Conclusion de Jean-Pierre Chevènement

Conclusion de Jean-Pierre Chevènement, Président de la Fondation Res Publica, au colloque « La Libye » du 26 octobre 2015.

Répondant à l’invitation de Jacques Warin, j’essaierai de donner le sentiment de la longue durée en ajoutant à ses réflexions très pertinentes une réflexion plus générale.

De nombreux États sont très fragiles : la Libye, l’Irak, la Syrie, beaucoup d’autres en Afrique et de par le monde.
Jusqu’en 1990 il y avait un ordre bipolaire, qui valait ce qu’il valait. Pascal Boniface a rappelé un certain nombre d’antécédents, en particulier la résolution de l’ONU autorisant l’intervention contre l’Irak le 29 novembre 1990 [1]. L’URSS de l’époque avait voté cette résolution en obtenant, par un amendement proposé par M. Chevardnadze, qu’au libellé « autorise l’emploi de la force » soit substitué un autre libellé « autorise l’usage des moyens nécessaires ». Il faut replacer ce fait dans son contexte : à l’époque, M. Gorbatchev et M. Chevardnadze s’en étaient remis aux États-Unis du soin de régler la suite, non seulement en Irak mais en Europe et partout ailleurs. Si je reviens sur cette première résolution de l’ONU, c’est qu’il y en a eu une deuxième, en 2011 (Résolution 1973 du 17 mars 201I qui se donnait pour objectif d’assurer la protection de la population civile libyenne) où la Russie a fait confiance aux États-Unis, à la France, à la Grande-Bretagne, pour gérer cette notion complexe de « responsabilité de protéger ».

La réalité, me semble-t-il, c’est qu’à la bipolarité s’est substituée une unipolarité qui, au départ hyperpuissance, est devenue chaos, et qu’on n’a pas substitué à l’ordre bipolaire un autre ordre international parce qu’on s’est passé de l’ONU.

La première guerre du Golfe avait été décidée le 3 août 1990, dès le lendemain de l’entrée des forces spéciales de l’armée irakienne sur le sol koweitien – prétexte attendu –, dans le cadre d’une politique américaine dont le but était de manifester clairement que « le syndrome de la guerre du Vietnam était enterré pour toujours dans les sables de l’Arabie » selon les mots de George Bush père annonçant, le 2 mars 1991, un « nouvel ordre mondial » aux couleurs de l’Amérique. Je vous renvoie à une petite brochure publiée par l’Institut François Mitterrand (éditions de Maule) qui recueille les témoignages d’anciens responsables (dont le mien). Roland Dumas y raconte que, le 3 août, François Mitterrand le convoqua pour lui demander si la France devait se joindre à cette guerre décidée par les États-Unis dont le président Bush venait de l’informer. Roland Dumas comprit très vite que la décision était prise. C’est ainsi que les choses se sont passées. Le reste peut nourrir chroniques, variations diverses, mais là est la réalité, aussi surprenante soit-elle.

Les États-Unis n’ont pas bâti de nouvel ordre mondial et l’on est frappé par la grande myopie des politiques appliquées :
L’encagement de l’Irak, qui dura treize ans, de 1990 à 2003, se termina par l’invasion de 2003 et la destruction de l’État irakien, un État fragile qui tenait par l’effet d’une dictature dont on a tout dit mais que l’on n’a pas remplacée. Après avoir détruit l’État irakien, son administration, sa police, son armée, on a récolté des affrontements interconfessionnels, des règlements de comptes… ce qui n’est pas si différent de ce qui se passe en Libye. En réalisant un changement de régime qui n’était pas autorisé par le CSNU, nous avons fait en Libye ce qu’on a reproché aux Américains d’avoir fait en Irak en 2003.

Il est très facile de mettre à bas un État qui existe très peu. Et beaucoup d’États existent très peu. Je pense notamment à la Centrafrique où il y a des coups d’État mais… pas d’État.

