Débat final

Débat final, animé par Jean-Pierre Chevènement, Président de la Fondation Res Publica, au colloque « Quel modèle territorial pour la République ? » du 28 septembre 2015.

Jean-Pierre Duport
Qualifier cette réforme de technocratique est méprisant vis-à-vis de la technocratie. Je pense qu’elle a surtout été le fruit de compromis élaborés tard le soir avec quelques-uns des grands feudataires qu’évoquait Jean-Pierre Chevènement, des présidents d’associations, des conseillers régionaux, départementaux, des associations de maires… ce qui a abouti à un résultat final peu probant.

Sans vous imposer ma vision de l’organisation territoriale, je ferai simplement quelques remarques sur des points qui n’ont pas été évoqués dans le débat.

La réflexion sur les régions n’a pas du tout intégré la dimension des ressources des régions. Le problème des régions n’est pas seulement un problème de carte, c’est le problème des capacités qu’ont ces régions. Or la fiscalité régionale est aujourd’hui la moins dynamique, la moins liée aux activités économiques qui soit. Cette question n’a pas du tout été évoquée dans la réforme et vous ne l’avez pas évoquée ce soir.

Je sors ma casquette de préfet, Monsieur le ministre, pour dire que cette réforme est en train de casser l’appareil de l’État. Je veux dire que l’organisation de l’appareil de l’État telle qu’elle est envisagée aujourd’hui dans les grandes régions fusionnées, avec une DREAL (Direction Régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement) exfiltrée à un endroit, une ARS (Agence régionale de santé ) à un autre, une direction de l’agriculture ou de la jeunesse et des sports, va casser l’appareil de l’État. La mise en œuvre des politiques va devenir extrêmement compliquée. Il est probable que cela va faire gagner beaucoup d’argent aux organisateurs de téléconférences car je vois mal comment le malheureux directeur régional implanté à Châlons-en-Champagne pourra travailler avec son préfet de région installé de par la loi à Strasbourg. Je pense qu’il faut introduire cette dimension dans les réflexions que nous pouvons avoir car l’appareil de l’État va souffrir. Un rapport de l’inspection générale préconisait d’ailleurs de ne pas casser l’appareil de l’État et de placer les directeurs régionaux auprès du préfet de région, ce qui me paraît un mode de fonctionnement normal.

Du temps où Jean-Pierre Chevènement était ministre de l’Intérieur, le rapport Mauroy [1] avait avancé des idées tout à fait intéressantes, notamment la suggestion que vous avez faite in fine d’établir un lien entre les élections au niveau communes-intercommunalités et la composition des conseils départementaux figurait dans ce rapport qui avait recueilli l’avis unanime de l’ensemble des formations politiques. Seul Jean-Pierre Fourcade ne l’avait pas voté à cause de consignes politiques.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur le préfet.

Vous avez touché du doigt une chose très grave : le coup très rude porté à l’administration de l’État par cette réforme du fait de la dispersion insensée des directions, des académies etc.

Plaçons-nous dans un cadre plus vaste : Y a-t-il dans cette espèce d’Europe molle une volonté de casser l’État républicain ? C’est une question que je me pose… Mais peut-être devrais-je parler d’inertie plus que de volonté.

Marie-Françoise Bechtel
Pour répondre au préfet Duport, je dirai que je maintiens l’adjectif « technocratique » parce que je pense que la réforme est très inspirée par l’idée bruxelloise que la France doit être « aux normes ». Quand une réforme est décidée par un petit groupe d’hommes qui ne rendent compte à personne et ont néanmoins le pouvoir d’imposer leur schéma, cela s’appelle la technocratie… à laquelle, comme vous, j’ai appartenu pendant toute ma carrière. Mais cela ne nous empêche ni l’un ni l’autre d’en critiquer les effets les plus néfastes.

Quant aux « visiteurs du soir » du président Hollande, vous savez très bien que ce sont les mêmes…

Rien, décidément, ne permet de dire que cette réforme n’est pas inspirée par la technocratie.

Stéphane Rozès
Le privilège de l’âge et l’expérience de celui qui a travaillé pour tous les gouvernants successifs, de gauche comme de droite, m’autorisent à mettre mon grain de sel dans l’échange que vous venez d’avoir sur ce qui se passe en ce moment au sommet de l’État. Le préfet Duport n’a pas tort de dire que la technostructure fait son travail, lequel consiste à trouver les meilleures solutions à partir des moyens à leur disposition. Le vrai sujet est plutôt que les politiques, quant à eux, ne font pas leur travail.

En quoi consiste-t-il ? On en revient à un aspect culturel très spécifique à la France : l’écart entre les élites politico-administratives et ce qui anime et agit le peuple français, ce que j’appelle l’imaginaire. On ne trouve cet écart dans aucun autre pays.

