Intervention de M. Jean-Pierre Chevènement, Président de la Fondation Res Publica, au colloque « Quel modèle territorial pour la République ? » du 28 septembre 2015.
C’est là que se rencontrent la question de la République et la question des territoires. La République est le lieu d’un projet commun : elle est portée par un projet, donc par un débat, dans un espace commun.
La France est une République unitaire, précise la Constitution dans son Article premier [1]. Ce principe d’unité de la République est fondé sur la nécessité d’organiser un débat entre tous les citoyens et de définir un projet dans lequel ils puissent se reconnaître. Dans la pratique, nous avons des élections tous les cinq ans qui devraient permettre de s’y retrouver.
La République est le nom moderne de la France parce qu’en même temps elle permet de préserver une certaine égalité, comme l’a rappelé Marie-Françoise Bechtel. D’où le rôle de l’État dans la péréquation des ressources entre les collectivités locales. Si l’État ne le fait pas, qui le fera ? D’où, aussi, le rôle de l’État en matière d’aménagement du territoire. Peut-on imaginer que le souci d’aménagement du territoire soit confié aux seuls échelons locaux, décentralisés, et aux 13 grands feudataires qui seront à la tête des 13 grandes régions ?
Donc, la République pose la question de la démocratie, du contenu qu’on lui donne.
Selon le professeur Dumont, il y a eu depuis vingt ans un projet de réforme territoriale par an … dont le projet de loi sur l’intercommunalité que j’ai porté devant le Parlement [2].
Je vais essayer de vous expliquer cela à partir de mes souvenirs d’ancien ministre de l’Intérieur mais aussi de l’expérience de l’élu local que j’ai été pendant trois décennies. Étant, par un absurde préjugé, contre le cumul, je n’ai jamais été conseiller général, mais j’ai été maire de Belfort de 1983 à 1997 puis de 2001 à 2007, président d’un district devenu communauté d’agglomérations jusqu’en 2008 et même, occasionnellement, pendant une durée assez brève, en 1981-82, à l’époque de l’EPR (établissement public régional) [3], à la tête de la région de Franche-Comté.
Ces réformes territoriales ont selon moi un impensé qu’il faut expliciter pour comprendre la démarche de ceux qui sont à l’origine de ces projets de lois (il ne s’agit pas de propositions de lois, d’initiative législative, mais de projets de lois gouvernementaux).
Je me souviens d’une époque où Dominique Voynet était chargée de l’aménagement du territoire. Comme d’autres, elle critiquait le « millefeuille », considérait qu’il y avait beaucoup trop d’échelons superposés et rêvait d’arriver à une situation où ne subsisteraient que les régions et les intercommunalités. Elle me félicitait pour mon projet de loi sur l’intercommunalité, imaginant que j’encourageais ainsi le mouvement, qu’on allait pouvoir se passer des communes et supprimer les départements… c’est-à-dire tuer le couple républicain !
Les communes, les anciennes paroisses, viennent de très loin dans notre histoire. Le professeur Dumont a expliqué que la France, pays au climat tempéré, vaste et peuplé, riche en terres arables, comptait naturellement beaucoup de communes (là encore, la géographie joue son rôle). Les autres pays ayant réduit le nombre de communes à quelques milliers, on peut parler d’une spécificité française en Europe, que ne justifient plus la population, la démographie ni la superficie des terres arables. Nos 36 600 communes n’ont pas d’équivalent dans les pays voisins. Nous tenons à cette spécificité française pour toutes sortes de raisons. Je crois que c’est le Président de la République qui a parlé de « la petite République dans la grande ». Les préaux électoraux ont retenti sur ce thème de beaucoup de discours.
La commune est l’échelon de base de la démocratie. En même temps, elle permet d’organiser les espaces ruraux qui, en France, sont beaucoup plus vastes que le laissent apparaître les publications de l’INSEE parce que, sur la base de la continuité du bâti, on agglomère beaucoup de petits villages à des aires urbaines ou à des agglomérations urbaines. Disons que la France est faite de ses villages – ce n’est pas pour rien que François Mitterrand avait choisi pour sa campagne l’image d’un village avec un clocher –, c’est en tout cas comme cela que nous nous la représentons, à tort ou à raison. En effet, l’urbanisation a progressé et j’ai reconnu l’importance de cette évolution en donnant une forte impulsion à l’intercommunalité, notamment en matière urbaine, avec les communautés d’agglomérations, les communautés urbaines. S’est ajouté là-dessus en 2014 le niveau des métropoles qui se sont d’ailleurs en partie substituées aux communautés urbaines, constituant une tuile de plus dans le « millefeuille ».
