L’importance du facteur énergétique et ses répercussions politiques depuis 1945 et à l’époque de la Guerre Froide

M. Francis Perrin, président de Stratégies et Politiques énergétiques, et directeur de la revue « Pétrole et gaz arabes », au colloque « Le Moyen-Orient dans la politique étrangère des puissances » du 29 juin 2015.

Merci Monsieur l’ambassadeur,
Merci Monsieur le président,
Merci à la Fondation Res Publica pour avoir organisé ce colloque et m’y avoir invité.

Il y a plus de soixante-dix ans, le 14 février 1945, le roi Ibn Séoud d’Arabie saoudite et le président Franklin D. Roosevelt concluaient ce qu’on a appelé le Pacte du Quincy, à bord du croiseur américain du même nom. On a souvent et excellemment résumé ce pacte en trois mots : « pétrole contre sécurité ». Depuis cette date, les États-Unis ont protégé le Royaume saoudien et la famille régnante contre des menaces externes ou internes en échange d’une contribution plus qu’importante de l’Arabie saoudite à la sécurité des approvisionnements pétroliers des États-Unis et de leurs alliés. Des événements ultérieurs, notamment la guerre de janvier 1991 pour la libération du Koweït, ont rappelé que cette protection américaine s’étendait également à d’autres pays de la Péninsule arabique, en l’occurrence le Koweït.

Des bouleversements récents sur la scène énergétique mondiale pourraient-ils remettre en question l’esprit du Quincy ?

Par « bouleversements sur la scène énergétique mondiale », je fais essentiellement référence à la montée en puissance des hydrocarbures non-conventionnels en Amérique du nord (pétrole et gaz de schiste aux États-Unis, pétrole extrait des sables bitumineux au Canada).

Pour des raisons évidentes je me centrerai plus particulièrement sur le cas des États-Unis.

En France, un certain nombre de personnes, et non des moindres, s’obstinent à parler de « mirage » quand on évoque les hydrocarbures non conventionnels, notamment aux États-Unis. Mais cette nouvelle donnée, qu’on s’en réjouisse ou non, loin d’être un mirage, est absolument essentielle pour comprendre les évolutions énergétiques récentes, à commencer par la chute spectaculaire des prix du pétrole depuis l’été 2014.

Grâce à ces hydrocarbures non-conventionnels, les États-Unis sont devenus le premier producteur mondial de gaz devant la Russie qui détenait la première place depuis très longtemps. Ils sont devenus le premier producteur de liquides (pétrole brut et autres liquides) devant la Russie et devant l’Arabie saoudite. Ils vont devenir exportateur net de gaz en 2017, c’est-à-dire demain. Enfin, l’examen de la part des importations dans la consommation pétrolière des États-Unis sur les dernières années révèle un élément absolument essentiel : en 2005, 60 % de la consommation pétrolière des États-Unis étaient couverts par les importations, en 2014 c’était 26 %. En 2016 ce sera 21 %, soit le taux de dépendance des États-Unis le plus bas depuis 1969.

N’en déplaise à ceux qui, à Paris, se refusent à regarder cette révolution technico-économique, pour la première fois depuis 1950, les États-Unis ont la perspective d’une quasi-indépendance énergétique dans les années qui viennent.

Cette réalité pose deux questions :

I. Ces bouleversements rendent-ils le Moyen-Orient moins stratégique aux yeux du monde ?

Ma conviction est que le Moyen-Orient reste et restera pendant longtemps une région stratégique sur le plan énergétique pour l’ensemble du monde.

Je retiendrai cinq éléments qui permettent de justifier ce point de vue.