J’ai enregistré tout à l’heure le débat qui suit un documentaire sur l’Élysée diffusé ce soir sur France 3 [2]. Professionnellement, j’ai travaillé et étais dans les comptes de François Hollande en 2012 et j’ai continué ensuite à le voir de façon espacée mais régulière. Alors qu’il me parlait de son inquiétude sur la crise ukrainienne, je me suis permis de lui dire que mon sentiment était que lorsque M. Poutine et Mme Merkel se rencontraient, l’un et l’autre savaient pourquoi ils étaient suivis par leurs peuples respectifs sur cette question.

Ce qui me frappe dans l’histoire de France, c’est précisément l’écart entre les élites et le peuple. Le peuple est suffisamment divers pour que les élites, dans leur rapport au réel et au corps, s’extériorisent, ce qui, à un moment, provoque un déracinement. Le documentaire diffusé ce soir suit François Hollande dans le Lot : il est dans le Lot comme il est en Corrèze, charnel, en contact avec les gens. Lorsque les mêmes élus de la République arrivent à Paris après deux ou trois heures de TGV, la rupture est totale. Dans l’articulation entre la conception de l’intérêt général et la singularité des territoires dont on parlait, pour « tenir ensemble » la France dans sa diversité, il se passe chez nos élites une opération mentale qui s’éloigne de ce que Jean-Pierre Chevènement appelle « le bon sens » et que j’appellerai l’enracinement.

En outre, on constate ces dernières années un manque de culture croissant chez les politiques et chez les personnes qui ont fait les meilleures écoles. J’ai vu passer récemment un document interne venant du sommet de l’État qui disait en substance que la République a toujours su intégrer parce qu’elle a toujours su faire une place aux minorités. J’ai dû expliquer à l’auteur de ce document (une personne tout à fait brillante qui avait fait les meilleures écoles) que le propre de la République est justement qu’elle ne reconnaît pas les minorités. En République, il n’y a pas de minorité et de majorité, il y a des individus qui, pour devenir des citoyens, doivent justement s’extraire de leurs origines. On constate, au travers de nos écoles, une perte de connaissances historiques, anthropologiques.

Selon un des proches de François Hollande, Mitterrand aurait dit : « La différence entre Rocard et moi, c’est que Rocard aime Alain Touraine et moi j’aime Fernand Braudel. ». Il y a dans l’esprit français une difficulté à comprendre et à tenir ensemble les questions culturelles, les questions politiques et les questions économiques.

Or, on constate toutes ces dernières années une perte sèche d’intelligence au sommet de l’État. On ne sait pas la différence entre les fins et les moyens, entre la stratégie et la prospective. On ne sait pas la différence entre une dépense et un investissement. Le politique ne sait pas la différence entre l’espace qui va être concédé à la France dans dix ans et ce vers quoi il veut amener la France. On ne comprend même pas pourquoi l’Europe, alors qu’elle homogénéise ses mécanismes économiques, voit la montée des nationalismes et des replis.

Cette difficulté spécifiquement française vient de ce que les Français pensent globalement que c’est l’économie qui fait la société alors qu’en fait c’est la société qui fait l’économie. Interrogé par une commission parlementaire, Carlos Ghosn, à la question « Qu’est-ce qui fait la compétitivité de Renault ? » répondait : « Son identité ». Pour cela, il faut savoir ce qu’est une entreprise, il ne faut pas être au sommet de l’État, il faut comprendre qu’un gazier n’est pas un électricien, qu’un électricien qui travaille dans le nucléaire n’est pas un électricien qui travaille dans la distribution, que si GDF et Suez sont regroupées, les deux entreprises n’ont pas la même culture.

Il y a donc au sommet de l’État une perte de la compréhension de ce qui agit le pays, accompagnée de la prétention d’avoir le monopole de l’intérêt général (au prétexte qu’on n’a pas les mains dans le cambouis). C’est un problème spécifiquement français qui entraine un écart entre le peuple et ce que sont devenues nos élites.

Jean-Pierre Chevènement
J’approuve ce que dit Stéphane Rozès sur l’abaissement du niveau de la culture mais il faudrait s’interroger sur les facteurs de cet abaissement.

Je ne peux pas laisser dire que la République n’accepte pas les différences. La République accepte les différences, mais sous le chapeau de principes communs qui s’appliquent à tous. Visitant L’Île-Longue, où les missiles nucléaires sont chargés sur les sous-marins, je remarquai un grand panneau sur lequel on pouvait lire : « Tout ce qui n’est pas prescrit est interdit ». « Voilà qui n’a rien de républicain », fis-je observer à l’amiral qui m’accompagnait. En effet, le principe de la République c’est que la liberté est la règle et c’est la loi qui pose un certain nombre d’interdictions ou d’obligations.