Aucun de ceux qui ont promu ces réformes chaotiques n’a jamais pu me répondre quand je demandais : Mais qui a pensé cette réforme ? En effet, elles sont sous-tendues par un impensé, ce schéma idéal où ne subsisteraient que les régions et les intercommunalités. Or un impensé ne circule pas puisque le propre d’un impensé est qu’il ne s’exprime pas !
Donc les gens ne savent pas où ils vont.
Par exemple, on a annoncé à un moment la suppression des départements à l’horizon 2020… puis on y a renoncé en cours de route (ce qui, 2020 étant hors d’atteinte, était sans importance). Pourquoi l’avoir dit ? Mystère…
Le principe « Big is beautiful » imposait de faire de grandes régions. En même temps, on a voulu faire de grandes intercommunalités. Pourquoi ? S’agit-il de remplacer les communes ? J’avoue m’interroger beaucoup car un seuil à 15 000 habitants rend l’exercice de la démocratie presque impossible dans beaucoup d’intercommunalités rurales. Je sais d’expérience que jusqu’à 30 communes on peut encore réunir les maires, faire des dîners-débats, organiser des réunions… bref assurer un minimum de fluidité dans l’information et dans la décision. Mais avec 40 ou 50 communes c’est impossible. Un seuil à 15 000 habitants est beaucoup trop élevé. Cela pose des problèmes insolubles, je le vérifie dans mon propre département. Si, par exemple, en regroupant deux intercommunalités, on arrive à 14 800 habitants… Impossible, la loi l’interdit ! Il faut donc chercher une autre combinaison… Il n’y a plus de bon sens. Or le bon sens est très important, en politique comme ailleurs. Il n’y a plus de bon sens parce qu’une vision hautement idéologique tend à supprimer à terme les départements et les communes. Mais on s’aperçoit que ce n’est pas vraiment possible, parce que la commune est profondément enracinée dans l’histoire, parce que c’est là que les gens se côtoient, se sentent bien, peuvent décider de beaucoup de choses… Ceux qui ont essayé de fusionner les communes s’y sont cassé les dents, ce fut le cas de Marcellin [4] en son temps.
Quant au département, c’est un échelon de proximité relative (que la rapidité des communications a encore rapproché par rapport à l’époque de la Révolution). Il a une histoire et a acquis une identité. On veut aujourd’hui confier à la région les compétences du département. Mais qui ne voit que vouloir redresser la courbe d’un virage ou réparer la toiture d’un préau qui fuit depuis la capitale de région qui peut être à 250 kilomètres est absurde ! (en Bourgogne-Franche-Comté, il y a 500 kilomètres de Sens à Belfort, 200 kilomètres jusqu’à Dijon).
Il y a donc un impensé de la réforme.
L’idée de périmer le triptyque républicain commune-département-État est-elle fondée ? Je ne le crois pas.
Il faut rappeler que l’idée de la région a émergé sous Vichy [5]. Il y a eu le préfet de région, ensuite les Igame [6], puis, en 1960, les circonscriptions d’action régionale, les établissements publics régionaux (EPR, créés par la loi du 5 juillet 1972) et enfin les régions, avec l’élection au suffrage universel [7], qui ne datent que de 1986. C’est très récent et, puisque nous évoquions le sentiment d’appartenance, les gens ne se sont pas vraiment approprié la région. Les élus régionaux sont élus à la proportionnelle sur des listes départementales élaborées par des négociations entre partis politiques, donc très loin des gens qui ne connaissent pas ou peu leurs élus régionaux. De même qu’on ne connaît absolument pas son député européen on connaît rarement son conseiller régional. On connaît essentiellement son maire. Quant aux présidents d’intercommunalités, ils sont connus au moins par les maires et la population finit par comprendre qu’elle est dans telle intercommunalité.
Pour tenir compte de la superficie du territoire français et de ses 36 600 communes, la solution pratique consistait à développer l’intercommunalité (lois de 1992 [8] et de 1999), une intercommunalité souple qui débouchait sur des coopératives de communes, une intercommunalité qu’on s’est ingénié à rigidifier depuis lors. Je ne pense pas que les intercommunalités aient vocation à se substituer aux communes, ce ne serait pas un progrès. Mais d’aucuns le pensent. C’est l’explication de la rigidification des règles qui les régissent.
Je reviens au bon sens qui – si l’on devait faire une ordonnance – consisterait à abaisser le seuil imposé aux intercommunalités à 7 000, 8 000, 10 000 habitants… Je ne suis même pas sûr qu’il faille fixer un seuil. Tout est question d’appréciation sur le terrain.