1. L’importance considérable des réserves pétrolières et gazières de cette région-clef.
Lorsqu’on parle de réserves on ne peut pas donner de chiffres précis parce que personne ne les connaît, ni l’Arabie saoudite, ni les États-Unis, ni Exxon Mobil, ni Shell, ni Total. On travaille sur des estimations et parfois sur des ordres de grandeur héroïques. Mais ces ordres de grandeur ont quand même du sens. Selon les statistiques de BP (dont les experts ne sont pas les plus ignorants en matière de pétrole et de gaz), le seul Moyen-Orient concentre aujourd’hui 48 %, soit près de la moitié, des réserves prouvées mondiales de pétrole. Cette région est unique à cet égard. De nombreuses régions sont importantes pour le pétrole (mer Caspienne, Afrique…) mais il n’y a – et il n’y aura – qu’un Moyen-Orient au monde pour des raisons géologiques. On sait moins que le Moyen-Orient est également la première région pour les réserves mondiales de gaz, avec près de 43 % du total mondial. Si la Russie, en tant que pays, est le géant mondial du gaz, en termes régionaux le Moyen-Orient est largement devant la Russie en termes de réserves.

2. Ces réserves ont une longue durée de vie.
Pour estimer la durée de vie des réserves on divise le volume de ces réserves par la production annuelle du pays ou de la zone considérés. Ce calcul un peu artificiel permet de savoir pendant combien d’années un pays, une région, pourra produire, compte tenu de son rythme de production actuel. Pour le pétrole cela donne à peu près 80 années pour le Moyen-Orient. Il y aura encore du pétrole dans cette région – et pendant très longtemps – alors même qu’il sera épuisé dans beaucoup de régions du monde. Pour le gaz on est à 140 années de production au rythme actuel.

3. La part de cette région dans les exportations mondiales d’hydrocarbures.
Dans la période récente, 35 % des exportations mondiales de pétrole (et cela pourrait être beaucoup plus) et 40 % des exportations mondiales de gaz naturel liquéfié provenaient du Moyen-Orient. Les rôles-clefs sont tenus par l’Arabie saoudite pour le pétrole, par le Qatar pour le gaz naturel liquéfié.

4. C’est dans cette région que l’on trouve les coûts de production les plus faibles.
On trouve du pétrole dans beaucoup d’endroits du monde mais le coût de production évolue entre 30 et 70 dollars par baril de pétrole. Au Moyen-Orient, notamment en Arabie saoudite et en Irak, pays dans lesquels les coûts de production sont les plus bas au monde, ce coût descend à 10 ou 15 dollars par baril de pétrole : avantage absolument considérable, notamment lorsque les prix du pétrole baissent.

5. L’Arabie saoudite est l’unique pays au monde qui dispose d’une capacité de production non utilisée et disponible. Tous les autres pays pétroliers produisent et vendent à pleine capacité pour se procurer des revenus. La rente pétrolière est en effet quelque chose de tout à fait considérable. Un seul pays au monde maintient délibérément un écart important entre sa capacité de production et sa production effective. Ce faisant, l’Arabie saoudite perd beaucoup d’argent, mais ce coussin de sécurité en fait un pays indispensable pour assurer les équilibres pétroliers mondiaux et sa valeur stratégique apparaît évidente aux yeux du monde entier, notamment des grandes puissances, occidentales ou non. Si on a besoin de plus de pétrole dans les semaines ou les mois qui viennent, la solution n’est pas à Washington, à Ottawa, à Moscou ni à Caracas, la solution est uniquement à Ryad. L’Arabie saoudite peut, dans un délai inférieur à un mois, ouvrir les vannes et mettre beaucoup plus de pétrole sur le marché. Ce cas est unique au monde. Pour l’instant la surabondance de pétrole sur le marché – qui a provoqué la chute des prix – minimise cet avantage. Mais cette situation ne durera pas éternellement. On est dans le court et petit moyen terme. On a déjà eu besoin à plusieurs reprises – et on aura besoin à l’avenir – de la capacité unique de ce pays d’augmenter sa production lorsque le marché mondial a soif de plus de pétrole.

Cette région en général – et l’Arabie saoudite en particulier – reste et restera donc d’une importance stratégique vitale pour le monde et, de plus en plus, pour l’Asie et pour l’Europe.