La IIIème République avait certainement dans ses élites un niveau de culture très supérieur à ce qu’est devenue la Vème République au fil des différentes promotions de l’ENA dont Stéphane Rozès n’a pas parlé mais dont il conviendrait peut-être de parler si on voulait aller au bout des choses…

Stéphane Rozès
C’est la présence de Mme Bechtel qui m’a fait hésiter.

Marie-Françoise Bechtel
Nous en sommes hélas souvent réduits à constater les dérives…

Ce que vous dites de la coupure est juste mais elle ne se situe pas seulement entre les gens qui ont le pouvoir d’État et le peuple. Les parlementaires, pour la plupart d’entre eux, connaissent ce que vous dites. Je suis frappée de voir à quel point mes collègues sont désespérés de certaines choses qu’ils voient dans leurs circonscriptions.

« Pourquoi votent-ils des projets dont ils connaissent la nocivité ? » me direz-vous. C’est que le régime des appareils de partis l’a emporté à nouveau dans notre pays, c’est la seule et unique raison.

Les politiques manquent certainement de culture mais quand ils arrivent à l’ENA (c’est le cas de beaucoup d’entre eux), c’est déjà beaucoup trop tard parce que l’école de la République n’a peut-être pas fait tout ce qu’elle aurait dû faire. Une génération a été élevée en croyant que seul l’argent a de la valeur, en regardant les matchs de foot et les échanges de joueurs… C’est toute une société, toute une génération aussi, qui est responsable de cette éducation-là.

Je connais bien les politiques qui sont au pouvoir pour avoir côtoyé beaucoup d’entre eux dans la promotion Voltaire. Ces gens ont un désir de respectabilité absolument inouï. Lorsqu’ils sont arrivés au pouvoir en 1981, la plupart avaient derrière eux le souvenir du Front populaire, au point que les Français tremblaient : « Ces gens-là vont nous manger tout crus ! ». Ils ont voulu montrer qu’ils étaient respectables. Quatre ou cinq ans plus tard la plupart des technocrates qui étaient au pouvoir sont entrés dans les entreprises qui venaient d’être privatisées (ajoutant au passage un zéro à leur salaire). Ensuite la respectabilité s’est muée en une croyance de fond que le système libéral financier tel qu’il évolue était le bon et qu’il fallait l’expliquer au peuple, y compris éventuellement aux collègues parlementaires. Je vois bien comment tout cela s’est créé. C’est un cycle extrêmement lourd et la question de savoir comment repartir dans l’autre sens est vraiment très difficile.

William Richier
Je suis enseignant. L’image que j’ai de ces réformes territoriales c’est qu’elles ont pour but de pérenniser les inégalités sociales qui se développent sur le territoire. Les métropoles vont concentrer les richesses et le reste sera une espèce de désert qui accumulera la misère. Je pense que cette coupure entre les élites et le peuple est quand même pensée. Il y a toujours en France la peur qu’un jour les choses se règlent par le coup de force et je vois vraiment une volonté de marginaliser une frange de la population, de la cantonner à la misère, de l’éloigner des villes qui encore font peur.

Gilles Casanova
Dans la dernière réforme régionale est-il toujours maintenu que les départements pourront, après une certaine période, changer de région ?

Marie-Françoise Bechtel
Ce mécanisme existe aujourd’hui dans le code des collectivités territoriales, il était donc difficile d’y mettre fin. On l’a maintenu mais en l’alourdissant, avec une majorité qualifiée extrêmement difficile à atteindre.

Gilles Casanova
Ne peut-on espérer qu’une telle disposition permettra d’avoir dans dix ou quinze ans des régions qui finalement reviendront plus près du réel que celles qui ont été un peu arbitrairement découpées ?

Marie-Françoise Bechtel
Les choses ont été faites de telle sorte que, pour qu’un département puisse changer de région, il faut une majorité qualifiée importante de la région de départ comme de la région d’arrivée. Pensons à la Bretagne et à la Loire-Atlantique : on peut penser qu’il y aura une majorité qualifiée de la région Bretagne pour accueillir la Loire-Atlantique mais vous aurez beaucoup plus de mal à trouver dans les Pays de Loire, bien connus de Stéphane Rozès, la majorité qualifiée pour permettre au département de partir ! Donc les choses ont été quand même extrêmement resserrées, même par rapport aux procédures qui jusque-là existaient dans le code des collectivités territoriales.

Alain Dejammet
À la lumière de tout ce que nous a dit Stéphane Rozès sur la carte et le territoire, que pense-t-il du livre de Houellebecq « La carte et le territoire »1 ?