En ce qui concerne la Libye, je nuancerai un peu le propos de M. Safa, repris par M. Abidi, selon lequel il n’y avait absolument rien avant la révolution. Il y avait les trois vilayets ottomans de Tripoli, Benghazi et du Fezzan, réunis par les Italiens, puis l’indépendance, le royaume du roi Idriss et la tutelle anglo-saxonne, jusqu’au « coup d’État du colonel Kadhafi en 1969, avec la Jamahiriya libyenne, sa rhétorique, son idéologie. etc. Tout cela avait-il façonné un sentiment d’appartenance ? C’est très discutable, je ne l’affirmerai pas. Mais je pense que c’était un peu plus que rien.

À propos de l’Irak, on évoque toujours les frontières dessinées par Sykes-Picot. Mais celles-ci plaçaient tout le Kurdistan dans la zone d’influence française (régions de Mossoul, Kirkouk etc.). C’est après que des arrangements sont intervenus, à la suite du traité de Lausanne, en 1923 [2], que le Kurdistan fut rétrocédé à l’Irak, sous mandat britannique.

Donc, autour de deux grandes capitales du monde arabe, Damas et Bagdad, deux États, qui valaient ce qu’ils valaient, avaient quand même une certaine réalité. Une politique sensée consiste à ne pas remettre en question les frontières des États, parce que les États se construisent dans la longue durée (nous-mêmes en savons quelque chose, la France a plus de mille ans !), c’est un travail qui se réalise sur les siècles. Or, au gré de décisions prises par des hommes à courte vue, ont été décidées des interventions dont nous récoltons l’effet, c’est-à-dire le chaos. Cela nous a été très bien expliqué par le professeur Badie : si 1+1=2, 2 -1 n’est pas égal à 1 mais à zéro [3], c’est-à-dire que l’effondrement de l’Union Soviétique a abouti à une non-gouvernance mondiale et au développement d’un chaos dont le Moyen-Orient offre le triste spectacle, comme, plus près de nous, la Libye.

Ces deux résolutions de l’ONU, évoquées par Pascal Boniface, sont tout à fait éclairantes parce qu’elles nous permettent de comprendre l’origine du chaos. Dans les deux cas, plus qu’un malentendu, il y a peut-être une certaine naïveté, en tout cas un défaut d’accord qui va se répercuter sur le terrain.

Ceci m’amène à la nécessité de recréer un ordre international, ce qui ne peut être fait que dans le cadre de l’ONU qui représente la légalité internationale. D’aucuns parlent de l’inefficacité de l’ONU, évoquent des blocages… Mais il n’y avait pas de blocage en 1990 ! Il n’y avait pas de blocage en 2011 ! On voit où cela a conduit. La vraie perspective, pour la Libye comme pour l’Irak et la Syrie, est la recherche d’un accord, au moins entre les puissances membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU. En effet, qu’on le veuille ou non – on le voit aujourd’hui en Syrie – ce sont elles qui ont la main, en particulier les États-Unis et la Russie. Si cette voie de bon sens n’est pas empruntée, si on ne veut pas revenir à des choses simples, on ne fera qu’allonger la liste de malheurs toujours plus grands « et qui iront toujours grandissant ». Nous avons besoin d’un ordre international et il n’y en a pas d’autre que dans le cadre de l’ONU. Par conséquent, il faut que les principales puissances membres du Conseil de sécurité de l’ONU interviennent en Irak, en Syrie mais aussi en Libye.

