Tour de table final animé par Jean-Pierre Chevènement, Président de la Fondation Res Publica, à la table ronde « L’Ukraine » du 14 septembre 2015.
Le professeur Sur, avec lequel je suis entièrement d’accord, a évoqué le vote de l’indépendance par la Rada de Crimée en 2014, suivi d’un référendum [1]. J’ajouterai que cela s’était déjà produit à deux reprises depuis 1992 [2], à une époque où Poutine n’avait pas encore pensé à tirer parti des événements de Kiev pour essayer de se rattacher la Crimée. Donc, dès l’éclatement de l’URSS, dès l’accession de l’Ukraine à l’indépendance, la Crimée, qui était une république autonome dotée d’un parlement, a manifesté une volonté égale d’indépendance puis de rattachement à la Russie.
L’intangibilité territoriale n’est évoquée qu’en cas de modification des frontières par la force. On a évoqué la réaction des Nations Unies à propos de l’atteinte à l’intégrité territoriale de l’Ukraine par la Russie et le refus par l’Assemblée générale (le vote au Conseil de sécurité [3] s’étant heurté au veto russe) de valider ce qui s’était passé en Crimée. Mais il faut rappeler que la France avait fait la même chose en 1976 lorsqu’elle avait rattaché Mayotte à la République française alors que, l’année précédente, elle avait voté avec l’unanimité des Nations Unies en faveur de l’intégrité territoriale de l’archipel des Comores. Il y eut alors un vote de condamnation au Conseil de sécurité (auquel nous opposâmes notre veto) puis un vote à l’Assemblée générale dont le texte est beaucoup plus rude à l’encontre de la France que celui voté par une majorité de l’Assemblée générale concernant la Russie (où il faut noter toutefois l’abstention de nombreux pays qui, hostiles au geste russe, n’avaient quand même pas condamné la Russie).
Claude Blanchemaison – dont j’approuve également ce qu’il a dit, notamment son ton plutôt optimiste – a parlé de la fuite de Ianoukovitch en février. Alexandre Adler a évoqué avec raison aussi le départ précipité de ceux qui auraient dû assister à la maturation de cet accord, les trois ministres européens présents à Kiev, et qui ont déguerpi aussitôt la signature obtenue. Des journalistes observateurs qui étaient restés à Kiev en avaient été effarés [4]. C’est en effet un comportement étonnant et, sur le plan de la technique diplomatique, il faut reconnaître que les diplomates américains donnent quand même des exemples tout à fait différents lorsqu’ils restent à côté de ceux qui ont conclu un accord et cherchent à le faire inscrire dans les faits (je pense aux navettes de Kissinger au Moyen-Orient).
Enfin, dernier point, plusieurs d’entre vous évoquent le ton absolument inacceptable des media russes. Mais il faudrait aussi mentionner ce que nous servent les media occidentaux. Des revues académiques n’hésitent pas à parler du « voyou Poutine »… ce thème devenant pratiquement le cœur de doctrine de leurs articles ! Je passe sur les émissions régulières d’Arte où, chaque fois, sont déroulés des récits extravagants sur les origines officieuses de Poutine.
Avant les Jeux olympiques de Sotchi, toute la presse française prévoyait un désastre, un échec abominable : « Les hôtels ne sont pas prêts … ». Or Sotchi a été apparemment une réussite… puisque personne n’en a plus parlé ensuite. Il n’y a pas eu un article dans la presse occidentale pour relever que les JO d’hiver s’étaient plutôt bien passés. Cela s’est traduit chez certains dirigeants russes par un sentiment d’humiliation assez fort qui a pu contribuer, avec les raisons avancées par Claude Blanchemaison, à ce qui s’est ensuivi.
Jean de Gliniasty
Je nuancerai l’image un peu unitaire qui a été donnée de l’Ukraine. En fait, l’Ukraine est la barre de séparation entre le monde catholique et le monde orthodoxe, entre l’uniatisme et l’orthodoxie. C’est un trait fondamental qui fragilise l’unité du pays.