Stéphane Rozès
Vous mettez le couteau dans la plaie : quand j’achète un livre qui m’intéresse, j’ai l’illusion de l’avoir quasiment lu. C’est ainsi que s’entassent dans ma bibliothèque des piles de livres dont le cinquième sont lus par mes enfants ou mon épouse… J’ai acheté le livre, pour les raisons qui motivent votre question, mais je ne l’ai pas lu. Je parle donc sous le contrôle de ceux qui l’ont lu. Je crois qu’en fait, en le disant ou sans le dire, il est inspiré d’un historien ou philosophe de la fin de XIXe siècle qui avait beaucoup réfléchi à ces questions…

Gérard-François Dumont
En fait, le livre « La Carte et le Territoire » est presque anticipateur des risques pour les territoires français des lois qui viennent d’être votées ces dernières années, par la droite ou la gauche. C’est ce qui est extraordinaire chez Houellebecq. Je suis très agacé par certains articles (comme ceux du Monde de ce weekend) [4] : un romancier doit être traité comme un romancier, non comme un polémiste. Il faut reconnaitre que des romanciers, à travers leur imagination, leur sensibilité, sont parfois capables de sentir des choses que le simple citoyen ne perçoit pas. Et dans « La carte et le territoire », Houellebecq montre effectivement le risque que l’on passe par perte tout un pan de la richesse et du potentiel des territoires français.

Pourtant, dans le contexte de globalisation, l’atout fondamental de la France dans le monde est sa géographie : d’une part dans son positionnement géographique entre le Nord et le Sud de l’Europe occidentale, et entre l’Europe et la Méditerranée et, d’autre part, la variété extraordinaire de ses terroirs, sans équivalent dans le monde. Là est sa richesse. Il est donc stupide de faire des lois où on passe par pertes nombre de territoires français, comme si les quatorze « phares » devenus des métropoles administratives allaient suffisamment briller assez pour éclairer tout le pays ! S’il suffisait d’être une métropole administrative pour être beaucoup plus dynamique et être le phare d’un territoire [5], ça se saurait ! Paris, qui est la métropole la plus peuplée de l’Union Européenne, donc son plus grand « phare », devrait avoir la meilleure économie de l’Union européenne. Or ce n’est pas le cas.

Marie-Françoise Bechtel
L’Île-de-France a le plus gros PIB de l’Union européenne.

Gérard-François Dumont
Ce n’est vrai que si vous mettez dans ce PIB toutes les fonctions administratives d’un pays très centralisé. Or, aujourd’hui, Paris perd des centres de décision, comme l’a bien montré une étude de la CCI [6]. En fait, on part d’un raisonnement erroné selon lequel la compétitivité de la France n’est liée qu’à ses territoires les plus peuplés. Interrogez le gérant de Michelin, installé à Clermont-Ferrand, ex-petite capitale régionale, cela ne l’empêche pas d’être compétitif. Bien au contraire, quand on lui demande pourquoi il ne transfère pas son siège social à Paris : « Surtout pas !, répond-il, à Clermont-Ferrand, toute l’équipe de direction, nous ne perdons pas de temps à nous rencontrer les uns les autres. Et je n’ai pas tous les inconvénients que j’aurais dans une métropole avec ce qu’on appelle, en économie, les déséconomies d’agglomération ». On pourrait citer bien d’autres exemples semblables, en France (Legrand, Limagrain …) comme à l’étranger. Donc on part effectivement d’un raisonnement économique totalement faux pour élaborer des lois qui ne peuvent en conséquence qu’être insatisfaisantes.

On a parlé de l’inculture de ceux qui rédigent les projets de loi. Elle est en effet atterrante ! Je me suis replongé dans ce qui s’appelle les « exposés des motifs » des derniers projets de loi… Mais il ne s’agit nullement d’exposé des motifs, mais seulement d’affirmations ! Les lois du XIXème siècle étaient accompagnées d’un véritable exposé des motifs permettant de comprendre pourquoi ces lois étaient proposées. Aujourd’hui, on se contente d’affirmations.

L’obligation d’accompagner la plupart des projets de loi déposés d’une étude d’impact, instaurée par la loi organique du 15 avril 2009, est un progrès. Or, comme les auteurs de la loi de délimitation des régions avaient oublié de fournir cette étude, l’administration a fini par rédiger, à deux heures du matin, une étude d’impact. Mais elle est affligeante. On y explique par exemple que, grâce à la diminution du nombre de régions, l’écart de PIB entre celle qui a le PIB par habitant le plus élevé et celle qui a le moins élevé va se réduire !… Ce genre de raisonnement, qui n’est que l’affirmation d’une certitude mathématique, vaudrait un zéro pointé à un étudiant en première année de géographie ! Un certain nombre de parlementaires ont fait valoir auprès du Conseil constitutionnel que cette étude d’impact était creuse. Malheureusement, le Conseil constitutionnel a décidé que, ce document étant intitulé « étude d’impact », il répondait bien à l’obligation de la loi organique de fournir une étude d’impact…