J’ai entendu évoquer des sanctions financières, des sanctions pénales, judiciaires, qui viseraient un certain nombre de personnes récalcitrantes à l’accord que propose M. Bernardino León, le représentant de l’ONU. Mais ces sanctions n’auront de valeur que si elles sont adoptées par toutes les puissances membres du Conseil de sécurité. Et imagine-t-on qu’il puisse y avoir un accord sur la Libye s’il n’y a pas un accord sur l’Irak, la Syrie, États qu’il faudra restaurer dans leurs frontières et aux peuples desquels il faudra donner la parole ? Naturellement, il faut essayer de rendre ces États plus vivables pour leurs populations. Mais soyons modestes, il est très difficile de rendre un État meilleur qu’il n’est et non seulement les interventions extérieures n’y contribuent pas toujours mais elles aboutissent généralement à l’effet opposé, comme on l’a vu dans tous les cas qui nous occupent. Car la première guerre du Golfe a abouti… à la deuxième ! Et le résultat final fut l’explosion du terrorisme djihadiste sunnite. Le régime des ayatollahs était déjà installé en Iran mais on a vu surgir Oussama Ben Laden et sa légion arabe, devenue Al-Qaida. Puis on a vu l’Iran émerger comme la puissance principale au Moyen-Orient. Nous en sommes là aujourd’hui. Le reste, ce sont des conséquences qu’il suffit de dévider des causes que j’ai fait observer.

Il faut donc certainement revenir à l’ONU, revenir à l’idée d’un ordre international et à l’idée qu’on ne peut se passer ni de la Russie ni des grands pays émergents, avec lesquels il faut trouver des zones d’accord. Pour le moment, en tout cas en Syrie, c’est avec la Russie qu’il faut trouver un accord.

Si j’ai fait ce détour par la Syrie c’est que je pense qu’il ne peut pas y avoir de solutions séparées. Une vue d’ensemble, une vue globale est nécessaire. Quand on a quitté l’ordre bipolaire du monde, il y a vingt-cinq ans, on n’a pas recréé pour autant un nouvel ordre. C’est ce qu’il faut faire. C’est très difficile, cela demandera beaucoup de talent, de persuasion, peut-être même un peu de contrainte… C’est dans cette voie qu’il faut certainement s’engager.

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[1] Le 29 novembre 1990, le Conseil de sécurité adoptait la résolution 678, par laquelle «il autorise les États membres qui coopèrent avec le gouvernement koweïtien, si, au 15 janvier 1991 l’Iraq n’a pas pleinement appliqué les résolutions susmentionnées conformément au paragraphe 1 ci-dessus, à user de tous les moyens nécessaires pour faire respecter et appliquer la résolution 660 (1990) et toutes les résolutions pertinentes adoptées ultérieurement et pour rétablir la paix et la sécurité internationales dans la région»
[2] Dernier traité de paix de la Première Guerre mondiale, le traité de Lausanne du 24 juillet 1923 remplace le traité de paix signé à Sèvres, le 10 aout 1920, qui imposait à l’ancien Empire des conditions humiliantes et met fin aux multiples différents qui opposèrent les Turcs aux puissances Alliées victorieuses. Seul l’avenir de la province de Mossoul n’est pas véritablement fixé. Les Britanniques, qui occupent l’Irak, s’opposent à ce qu’elle soit rattachée à un Kurdistan turc. Le 16 décembre 1925, la Société des Nations octroie à titre définitif la région de Mossoul à l’Irak, donc aux Britanniques.
[3] « George H. Bush, le président américain le plus critique à l’égard du pouvoir israélien, se voyait déjà capable, conférence de Madrid « en tête », de dicter la paix au Moyen-Orient : en l’absence de marchandage américano-soviétique, le président des États-Unis devenait le « Salomon » de ce jeu d’arbitrage. C’était oublier que si 2 – 1 = 1 en mathématiques, 2 – 1 = 0 … dans les relations internationales (science bizarre où les règles mathématiques élémentaires ne fonctionnent pas !) », extrait de l’intervention de M. Bertrand Badie (L’impuissance des puissances. Israël – Palestine : un conflit septuagénaire) lors du colloque « Le Moyen-Orient dans la politique étrangère des puissances » organisé par la Fondation Res Publica le 29 juin 2015

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Le cahier imprimé du colloque  »La Libye » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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