L’Ukraine, à l’intérieur du Dniepr, du côté russe, a été une terre de colonisation. Dans un livre très intéressant, fondateur de la littérature serbe, « Migrations », on voit un certain nombre d’officiers autrichiens orthodoxes échangés entre l’impératrice Élisabeth et l’impératrice Marie-Thérèse. C’était de la coopération militaire. Et on avait attribué à ces officiers et aristocrates traîneurs de sabres serbes des terres du côté de Dniepropetrovsk où un grand département s’appelait Slavyanoserbsk Ouiezd. Au détriment de qui ? On ne sait pas trop. En tout cas ils se sentaient russes.
Il a été dit que c’est l’Union Soviétique qui a apporté, en quelque sorte, leurs lettres de noblesse aux « vrais » Ukrainiens. En effet, si la noblesse balte était facilement reçue à la Cour, il y avait assez peu de noms en « …ko » à la Cour des Tsars. On a parlé de Katchoubeï mais c’était un orthodoxe, un Russe, qui, de plus, descendait des Tatars, ce qui était un titre de gloire, déjà… En fait le peuple ukrainien a accédé au pouvoir à travers l’Union Soviétique qui, peut-être, n’attachait plus une importance si grande à ces différences entre les orthodoxes et les catholiques qui se sont donc effacées. En tout cas, la vraie promotion du peuple ukrainien a été le fait des Soviétiques.
Je ne conteste pas le fait qu’est en train d’apparaître une nation ukrainienne. C’est évident. Les raisons historiques ont été excellemment développées. Et surtout les Russes ont fait un nombre considérable de bêtises majeures : l’abandon de la Crimée à l’Ukraine par Khrouchtchev, la façon dont s’est passée la séparation de l’Ukraine et de la Russie au début des années 90… Il faut lire les mémoires de Doubinine sur le partage de la flotte russe : au dernier moment, on réveilla Eltsine, la bouche pâteuse, parce que l’amiral demandait des instructions, et, l’instant d’après, la flotte était passée du côté russe et non pas du côté ukrainien ! Un ministre ukrainien, qui était ambassadeur d’Ukraine à Moscou racontait à table comment, alors qu’il était lui-même brillant fonctionnaire russe, chef de délégation à Genève, le ministre des Affaires étrangères russe de l’époque était venu lui dire : « Tu es très bien mais nous avons besoin de personnel au ministère des Affaires étrangères ukrainien, ils n’ont personne, il faut que tu y ailles. » L’erreur des Russes était de n’avoir pas pensé que l’indépendance entraîne une souveraineté. Nous-mêmes l’avons constaté en Afrique. C’est ainsi que ce bon fonctionnaire de l’Union Soviétique est devenu un excellent fonctionnaire et même un ambassadeur particulièrement pugnace pour l’Ukraine !
Concrètement, l’indépendance de l’Ukraine a d’ailleurs été la conséquence d’une dispute entre Gorbatchev et Eltsine. Je caricature à peine. Eltsine, en fait, a fait sauter l’Union Soviétique pour dégommer Gorbatchev de son poste de Secrétaire général. Ensuite il a dit : prenez autant d’autonomie, de liberté, que vous voudrez !… et même il a donné la Crimée à Kravtchouk qui n’en croyait d’ailleurs pas ses oreilles.
Donc, la Russie a certes fait d’énormes bêtises dans un sens et dans l’autre. Mais lors de la « révolution orange » ils ont assez bien joué, parce qu’ils ont accepté l’élection de Ioutchenko en misant sur la suite des évènements. Et finalement, en 2010, Ianoukovitch, représentant du parti des régions, a été élu et il a consenti à la Russie les trois garanties essentielles pour elle : la langue russe, la neutralité vis-à-vis de l’OTAN et le renouvellement du bail sur la base de Sébastopol. Si l’Union européenne et l’Occident, les avaient pris en compte, l’Ukraine, avec l’intégrité de son territoire, y compris la Crimée, serait une sorte de pont entre la Russie et l’Europe. Malheureusement on ne les a pas pris en compte, cela a été dit. Mais Ianoukovitch, partenaire difficile pour la Russie, méprisé par Poutine, a progressivement institué la langue russe comme langue officielle (c’était une loi constitutionnelle), a garanti la neutralité vis-à-vis de l’OTAN (c’était aussi une loi constitutionnelle) et renouvelé le bail de Sébastopol jusqu’en 2042. De quoi satisfaire la Russie ! Quand j’étais en poste à Moscou, les Russes en convenaient.