Ceci illustre et démontre ce que disait Jean-Pierre Chevènement à propos de cet impensé qui ne figure pas dans les textes et qui entraîne des effets pervers totalement imprévus. Par exemple, des maires à qui leur région avait promis d’aider leurs projets d’investissement ont dû y renoncer après la réforme de délimitation des régions et l’étude de ses conséquences, le coût de fusion des régions amenant à revoir les subventions d’investissement prévues. C’est ainsi qu’on réduit des investissements : difficile de parler d’une évolution législative progressiste !

Malheureusement, la formule du préfet Jean-Pierre Duport « perte sèche d’intelligence au sommet de l’État » se vérifie à la simple lecture de ces lois.

Autre effet très grave : la loi NOTRe avait initialement 37 articles. Or, au fil des discussions au Parlement, le gouvernement en a rajouté… et on finit à 136 !

Jean-Pierre Chevènement
J’aimerais dire un mot des métropoles. Depuis longtemps j’entends déplorer que la France n’ait pas de grandes villes à vocation internationale, telles Milan Hambourg, Munich, Barcelone. Et de plaider pour la création de métropoles en France. À ces gens je répondais habituellement que la France a une ville-monde, Paris, rivale de Londres. Les villes-monde, peu nombreuses, sont le fruit de l’histoire. Or, quand on a une ville-monde, il est plus difficile d’avoir des métropoles. D’ailleurs l’Angleterre n’a pas vraiment de métropole. Comme nous voulons tous que Paris reste une ville-monde, l’idée d’avoir des métropoles européennes sans pour autant cesser d’avoir une ville-monde a quand même fait son chemin et nous nous retrouvons dans une situation absurde avec 14 métropoles qui se veulent de dimension européenne, voire mondiale, capables de rivaliser avec Milan, Munich, Francfort, Hambourg, Barcelone… Cela ne peut pas marcher. Peut-être Lyon…

Gérard-François Dumont
Même le Grand Lyon a certaines difficultés, illustrées par une importante hausse des impôts locaux dès la première année.

La loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles consiste essentiellement à transférer aux métropoles des compétences auparavant assumées par les départements. C’est le principal contenu de cette loi : faire des territoires qui, un peu comme Paris, sont à la fois ville et département ce qui les isole de leur territoire environnant.

Les compétences transmises aux métropoles sont-elles de nature à leur donner une dynamique supplémentaire ? évidemment et malheureusement non.

Le fait que c’est désormais la métropole de Lyon – et non plus le département du Rhône – qui s’occupe des personnes handicapées, de l’aide sociale à l’enfance ou de l’allocation personnalisée à l’autonomie ne change pas vraiment la dynamique de Lyon.

Qui plus est, cela engendre des complications : Héritant d’un certain nombre de fonctionnaires du département du Rhône, la métropole de Lyon a dû appliquer le principe du mieux-disant (les fonctionnaires les moins payés rejoignent les salaires des plus payés). De ce fait, le grand Lyon a nettement augmenté ses impôts locaux.
Et le Grand Lyon, ne disposant pas de tous les équipements nécessaires pour exercer ses nouvelles compétences, est obligé d’établir des conventions avec le département du Rhône pour satisfaire ses besoins en EHPAD (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), en institutions spécialisées pour les adultes handicapés etc.

Tout cela s’apparente plutôt à du mouvement brownien ; on annonce que l’on réforme alors qu’on ne fait que déplacer sans nullement améliorer le potentiel des territoires.

Marie-Françoise Bechtel
L’impensé n’est pas si impensé qu’on l’a dit.

En 2012, Marylise Lebranchu, ministre en charge de la décentralisation, avait réuni les parlementaires de la majorité membres de la commission des Lois afin de leur expliquer que son idéal était de supprimer le département pour créer des métropoles et renforcer les intercommunalités. Quelques temps après, la musique avait changé : « J’ai perdu mes arbitrages… on ne me laisse pas supprimer le département » (je caricature à peine). Mais l’idée de départ était bien de supprimer les départements et de réduire considérablement les communes au profit des intercommunalités et des régions, ce qui était parfaitement cohérent avec le régionalisme militant de Marylise Lebranchu et de ses amis, dont beaucoup de bretons bretonnants, toutes gens qui inspirent beaucoup les cercles les plus hauts du pouvoir.

Ensuite, réalisant qu’il ne pouvait pas supprimer le département d’un trait de plume, l’exécutif a fait marche arrière. On a envisagé à un moment de garder les départements en ne leur laissant que des attributions sociales (versement du RSA, éventuellement aide aux personnes âgées). Voyant que ce ne serait pas accepté, in fine, entre les deux lectures de la loi, le gouvernement a consenti à laisser la gestion des collèges aux départements.