Le professeur Dumont a dit que la grande région ne sera pas une source d’économies. On ne comprend pas ce qui justifie un certain nombre de grandes régions, en particulier celle qui va de l’Aquitaine au Limousin en englobant le Poitou-Charentes… mais le rapprochement Bourgogne-Franche-Comté n’est pas beaucoup plus rationnel. La seule rationalité est de nature électoraliste. Je ne juge pas utile de m’y étendre dans un colloque de la Fondation Res Publica.
Ces grandes régions ne peuvent pas remplacer l’État dans ses fonctions de péréquation et d’aménagement du territoire. Je suis donc partisan que – dans le projet d’ordonnance que le professeur Dumont a chargé Marie-Françoise Bechtel de préparer – on introduise la possibilité pour les régions de retrouver leur autonomie si les élus et les populations le souhaitent. Évidemment, cela devrait donner lieu à des débats préalables et cette possibilité pourrait être encadrée par une nouvelle loi. Mais il me paraît difficile de faire subsister dans la durée de trop grandes régions qui n’ont pas d’« âme ». La Franche-Comté en a une depuis qu’on l’a séparée de la Bourgogne (la frontière de la Saône remonte au XIème siècle !). Il faudrait redonner une certaine souplesse à ce système. L’Angleterre a 28 Counties [9], l’Allemagne a 16 Länder, l’Italie a une vingtaine de régions [10] … Si la France avait 20 régions au lieu de 13 cela n’aurait rien de choquant et nous serions tout à fait dans la norme européenne.
Cette région devrait évidemment avoir pour vocation l’aménagement du territoire, le développement économique, tout ce qui est projet d’avenir, et aussi peu que possible de compétences de gestion. Elle pourrait gérer les transports. Qu’elle conserve la gestion des lycées peut à la limite se concevoir. Je ne suis pas partisan de réformer pour le plaisir de réformer.
Je me pose la question de la composition des conseils régionaux. Pourquoi ne seraient-ils pas désignés par et en même temps que les conseils départementaux selon une technique de fléchage déjà expérimentée pour les intercommunalités ? Nous aurions ainsi deux grandes élections : une élection pour le bloc communal (communes et intercommunalités) et une élection pour le département, les conseils départementaux et les conseils régionaux. Si on voulait aller plus loin dans une démocratie qui viendrait du bas, on pourrait même créer une articulation entre ces deux niveaux en faisant en sorte que les conseillers départementaux soient élus dans le cadre des intercommunalités, regroupées ou non. Dans le cas du Territoire de Belfort, on garderait la grande communauté d’agglomération de Belfort (presque 100 000 habitants) et les quatre autres intercommunalités (40 000 habitants) pourraient être regroupées pour permettre le maintien de la parité (je m’assure de n’être pas suspecté d’une arrière-pensée machiste…) puisque la désignation des conseillers départementaux se fait aujourd’hui dans le cadre de circonscriptions dotées d’un « binôme ».
J’avancerai donc l’idée de deux grandes élections avec une articulation par le biais des intercommunalités. Je suis prêt à soumettre au débat et à corriger cette proposition qui résulte un peu de mon expérience de terrain. Je pense qu’on aurait ainsi une démocratie locale vivante, moins bêtement politisée qu’elle ne l’est souvent, avec une capillarité fonctionnant de bas en haut : on partirait des communes, de l’intercommunalité, on irait aux conseils départementaux, aux conseils régionaux. Car les enjeux locaux restent des enjeux locaux. Je sais très bien qu’on peut tout transformer et qu’on a introduit des primes majoritaires pour un certain nombre d’élections locales… Mais est-ce bien souhaitable, surtout dans la perspective que Marie-Françoise Bechtel évoquait ? Ne pourrait-on pas restaurer les « majorités d’idées », comme disait Edgar Faure (jadis président de la région de Franche-Comté), permettant ainsi une certaine plasticité au niveau local ? Décider si on construit deux ou trois lycées, si on répare telle route plutôt que d’en construire une nouvelle… sont choses qui peuvent se régler entre gens qui disposent également du bon sens. Mais ceci n’est qu’une proposition.
Il faut conserver le département comme échelon de gestion. J’aimerais qu’on lui redonne une compétence en matière de zones d’activités parce que je crois que la région est trop loin du terrain pour s’adapter à ces problèmes.