Malheureusement… L’ébranlement principal fut le sommet de l’OTAN de Budapest fin 2008. S’il est vrai que l’Allemagne et la France se sont opposées au MAP (Membership Action Plan), elles ont laissé dans le communiqué final une phrase qui m’a été constamment rappelée, alors que je plaidais évidemment à Moscou pour la position française : « L’Ukraine a vocation à rentrer dans l’OTAN ». C’est la seule chose que les Russes aient retenue.
Ils n’ont pas su jouer de tout cela. Nous ne les avons pas aidés, nous avons fait beaucoup de bêtises au départ, nous aussi. Et nous sommes maintenant dans une situation un peu bizarre.
Après Minsk il y a eu un ressaisissement, la France a compris que ses intérêts n’étaient pas exactement les mêmes que ceux des États-Unis.
La ligne allemande n’est pas tout à fait compréhensible. Probablement est-elle est partagée entre une élite pour qui l’Ukraine est un peu un arrière-pays d’un côté et de l’autre le peuple et les hommes d’affaires… Je ne saurais dire… Quoi qu’il en soit nous n’avons pas le choix, nous devons travailler avec l’Allemagne.
Nous-mêmes nous sommes mis dans une contradiction. Nous avons lancé le processus de Minsk et c’est très bien. Nous sommes maintenant tout à fait décidés à essayer de sortir de cette impasse. Le seul problème, c’est qu’on a mis le doigt sur la gâchette des sanctions aux extrémistes des deux bords : en Ukraine, ceux qui ne veulent pas des accords de Minsk parce que, pour eux, le Donbass doit être rejeté dans les ténèbres extérieures (il doit être russe) et la frontière de l’OTAN clairement fixée. Et, du côté du Donbass, comme l’a excellemment décrit Alexandre Adler, sévit une équipe d’extrémistes très incommodes (comme l’illustre l’élimination de Pourguine par Pouchiline) qui ne veulent pas des accords de Minsk et souhaitent le rattachement à la Russie. Et, comme par hasard, quand le Conseil européen ou le G7 se réunissent pour parler des sanctions, les bombardements reprennent, la situation se dégrade… Or nous avons fait accepter au sein du G7 et à l’Union européenne le principe que les sanctions resteront en vigueur jusqu’à l’achèvement complet du processus de Minsk. Mais il faut être lucide, ce processus de Minsk ne sera jamais achevé complètement. Il y aura toujours des provocations. C’est un « conflit gelé » qui risque d’être un peu moins gelé que les autres.
La seule façon de sortir de cette impasse où nous nous sommes enfermés en mettant le pistolet dans les mains des extrémistes des deux bords est de faire sauter les sanctions pour normaliser nos relations avec la Russie, ce qui est nécessaire, comme il a été dit ici. Il faut faire semblant, se contenter de ce que nous avons, et déclarer que les accords de Minsk sont appliqués de façon satisfaisante. C’est probablement à cela que va se résoudre la réunion du 2 octobre si vraiment on veut sortir de la crise.
Jean-Michel Quatrepoint
Alexandre Adler et Monsieur l’ambassadeur ont mis le doigt sur le rôle des extrémistes des deux camps. D’ailleurs, dans cette affaire ukrainienne, on a le sentiment que les provocations surviennent chaque fois qu’on approche d’une solution. Il y eut Maïdan puis l’affaire très trouble du MH 17, l’avion de Malaysia Airlines, où rien n’est prouvé (il y a des éléments bien curieux à propos d’un chasseur ukrainien qui se trouvait à proximité). Alexandre Adler, à propos de Kadyrov qui, effectivement, joue un rôle très trouble dans la Russie d’aujourd’hui, a parlé des corps francs tchéchènes. De quel côté sont-ils ?