Donc, on est revenu en arrière. Ce n’est pas le mouvement brownien mais c’est quand même le retour du même.

Et finalement la montagne a accouché d’une souris …

Gérard-François Dumont
J’ajouterai pour la déplorer l’absence d’évaluation.

Un exemple : si j’ai bien compris, à l’issue de tous les débats parlementaires, les transports scolaires passent du département à la région. Pourquoi pas ?

Mais a-t-on évalué, commandé un rapport montrant que les transports scolaires étaient mal gérés par les départements ?

A-t-on fait de l’ingénierie pour montrer que les transports scolaires pourraient être mieux gérés par la région ?

Chacun connaît la réponse : non puisque les transports scolaires, pour être efficients, supposent une gestion de proximité.

Marie-Françoise Bechtel
De plus, il y aura sûrement des conventions entre les régions pour déléguer aux départements les transports scolaires… Conventionnite et réunionnite se propagent et s’aggravent.

Stéphane Rozès
Une question concernait les intentions qui animeraient les « élites » dans la rédaction de ces lois. Je reviendrai à ce que disait Mme Bechtel sur les grandes tendances de fond de la société. Au risque de vous décevoir, je ne crois même pas qu’il y ait une quelconque volonté maligne au sommet de l’État. Il y a un accompagnement, c’est presque pire. En effet, se convaincre qu’il y a quelque part une volonté maligne d’accroître, d’installer les inégalités est une façon de se rassurer : il suffirait que ce plan soit révélé pour que tout rentre dans l’ordre. Malheureusement, ce sont en réalité des mécaniques qui sont à l’œuvre.

Il y a une singularité dans la dépression française qui explique alors que nos conditions économiques et sociales soient encore enviées, bien que nous soyons les plus pessimistes au monde. Comparant la situation de la France avec celle de l’Italie, de la Grèce ou du Portugal, voire, en termes de système social encore maintenu, avec la situation de beaucoup d’Allemands ou d’Anglais, les étrangers ne comprennent pas ce qui se passe en France. Ils nous prennent pour des enfants gâtés.

Il y a véritablement une dépression française qui vient de l’écart entre les représentations de ceux qui, de droite et de gauche, prennent de grandes décisions et la réalité de ce qui anime le pays. Nos dirigeants pensent que, pour faire bouger le pays, il faut lui faire comprendre que s’il ne se met pas en mouvement, il va périr. Alors, les Français disent oui avec la tête et non avec les tripes car la façon dont les Français se mettent en mouvement, va, à l’inverse, de l’intérieur vers l’extérieur.

La défaite de Nicolas Sarkozy venait du fait qu’il prononçait tantôt les discours écrits par Henri Guaino et à la fin de Patrick Buisson (sans trop faire la différence d’ailleurs sur la France). Tout dans sa façon d’être et d’agir montrait une défiance à l’égard des Français et du modèle français. Devant cette agitation désordonnée, les Français se sont convaincus que la situation devait être vraiment très grave.

La sérénité et le réalisme du candidat venu de Corrèze ont été perçus comme une promesse : le pays n’aurait pas à renoncer à ce qu’il était pour survivre. C’était le fondement de la victoire de François Hollande. Mais ce Président est un médiateur, il est dans le « Comment ? », non le « Pourquoi ? » et, arrivé au pouvoir, il exacerbe l’idée que ce serait l’extérieur qui nous agirait, d’où la montée de Marine Le Pen et sa rupture avec son père sur une ligne de souverainisme radical de son numéro 2. Mais ce n’est pas Marine Le Pen qui fait le pays, c’est le pays qui fait Marine Le Pen. Comme l’a illustré le débat du Monde [7] des 26-27 septembre, nos élites pensent que c’est le paysage politico-médiatique des intellectuels qui fait le pays, avec quelques arbitres des élégances… Non, c’est au contraire le pays qui fait le paysage politico-médiatique dont les intellectuels ou les publicistes sont les acteurs, pas les auteurs.

Il y a bien une spécificité de la dépression française qui vient de l’écart entre ce qui agit la France, l’imaginaire français, et la façon dont le haut voit les sujets d’une France des finalités insérée dans une Europe des procédures.

Souvent, malheureusement ce sont les crises qui dénouent les choses.

Mais il ne faut pas s’y tromper, la dynamique actuelle du Front national (et la rupture entre la fille et le père) vient du fait que Marine Le Pen est agie comme les autres. Et tout le paysage politico-intellectuel dépend de cette seule variable.

