n’y avait eu « que » 800 morts (on les a comptabilisés plus tard). Auraient-ils été suivis de 10 000, 20 000 à Benghazi ? Personne n’est en mesure de le savoir. Ce qu’on sait en revanche c’est que, entre la date de l’intervention occidentale à Benghazi et celle où Kadhafi a trouvé la mort, le 20 octobre 2011, il y a eu 20 000 morts en Libye. À la suite de l’intervention occidentale il y a donc eu encore beaucoup de morts, auxquels il faut ajouter 800 000 réfugiés à l’intérieur de la Libye.
– Il fallait renforcer le printemps arabe. Après s’être développé largement en Tunisie et en Égypte avec les succès divers que nous connaissons, on ne peut que constater que le printemps arabe s’est arrêté en Syrie et au Yémen.
– Nous voulions éliminer une des sources du terrorisme. Or le rôle accru des milices dont nous a parlé Moncef Kartas montre que le terrorisme prend sa racine dans la multiplication de toutes ces bandes armées et qu’il y a aujourd’hui beaucoup plus de sources potentielles de terrorisme qu’il n’y en avait du temps de Kadhafi. Je réfère à une déclaration récente de Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense affirmant que Tripoli était devenu aujourd’hui un hub du terrorisme [1].
– Enfin, les institutions ont-elles été démocratisées ? Oui, si deux parlements valent mieux qu’un ! Deux parlements, deux gouvernements et une négociation internationales entre les diverses parties : tout cela est un leurre.
On ne peut donc pas parler de résultats probants par rapport aux objectifs recherchés.

2/ En revanche, les dommages collatéraux sont importants.

– Pascal Boniface a parlé de la ruine de la coopération avec la Russie. Il est évident que la Russie ne se laissera pas prendre deux fois à la résolution 1973 qui permettait à toutes les parties de prendre toutes « les mesures nécessaires », en particulier grâce à une zone d’exclusion aérienne, pour protéger les populations civiles. On sait que cette résolution a été largement outrepassée : intervention de troupes au sol de la part des Anglais et des Français, chute et assassinat de Kadhafi ! Selon Le Monde, le 2 octobre dernier, répondant à François Hollande qui lui aurait demandé de trouver une solution politique en Syrie, Vladimir Poutine aurait répliqué : « Veux-tu que Bachar finisse comme Kadhafi ? » Je ne sais pas si c’est vrai, mais c’est quand même assez vraisemblable. Cette hypothèque pèse désormais sur tout projet de coopération avec la Russie en vue de trouver une solution à la crise syrienne comme à toutes les crises dans le Proche-Orient.
Ce premier dommage collatéral est considérable.

– Le deuxième est la dispersion de l’arsenal militaire de Kadhafi. Moncef Kartas nous l’a dit, les milices se sont emparées des armes. 15 000 missiles sol-air vendus autrefois par les puissances occidentales – dont la France – se retrouveraient partout en Afrique. Dispersés à travers la frontière libyo-malienne, ces missiles sol-air sont allés au Tchad, au Nigeria, jusqu’en Somalie. D’après les Israéliens – mais faut-il les croire ? – on les retrouve même dans la bande de Gaza.
Donc, voilà un autre dommage collatéral considérable, l’arsenal militaire de Kadhafi se retrouve entre les mains de tous les irresponsables et de tous les groupes terroristes qui agissent en Afrique.

– Un troisième dommage collatéral n’a peut-être pas été assez vu. Il faut se souvenir que les Américains, après avoir longtemps traité Kadhafi comme un voyou et un terroriste dans les années 1980, étaient parvenus à un accommodement avec lui et, en 2003, avaient réussi à lui faire admettre, pour prix de sa réintégration dans la communauté internationale, la dénucléarisation de la Libye, c’est-à-dire le renoncement de la Libye à toute prétention nucléaire.
Aujourd’hui la Libye n’a sûrement pas les moyens de se doter de l’arme nucléaire, mais si demain les États-Unis proposent un marché semblable… à la Corée du Nord, par exemple, Kim Jong-un se souviendra peut-être de la façon dont a été traité Kadhafi auquel on avait fait de belles promesses en échange de la dénucléarisation de son pays.

– Le quatrième dommage collatéral est la fracture ouverte au Proche-Orient. Aux divisions préexistantes s’ajoute aujourd’hui une fracture entre d’un côté les régimes qui, hostiles à une solution occidentale, soutiennent Tripoli, c’est-à-dire, d’un côté, les « islamistes » (pas si islamistes que ça), que sont la Turquie, le Qatar, le Soudan, et, de l’autre, les « pro-Hafter », c’est-à-dire tous les autres. La solution Hafter, qui s’est évanouie, était en effet soutenue par toute la communauté internationale, dont l’Égypte, particulièrement intéressée à une solution en Libye.
Le dommage collatéral le plus grave est aujourd’hui cette fracture ouverte entre les différents régimes qui se partagent le monde arabe et proche-oriental (Turquie, Syrie, Égypte etc.).

Au vu de tous ces dommages, on peut se demander si le jeu en valait la chandelle. Mais à l’heure actuelle il s’agit, comme nous l’ont expliqué Jean-Marie Safa et Hasni Abidi, de reconstruire la Libye. Peut-être y a-t-il en effet une lueur d’espoir avec cette solution onusienne…
C’est là-dessus que je voudrais conclure : Espoir toujours !

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[1] « On voit apparaître aujourd’hui des points de connexion, notamment à Derna, en Libye, où Daech essaie de prendre la main. Le creuset de cette connexion est en Libye. C’est là que se trouve Belmokhtar mais aussi Iyad Ag Ghali, le leader d’Ansar-Dine. Le sud de la Libye est devenu un hub terroriste. » J.-Y. Le Drian , interview du JDD du 28 décembre 2014.

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Le cahier imprimé du colloque  »La Libye » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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