Alexandre Adler
Des deux ! Une partie de la police de Kadyrov a été mise à la poursuite des Tchétchènes islamistes qui eux se sont mis au service de Kadyrov…
Jean-Michel Quatrepoint
Exactement ! Il faut savoir qu’à côté de l’armée ukrainienne, notamment à côté des milices de Pravyï Sektor, un bataillon tchéchène, qui charge aux cris d’Allah Akbar, est là pour tuer du Russe !
Alexandre Adler
Kadyrov a commencé dans la contre-insurrection et aujourd’hui il y a à Moscou des gens qui le poussent à défier Poutine. Il a fait une manifestation pour la charia et il insulte Poutine périodiquement. On ne le sait pas – et ce n’est pas Poutine qui s’en vantera – mais il y a véritablement une politique provocatrice de Kadyrov qui ne s’expliquerait pas s’il n’avait pas des gens derrière lui à Moscou. On en connaît quelques-uns, tel Konstantin Malofeev, l’oligarque qui a acheté quatre spectacles du Puy du fou à Philippe de Villiers. Il y en a quelques autres. La fragilité de Poutine est extrême dans cette affaire. Et ses hésitations – qu’on présente faussement comme la volonté de montrer qu’il est le maître en faisant poireauter M. Hollande et Mme Merkel – révèlent qu’il a mesuré avec beaucoup d’inquiétude la gravité de la situation car il va maintenant « à la bagarre » avec des gens que j’appelle de manière pédagogique les « OAS russes ». Le colonel Trinquier ou le colonel Garde ont été des officiers de l’Armée française avant d’être des subversifs, quelques Russes les valent bien… et, comme d’habitude, je retrouve le GRU qui, pendant les années où Andropov cherchait à sortir la Russie de son isolement, jouait contre toute la politique d’apaisement.
Georges Nivat
Je ne partage pas l’optimisme que nous avons entendu dans certains propos.
Comme je l’ai dit en conclusion de mon intervention, des générations russophobes sont en train de se former en Ukraine. Le Maïdan ne fut pas un simple jeu. Tous les étudiants, tous les professeurs de l’académie Mohyla étaient sur place. Le service d’ordre n’avait pas été confié aux gens du Pravyï Sektor mais ceux-ci s’étaient imposés parce que ces universitaires ne savaient pas combattre, ne savaient pas tenir une arme. Bien entendu, il y eut en face pas mal de provocations.
Si je ne suis pas très optimiste, c’est aussi parce que, du côté ukrainien, un jour ou l’autre, la façade actuelle va tomber. Dans ce pays, qui, aujourd’hui, s’exprime d’une façon beaucoup plus libre que la Russie, le pluralisme religieux – uniatisme, catholicisme et orthodoxie – avec trois juridictions concurrentes, représente un élément plutôt positif. Mais l’alliance Porochenko – Iatseniouk va un jour ou l’autre tomber. En effet, le président Porochenko est un « soviétique » qui peut s’entendre avec le président Poutine – ils se téléphonent régulièrement, paraît-il – mais le premier ministre Iatseniouk, natif de Tchernivtsy, est d’une autre Ukraine, qui n’a été russe que depuis les accords Molotov-Ribbentrop. Il représente l’Ukraine qui veut être ukrainienne, comme l’Irlande a voulu être irlandaise. Nationalisme et langue du peuple sont d’ailleurs deux problèmes différents, et les Irlandais, je vous le rappelle, n’ont pas réussi à ressusciter leur langue tandis que les Ukrainiens l’ont fait.