II. Ces bouleversements rendent-ils le Moyen-Orient moins stratégique du point de vue de Washington alors que les États-Unis deviennent de moins en moins dépendants pour l’énergie importée et que ce pays marche à grands pas vers une quasi indépendance énergétique ?

Là aussi, la réponse est non et pas seulement pour des raisons énergétiques. à mes yeux, quatre éléments essentiels font que les États-Unis vont rester durablement engagés au Moyen-Orient parce que cette région reste et restera stratégique à leurs yeux :
1. Les États-Unis ont des alliés en Europe et des alliés en Asie, notamment le Japon et la Corée du sud. Si les États-Unis sont en train de diminuer rapidement leur dépendance par rapport au pétrole importé, il n’en est pas de même pour l’Union européenne et pour l’Asie qui, au contraire, vont devenir de plus en plus dépendantes du pétrole importé, donc, fatalement, du pétrole importé du Moyen-Orient.

2. Le Moyen-Orient au sens large (Péninsule arabique, Iran, Irak et Proche-Orient) comprend un pays dont le professeur Badie vient de parler : Israël. Les États-Unis, qui restent et resteront durablement engagés en faveur de la sécurité d’Israël, ne sont donc pas près de se désintéresser du Moyen-Orient au sens large du terme.

3. L’Iran est un élément-clef. Un accord sera peut-être signé dans quelques jours entre les 5 + 1, (les cinq membres permanents du Conseil de sécurité et l’Allemagne) et l’Iran. Mais ce n’est pas pour autant que les États-Unis estimeront que l’Iran est un pays avec lequel tout est réglé et qui ne pose plus de problème. Les dirigeants américains l’ont dit et redit, à commencer par les responsables militaires américains, par la bouche du chef d’état-major des armées américaines, le général Dempsey : « L’Iran va rester pendant longtemps un pays qui nous posera des problèmes, même si on règle avec un accord la question du programme nucléaire ». Pour cette raison, les Américains resteront encore pas mal de temps engagés au Moyen-Orient.

4. La Chine est un producteur important de pétrole mais sa consommation galope tandis que sa production reste stable. L’écart qui s’accroît chaque année entre consommation et production pétrolières chinoises ne peut être comblé que par des importations toujours croissantes. La Chine est devenue dans la période toute récente le premier importateur de pétrole, devant les États-Unis. Avec des besoins d’importations aussi considérables, la Chine ne peut se tourner que vers le Moyen-Orient. Donc la Chine importe et importera de plus en plus de pétrole du Moyen-Orient. Compte tenu de la relation stratégique très complexe entre les États-Unis et la Chine, les États-Unis ne peuvent que rester engagés au Moyen-Orient où, du fait de la dépendance croissante de la Chine par rapport au pétrole de cette région, leur présence militaire majeure dans le Golfe leur fournit un élément au moins implicite ou potentiel de pression sur les autorités chinoises.

Donc, la révolution énergétique américaine est une réalité, les États-Unis importent de moins en moins de pétrole, les États-Unis deviennent de moins en moins dépendants du pétrole importé du Moyen-Orient. En dépit de ces réalités absolument incontestables, je suis persuadé que Washington continuera à regarder de très près et pendant longtemps ce qui se passe et ce qui se passera au Moyen-Orient.

Merci.

Loïc Hennekinne
Je remercie beaucoup M. Perrin pour cette mise au point très claire et très utile. Nous tendons à penser – et la presse nous y incite – que l’apparition des hydrocarbures non conventionnels va diminuer considérablement l’importance du Moyen-Orient en tant que fournisseur de pétrole du monde entier. Ce qui nous a été dit et les chiffres avancés par M. Perrin montrent que cette région du monde restera l’acteur essentiel en la matière.

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Le cahier imprimé du colloque « Le Moyen-Orient dans la politique étrangère des puissances » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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