Je terminerai en disant que nous n’aurions pas un nombre de niveaux de responsabilités supérieur à celui des pays voisins. L’Allemagne, par exemple, a les Gemeinden (communes), les Kreise (arrondissements), les Regierungsbezirke (districts gouvernementaux), les Länder et le Bundestaat. En France, nous aurions la même chose, sous réserve de la spécificité que constituent la multiplicité des communes et la solution de l’intercommunalité (à condition qu’elle ne soit pas trop rigidifiée).
Il s’est dit beaucoup de choses très justes, en particulier sur l’esprit des lieux. Je suis absolument convaincu que le sentiment qu’éprouvent les gens de faire partie d’une collectivité, d’une entité quelle qu’elle soit, dynamise cette collectivité. Cela permet d’expliquer des réussites absolument incroyables, parfois prodigieuses. Le Territoire de Belfort, un temps, a donné l’exemple d’une vitalité que beaucoup enviaient. Je pourrais en dire autant de Vitré, de Cholet… Les Alsaciens sont aussi très forts parce qu’ils ont ce sentiment d’appartenance. Quand on épouse le génie du lieu et qu’on sait activer ses composantes dynamiques, on peut tirer du pays beaucoup d’énergie.
Voici les quelques suggestions que je voulais apporter au débat.
Merci.
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[1] Loi n° 99-586 du 12 juillet 1999 relative au renforcement et à la simplification de la coopération intercommunale, dite loi Chevènement.
[2] « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée… »
[3] L’article 1er de la loi du 5 juillet 1972 disposait : « Il est créé, dans chaque circonscription d’action régionale, qui prend le nom de région, un établissement public qui reçoit la même dénomination ». Les circonscriptions d’action régionale acquièrent le statut d’« établissements publics régionaux », leur conférant ainsi la personnalité juridique et l’autonomie budgétaire. Les régions ne sont pas encore des collectivités locales. Le conseil régional est alors composé des députés et des sénateurs élus dans la région, de représentants des conseils généraux, des communes de 30 000 habitants et des communautés urbaines.
[4] Préparés sous le gouvernement Mendès France (juin 1954-février 1955), dans le contexte de la construction européenne, les décrets instaurant les « programmes d’action régionale » aboutissent sous celui d’Edgar Faure (février 1955-janvier 1956). 21 circonscriptions d’action régionale sont délimitées avec une approche technocratique, calquées sur les circonscriptions des « inspecteurs généraux de l’administration en mission extraordinaire » (Igame), instaurés après la Libération dans un but d’ordre public et répartis sur le territoire par « régions » lesquelles regroupent chacune de 2 à 8 départements.
[5] Dès 1940, le maréchal Pétain veut réaliser une « renaissance provinciale », de référence fédéraliste, inspirée de Maurras, avec l’instauration de 18 préfets régionaux (acte dit du 19 avril 1941) : 12 en zone occupée et 6 en zone non occupée. Trois fonctions principales leur sont dévolues : l’économie, le maintien de l’ordre et la fonction publique.
[6] Loi n° 71-588 du 16 juillet 1971 sur les fusions et regroupements de communes, dite loi Marcellin. La fusion « Marcellin » a rencontré un succès limité si l’on en croit les statistiques (38.800 communes en 1950, 36.783 en 2007, soit une diminution de 5 %), contrairement aux résultats obtenus dans d’autres pays européens, engagés à la même époque dans le même mouvement : – 87 % en Suède (de 2.281 à 290 communes), – 80 % au Danemark (de 1.387 à 277 communes), – 79 % au Royaume-Uni (de 1.118 à 238 communes), – 75 % en Belgique (de 2.359 à 596 communes), – 42 % en Autriche (de 4.039 à 2.357 communes), – 42 % en Norvège (de 744 à 431 communes), – 41 % en Allemagne (de 14.338 à 8.414 communes).
[7] L’Italie est divisée en 20 régions, instituées par l’article 118 de la Constitution italienne : 15 regioni a statuto ordinario (régions à statut ordinaire) et 5 regioni a statuto speciale (régions autonomes à statut spécial).
[8] Un non-metropolitan county est un type de subdivision administrative de l’Angleterre institué en 1974 en même temps qu’était institué le statut de metropoliltan county réservé à six grandes métropoles, tandis que le Grand Londres bénéficiait d’un régime particulier
[9] Loi n° 92-125 du 6 février 1992 relative à l’administration territoriale de la République.
[10] Avec l’adoption des lois de décentralisation, les régions deviennent des collectivités locales de plein exercice, dotées d’un exécutif élu. En 1986, les premières élections au suffrage universel direct confèrent une légitimité politique à cette nouvelle institution : un conseil régional dont le nombre des membres varie de 41 à plus de 200 désignant en son sein un président et des vice-présidents.
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