Alexandre Adler a parlé du jeu dangereux entre Kadyrov et Poutine. On entend dire aujourd’hui à Moscou que la Russie, à nouveau, paye son « tribut » aux Tatars et que ce tribut va aujourd’hui à M. Kadyrov. Le lendemain de l’arrestation des deux assassins de Boris Nemtsov, il faisait l’éloge de ces deux policiers auxiliaires tchétchènes. L’abcès tchétchène est peut-être en train de se retourner cruellement contre le président actuel.
Difficile dans ces conditions d’être optimiste vis-à-vis du problème.
Jean-Pierre Chevènement
Je me permets de dire avec Alexandre Adler que l’avenir de l’Ukraine, du point de vue de l’Europe, devrait être traité avec la Russie, c’est-à-dire qu’on ne devrait pas encourager l’Ukraine à entrer dans l’Union européenne, donc dans l’OTAN, en reléguant la Russie dans les espaces eurasiatiques. C’est une vision qui n’augure pas un avenir pacifique. Mais il me semble que c’est une perspective qui est présente dans certains esprits, ce qui ne rajoute pas à l’optimisme ambiant.
Francis Gutmann
Le consensus entre les différents intervenants est assez frappant.
Il y a toutefois un point que – par pudeur ? – personne n’a évoqué : comment se fait-il que la France n’ait eu depuis 1989 aucune politique russe, aucune vision géopolitique ? Serions-nous fatigués à ce point ?
Jean-Pierre Chevènement
C’est en effet une question.
Comme l’a dit justement Alexandre Adler, le Conseil européen, ou le conseil des ministres compétents, occupé à traiter d’autres problèmes, n’a pas exercé une grande vigilance sur ce qui se passait dans la négociation du partenariat oriental et ce problème est resté mineur pratiquement jusqu’au sommet de Vilnius de novembre 2013. C’est à ce moment-là que les choses ont commencé à se cristalliser.
Toutefois, certaines sphères étaient gagnées par une russophobie qui n’aidait pas au développement d’une politique étrangère où la Russie aurait eu particulièrement sa place. J’ai souvent alerté nos autorités sur ce qui me paraissait être en effet assez inquiétant. Aujourd’hui il faut essayer de trouver une issue favorable. Ce n’est pas évident mais je veux croire que la France, si elle avait l’initiative, pourrait peut-être encore dégager un espace, une issue favorable.
Alexandre Adler
La France a, à Moscou, des capacités de se faire entendre très supérieures à celles de tous les autres membres de l’Union européenne. Même quand les Russes se déclarent déçus par la France, ou mécontents, en réalité la France a cette possibilité.
Si l’Allemagne ne l’a pas c’est que, pendant les cinquante dernières années, nous avons voulu qu’elle n’ait pas de capacités diplomatiques. Succès complet ! Les Allemands considèrent que la diplomatie consiste à faire aimer les produits allemands. J’étais même abasourdi devant l’incapacité des Allemands à proposer des solutions. Je pensais que Schröder parlerait. Il est allé à l’anniversaire de Poutine mais il n’a rien fait. Steinmeier lui-même n’est pas capable de développer une politique (il se fait traiter de Putin-Versteher à la tribune). La diplomatie s’apprend et les Allemands, si on excepte la réunification, n’en ont eu aucune pratique depuis fort longtemps et ils n’ont pas d’idées très profondes. Le seul pays qui intéressait l’Allemagne à l’époque d’Helmut Schmidt était le Togo parce que le président de la République togolaise, Nicolas Grunitzky, était lui-même un métis germano-africain dont le père avait été pasteur luthérien, ce qui avait enthousiasmé Genscher quand il l’avait appris. Ils veulent aussi revenir en Namibie sans voir que l’affaire des Hereros [5] a laissé des traces dans les esprits… Voilà, c’est tout ce qu’ils pensent de l’Afrique ! Je ne dis pas cela par mépris, au contraire, j’ai beaucoup d’affection pour les Allemands, mais ils ne savent pas !
La France, en revanche, a encore des instruments, elle sait faire. Encore faut-il une volonté politique.
Il faut faire taire un certain nombre d’organes en France et ridiculiser quelques idéologues, ce que le Général de Gaulle savait faire sans avoir besoin d’embastiller les gens.