Les problèmes auxquels nous nous confrontons, notre dépression est de nature culturelle et non pas économique et sociale. C’est notre panne de nature culturelle qui fait notre défiance, incapacité de nous projeter dans l’avenir, déclin économique et panne sociale.

Yvonne Bollmann
Il n’a pas été question des régions frontalières où a lieu un travail de sape. Je crois que c’est Monsieur le ministre qui avait posé la question d’une éventuelle volonté de destruction de la République venant de l’intérieur de la France mais il y a de façon certaine un travail de sape qui vient de l’extérieur et se propage à l’intérieur. C’est le travail de sape allemand qui se manifeste particulièrement en Alsace et en Lorraine. En 2014, la ministre-présidente de la Sarre a lancé ce qu’elle a appelé la « stratégie France » qui a pour objectif d’augmenter ou « de parfaire l’intégration franco-allemande » et qui a pour projet, entre autres, de faire du français une langue officielle en Sarre d’ici 2043. Cette idée qui peut sembler séduisante a pour contrepartie que l’allemand devrait devenir langue officielle en Lorraine. Le président de la région Lorraine vient quant à lui de présenter le projet « Allemagne » de la Lorraine dont on parle avec beaucoup d’éloges en Sarre. Sur le site officiel de la Sarre, on parle de ce projet avant même qu’il n’ait été adopté par le conseil régional de Lorraine. C’est un exemple parmi beaucoup d’autres de la façon dont fonctionne le démantèlement de la France via les régions frontalières qui deviennent transfrontalières.

On retrouve la pensée allemande, la conception allemande de la nation, en Catalogne. J’ai lu il y a quelques jours sur l’excellent site allemand German foreign policy un article sur un projet de grande Catalogne dont un élément futur serait la « Catalogne française », plus les Baléares, plus d’autres parties du territoire espagnol. Ce projet est soutenu au Parlement européen en particulier par les Verts, notamment par l’Alliance libre européenne qui fait partie du groupe des Verts et semble être dirigée par des eurodéputés allemands. Cette pensée allemande, cette conception de la nation qui fait la différence entre l’appartenance ethnique ou ethnoculturelle et l’appartenance administrative, l’identité administrative, gagne du terrain. Dans une université catalane d’été [8] à Prades, le ministre de la Justice catalan a exprimé l’idée que si la Catalogne devient un État elle ne doit pas oublier la nation catalane en son entier. C’est de la pensée politique allemande.

Mme Bechtel avait parlé d’ethnicisation, il me semble qu’il y a là quelque chose de très grave qui a un rapport avec le sujet : « Quel modèle territorial ? » parce que « modèle », ça peut aussi être le modèle inspiré de l’extérieur et qui travaille le corps et l’esprit de la France et qui fait que Descartes paraît peut-être moins séduisant que Heidegger.

Jean-Pierre Chevènement
Je crois qu’on n’en est pas là en Lorraine. Mais vous avez raison d’être vigilante.
Je remarque comme vous que les migrations frontalières sont maintenant toujours orientées de la France vers le pays voisin : la Suisse, l’Allemagne, le Luxembourg et même la Belgique. Pour l’Italie et l’Espagne c’est sans doute moins vrai. Mais il y a maintenant des centaines de milliers de travailleurs frontaliers qui, naturellement, reçoivent une imprégnation qui n’est pas française. Ils ne sont d’ailleurs pas à l’abri de mesures quelquefois vindicatives en période de crise économique. Disons que ceci tempère cela. Étant moi-même quasiment un frontalier, j’aurais beaucoup d’anecdotes à vous raconter et je confirme ce que vous dites.

L’opposition entre la conception ethnique et la conception citoyenne de la nation ne date pas d’aujourd’hui, c’est une vieille réalité. Et les mêmes forces poussent toujours dans le même sens.

Les frontières bougent-elles tellement ? Je serai moins alarmiste que vous mais peut-être suis-je moins renseigné…

Dans la salle
Je voudrais revenir sur un point que je trouve assez absent des débats territoriaux en général, c’est le problème des mouvements notabiliaires. On m’a déjà fait la confidence que certains préfets avaient à rappeler leur légitimité par rapport à des élus locaux, ce qui m’a toujours paru curieux puisque, normalement, si on a un problème territorial, s’il y a une désorganisation, si on ne sait plus exactement qui fait quoi, le « grand frère » est censé intervenir. L’État est censé être en position de force pour interagir dans les régions alors qu’au contraire on voit un désengagement progressif de l’État. Ce point m’a toujours paru très curieux et j’aimerais le comprendre un peu mieux avec vous.