Anton Prohaska
L’Autriche a eu des contacts avec les dirigeants ukrainiens, en fait avec toutes les parties au conflit, pour leur exposer ou leur rappeler la manière dont nous avons réussi à récupérer notre pleine indépendance et à nous libérer de l’occupation, notamment de l’occupation soviétique, après 1945 ; d’après ce que sais, en plus de parler à toutes les parties, nous avons envoyé à Kiev deux experts en droit international chargés de montrer comment l’adoption unilatérale d’un statut de neutralité militaire pourrait contribuer à un apaisement sinon a une solution du conflit . (N.B. la neutralité autrichienne est purement militaire et ne l’engage pas sur le plan idéologique [6] où l’Autriche depuis toujours s’est rangée dans le camp occidental). Mais ces exposés n’avaient pas trouvé d’écho auprès de nos interlocuteurs…
Evidemment, la solution à l’autrichienne aurait été en conflit avec les paragraphes de convergence de l’accord d’association entre l’Ukraine et l’Union européenne qui incluent, dans l’harmonisation voulue, la politique de sécurité et de défense. Cette référence plus ou moins directe à l’OTAN a certainement contribué à faire allumer les clignotants rouges à Moscou et déclenché leur politique plus « énergique ».
L’acharnement de nos amis transatlantiques dans cette affaire peut aussi s’expliquer par leur hargne de voir Edward Snowden couler des jours heureux à Moscou. Son asile en Russie est en effet impardonnable à leurs yeux.
Alexandre Adler
Permettez-moi de rappeler que Hrouchevsky, grand esprit qui restaura la littérature ukrainienne, était aussi un agent de la monarchie et c’est le gouvernement de Vienne qui avait créé la première chaire de « littérature ukrainienne » (un mot que Hrouchevsky n’employait pas). C’était conçu à ce moment-là par le Ballplatz, (comme disait Norpois [7]), comme une véritable réponse aux menées permanentes panslaves des Russes en Bohême.
Anton Prohaska
Les relations de l’Autriche avec la partie occidentale de l’Ukraine restent vivantes, en ce sens que les provinces historiques de la Bucovine (capitale Czernowitz) et de la Galicie et Lodomérie (capitale Lwow/Lwif/Lemberg) ont fait partie de l’empire des Habsbourg pendant environ 140 ans, jusqu’en 1918, à comparer avec les 25 ans de l’Ukraine indépendante. C’est dire que cette partie de l’Ukraine a certainement des racines profondes en Europe, comme le montre le nombre impressionnant de personnalités culturelles et politique issues de cette région qui ont joué et jouent encore un rôle dans l’histoire européenne et internationale, de Stanislas Leszczynsky, duc de Lorraine jusqu’à l’actuel premier ministre de l’Ukraine Arseni Iatseniouk. Je pourrais encore citer Joseph Roth, avec son Radetzkymarsch (La Marche de Radetzky), Leopold Weiss, figure extraordinaire qui, sous le nom de Muhammed Assad, devint conseiller du roi Ibn Saoud et de Muhammed Ali Jinnah au Pakistan, Sacher-Masoch, Simon Wiesenthal, Adam Schaff, philosophe, Paul Celan, écrivain, Ludwig von Mises, économiste etc.)
C’est pour cela que nous suivons avec intérêt et émotion ce qui se passe dans cette région si riche en talents humains.
Jean-Pierre Chevènement
Pour conclure, je citerai les mots prononcés par Otto de Habsbourg à Altkirch, petite ville proche de Belfort, dans le superbe discours qu’il nous administra à l’occasion du 700ème anniversaire de l’Autriche, où il avait battu le rappel de tout ce qui comptait comme notables dans les environs. Il y évoquait « la catholicité de l’Alsace jusqu’aux confins de l’Ukraine » !
Je remercie vivement les intervenants qui, à la tribune et dans la salle, nous ont brillamment éclairés sur ce sujet difficile.
—————
[1] Le 27 février 2014, le Parlement de la Crimée vote la tenue d’un référendum sur la question d’une autonomie renforcée vis-à-vis de Kiev ; ce référendum, dont Kiev dénonce la légalité se tient le 16 mars. Le 11 mars, le Parlement criméen proclame l’indépendance de la péninsule vis-à-vis de l’Ukraine. Le 18 mars 2014, deux jours après le référendum en Crimée qui a plébiscité un rattachement à Moscou, le président russe Vladimir Poutine signe avec les dirigeants de Crimée un accord historique sur le rattachement de cette péninsule à la Russie.
[2] Début 1992, l’Ukraine réaffirme sa pleine souveraineté sur la Crimée. Mais pour les populations russophones la Crimée, simple cadeau de Khrouchtchev à l’Ukraine soviétique, ne saurait se réduire à un oblast de l’Ukraine et le 5 mai 1992, la Crimée proclame sa première Constitution.
En octobre 1995, le parlement de Crimée votera une nouvelle série de lois constitutionnelles, qui seront longtemps contestées par les autorités ukrainiennes, car réaffirmant et précisant l’autonomie de la Crimée.
[3] 15 mars 2014 le Conseil de sécurité des Nations Unies s’est réuni pour discuter d’une proposition de résolution pour réaffirmer « la souveraineté, l’indépendance, l’unité et l’intégrité territoriale » de l’Ukraine. On a enregistré 13 votes en faveur de la résolution et une abstention (la Chine), mais, en raison du veto de la Russie, la résolution n’a pas été adoptée. Puis, le 27 mars l’Assemblée générale a adopté par vote une résolution sur « l’intégrité territoriale de l’Ukraine » dans laquelle elle souligne que le référendum organisé en République autonome de Crimée et dans la ville de Sébastopol, le 16 mars, n’a aucune validité.
[4] Renaud Girard a raconté lors du colloque FRP « États-Unis – Chine : quelles relations ? Et la Russie dans tout cela ? » du 2 juin 2014 cet épisode concernant le rôle de MM. Fabius, Steinmeier et Sikorski au moment de Maïdan.
[5] En juillet 2015, annonçant la préparation d’une déclaration conjointe avec la Namibie, le gouvernement d’Angela Merkel, pour la première fois, a déclaré de manière officielle que « la guerre d’extermination menée en Namibie entre 1904 et 1908 était un crime de guerre et un génocide ». En effet, Le 12 janvier 1904, la révolte des Hereros contre les colons allemands qui occupaient leur territoire, le Sud-Ouest africain (aujourd’hui la Namibie), avait entraîné une répression d’une brutalité extrême des Allemands qui exterminèrent la presque totalité du peuple herero.
[6] Le 26 octobre 1955 alors que le dernier soldat allié avait quitté le pays, le parlement autrichien a adopté une loi constitutionnelle sur la neutralité permanente (c’est la raison pour laquelle la date du 26 octobre a été choisie comme celle de la fête nationale autrichienne). Ainsi l’Autriche soulignait-elle qu’elle n’était pas « neutralisée » mais qu’elle choisissait ce statut de son plein gré, se réservant ainsi le soin de donner vie à ce statut juridique et de l’interpréter indépendamment de toute contrainte extérieure. Évidemment, cette déclaration arrivait à la fin de négociations complexes qui avaient abouti à la signature du traité d’État du 15 mai 1955 qui ne fait pas référence au statut de neutralité.
[7] … « cet éternel double jeu qui est bien dans la manière du Ballplatz », c’est ce qu’écrivait M. de Norpois (personnage de « La recherche du temps perdu » de Marcel Proust) dans sa Revue diplomatique (« À ces expressions le lecteur profane avait aussitôt reconnu et salué le diplomate de carrière » ajoutait le narrateur). [citations extraites de la Partie 1 de « à l’ombre des jeunes filles en fleurs (1918)]
—————
Le cahier imprimé de la table-ronde « L’Ukraine » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
S'inscire à notre lettre d'informations
Recevez nos invitations aux colloques et nos publications.