Marie-Françoise Bechtel
Ce que vous dites, Monsieur, reflète un débat qui a eu lieu au moment où on a voté la loi NOTRe : le préfet aurait-il la dernière main lorsque les régions prennent les décisions économiquement les plus importantes, par exemple lorsqu’elles arrêtent leur schéma dit « de développement et d’égalité des territoires » ? Au terme d’un très long débat il a été admis que le préfet ne pouvait désapprouver ce schéma que pour des raisons de procédure (si, par exemple, on n’avait pas consulté toutes les personnes et instances qu’on devait consulter) mais que sur le fond il n’avait pas la main sur ce schéma et que c’est la région qui déciderait en dernière instance. J’ai déposé un amendement dans le sens contraire mais il n’est pas passé.

Jean-Pierre Chevènement
On observe un recul de l’État à travers, par exemple, l’administration des crédits d’intervention. Les crédits européens, qui étaient autrefois gérés par l’État, qui l’ont été pendant un temps, il y a quinze ans, à la fois par les présidents de région et par les préfets de région (cela avait été l’objet d’une discussion très difficile) maintenant sont gérés directement par la région. Les préfets n’ont plus rien à y voir. Les sommes dont ils disposent pour intervenir sont d’ailleurs absolument ridicules ! Ils n’interviennent pratiquement plus dans aucun domaine. Leur intervention est essentiellement procédurale et tient au prestige que la fonction a conservé qui fait qu’ils peuvent encore réunir autour d’une table plusieurs présidents de collectivités locales. Mais les moyens effectifs de l’État ont quasiment disparu, sauf sur le plan juridique.

Je voudrais ajouter une chose à ce qu’a dit tout à l’heure Stéphane Rozès. Nos présidents de la République sont de plus en plus prisonniers du temps court, pas seulement à cause du quinquennat mais parce que c’est l’évolution des choses.
La République impliquait un projet. Il est vrai que les projets de lois étaient mieux rédigés il y a cinquante ou cent ans qu’ils ne le sont aujourd’hui. Les études d’impact sont vraiment insuffisantes et on sent que certains projets de loi, notamment en matière d’organisation territoriale, ne sont plus portés par une pensée de l’État. Il y a une crise de la pensée de l’État (je vais à l’encontre du schéma de Stéphane Rozès puisque l’État agit du haut vers le bas). L’État était pensé dans notre pays et aujourd’hui il ne l’est plus. Il suffit de lire les textes des différents projets de loi relatifs à l’organisation territoriale, tous d’émanation gouvernementale, pour voir à quel point la pensée de l’État, la pensée du futur, la capacité d’anticipation, a décliné. Ceci doit être mis en rapport, bien entendu, avec ce qui a été dit sur l’abaissement de la culture, qui a quelque chose à voir avec le recrutement de nos élites. Mais nous ne pouvons aborder tous ces sujets. Je vois dans la salle mon ami Trincal qui hoche la tête et qui pense sans doute qu’on pourrait séparer le recrutement de la fonction publique, celui des mandats politiques les plus importants et celui des responsables à la tête de grandes entreprises. Ce serait un progrès pour la démocratie. Mais c’est un autre sujet et je propose que nous l’abordions dans une autre soirée.

Merci à toutes et à tous, merci aux intervenants.

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[1] Le rapport Mauroy « Refonder l’action publique locale », émanant de la Commission pour l’avenir de la décentralisation, est remis au Premier ministre, Lionel Jospin, le 17 octobre 2000.
[2] Documentaire d’Yves Jeuland intitulé « à l’Élysée, un temps de président », diffusé le lundi 28 septembre à 20h50, sur France 3 et francetv info.
[3] « La Carte et le Territoire », Michel Houellebecq, éd. Flammarion, 4 septembre 2010, prix Goncourt 2010.
[4] Le professeur Dumont fait allusion au compte-rendu des débats qui ont eu lieu à l’occasion de la deuxième édition de « Le Monde Festival » (25, 26 et 27 septembre 2015) sur le thème « Changer le monde ».
[5] Voir le dossier : Poupard, Gilles, « Développement local et emploi productif : un monopole des métropoles ? », Population & Avenir, n° 725, novembre-décembre 2015, sous presse.
[6] « Fuite des centres de décision, quelle réalités ? », CCI Paris Île-de-France, octobre 2014.
[7] cf « Le Monde Festival » (25, 26 et 27 septembre 2015) sur le thème « Changer le monde ».
[8] L’Université Catalane d’Été (UCE) a lieu chaque année dans un lycée de Prades (66500) au cours de la seconde quinzaine du mois d’août. Elle réunit environ 1500 participants, venus de l’ensemble des Pays Catalans et de divers pays européens, auxquels elle offre chaque jour des cours et des séminaires, des conférences générales, des ateliers, des débats et des tables rondes, des spectacles et une programmation de cinéma en catalan.

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Le cahier imprimé du colloque  »Quel modèle territorial pour la République ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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