L’impuissance des puissances. Israël-Palestine : un conflit septuagénaire

Intervention de M. Bertrand Badie, professeur de Relations Internationales à Sciences Po, au colloque « Le Moyen-Orient dans la politique étrangère des puissances » du 29 juin 2015.

Je vous remercie, Monsieur l’ambassadeur.

Je vous remercie, Monsieur le président de m’avoir convié à cette réunion. Je suis très fier d’en être.
Un seul bémol : j’ai tiré un sujet très difficile ! Vous rappeliez que le conflit israélo-palestinien dure depuis deux tiers de siècle… il me revient donc d’essayer en quinze minutes de mesurer le jeu des puissances sur soixante-six ans d’histoire !

Comme toujours, lorsqu’on est confronté à des dossiers complexes, il est de bonne méthode de rechercher les paradoxes. Il se trouve que ce conflit israélo-palestinien est dominé par toute une série de paradoxes dont la seule énonciation nous permet d’entrevoir la complexité du sujet qui nous retient ce soir.

Durant très longtemps, chacun connaissait la solution de ce conflit et jamais celle-ci n’a été mise en application. La solution, a-t-on répété pendant des décennies, consiste en la création de deux États juxtaposés. Énonçant aujourd’hui cette solution, nous savons qu’elle n’est probablement plus viable tant l’idée de construire un État palestinien dans ce qui est devenu « l’archipel palestinien », comme l’appellent certains cartographes, est de l’ordre de la gageure.

Autre paradoxe : la constance avec laquelle les diplomaties du monde (et la nôtre est loin de fermer le ban sur ce plan), relancent périodiquement des négociations dont elles savent pertinemment qu’elles sont destinées à échouer ou du moins à s’enliser. Ce rituel de l’échec est devenu comme fonctionnel pour certains.

Plus que ces paradoxes, dont l’énonciation peut être dictée par un pessimisme excessif, la contradiction majeure, qui permet d’éclairer le sujet, tient au fait que ce conflit est l’otage d’un système international qui produit des valeurs en opposition totale avec ce qu’expriment les impasses de la question palestinienne.

Pourquoi ce décalage, cette contradiction, entre les valeurs de notre système international et la permanence de ce conflit ?

Depuis le président Wilson, et même depuis bien plus longtemps, notre système international est tout entier posé sur le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Or s’il est un peuple qui, dans la grande œuvre de décolonisation qui s’est amorcée après la Seconde guerre mondiale, ne dispose pas de ce droit, c’est manifestement le peuple palestinien.

Notre système international, dans son droit, se réfère à des résolutions du Conseil de sécurité, notamment les très fameuses 242 (22 novembre 1967) et 338 (22 octobre 1973), presque fétichisées, qui appartiennent à la vulgate que tout étudiant de première année de Relations internationales apprend. Ces résolutions sont toujours restées lettre morte. Quand certaines résolutions, beaucoup plus récentes et beaucoup plus ambigües dans leur texture, ne sont pas appliquées, une fièvre s’empare, sinon du P5, toujours du P3 pour considérer que ce non-respect des résolutions du Conseil de sécurité vaut sanctions, intervention, voire « regime change ». Qui a parlé de tout cela à propos d’Israël ?

Ce conflit israélo-palestinien repose, en tout cas dans sa dernière et très longue séquence, sur une pratique de la colonisation dénoncée par toute la « communauté internationale », y compris les États-Unis, pourtant protecteurs d’Israël. Et cependant elle continue. Le président de la plus grande puissance au monde avait énoncé qu’on pourrait, sinon mettre fin à la colonisation, au moins en proclamer le gel. Cette petite concession elle-même n’a jamais été acceptée.

Comment ne pas rappeler que les principaux éléments de notre droit de la guerre, droit ultime dans l’espace international, ne sont pas respectés. Il est intéressant de noter que, face à ce non-respect du droit de la guerre, l’autorité palestinienne a entamé la procédure de saisine de la Cour pénale internationale (CPI). Mais qui dans cette salle parierait sur l’aboutissement de cette procédure ? Evidemment, si M. Béchir était président d’Israël, les choses en iraient autrement !
On voit que la dynamique de ce conflit est en contradiction absolue avec les valeurs de notre système international contemporain. C’est pourtant là que pourrait se trouver le nœud de l’explication de cet étrange jeu de puissances dont on dit beaucoup trop rapidement qu’il est la clé de solution du conflit. Dans l’histoire contemporaine, aucun conflit n’a été autant dépendant du système international : La solution est à Washington… La solution est chez les puissances… entend-on régulièrement. Du temps de la bipolarité on nous expliquait que la solution était dans le dialogue direct entre l’URSS et les États-Unis… Et bien pourtant, tout solidaire qu’il soit du jeu international, il est comme tétanisé dans l’éternité.

Je voudrais insister sur les figures multiples de cette « prise en otage » du conflit israélo-palestinien par le système international. Il s’agit d’une « valse à trois temps », et ces temps sont cumulatifs. Là se trouve probablement toute la complexité de cet interminable conflit.

Le premier temps a été celui d’un lent processus de captation du conflit israélo-palestinien par le système international dans son entier.

Jusqu’en 1967 les jeux n’étaient pas faits. Du temps de Staline, l’URSS était plus que favorable à la création de l’État d’Israël. Et la Tchécoslovaquie était le principal pourvoyeur d’armes d’Israël jusqu’à la fin des années 50. Certes on voyait la puissance américaine s’ériger peu à peu en protecteur d’Israël, mais de manière très complexe. Si Franklin Roosevelt n’était pas très favorable à l’idée d’un État d’Israël, son successeur, Harry Truman, fit pression sur un certain nombre d’États pour qu’ils votent ce partage (les Philippines et le Libéria auraient été « punis » s’ils n’avaient pas voté en faveur du partage), ce qui prouve qu’un militantisme fort existait déjà aux États-Unis pour soutenir la cause de la création d’un État israélien au prix de la dépossession des populations palestiniennes. M. Hennekinne rappelait l’épisode de Suez où le président Eisenhower avait très violemment pris à partie, non seulement les Français et les Britanniques mais aussi les Israéliens, leur demandant de revenir sur leurs positions.

Cette « prise d’otage », cette dépendance du conflit israélo-palestinien à l’égard du système international, n’est vraiment intervenue que lorsque la gravité du conflit a privé les acteurs locaux de leur autonomie. Les dangers que la Guerre des Six jours (du 5 au 10 juin 1967) fit courir, non seulement aux voisins immédiats mais à l’ensemble de la planète, entraînèrent une internationalisation banale du conflit. Dès lors que le conflit était internationalisé, les alignements étaient parfaits : l’URSS soutenant le camp arabe et les États-Unis soutenant Israël. Non seulement le jeu de puissances était limpide mais les solutions apparaissaient au travers du dialogue entre les États-Unis et l’URSS. Il faut rappeler que lorsque cette Guerre des Six jours est intervenue, en juin 1967, on était très exactement à l’avant-veille du processus de détente. La rencontre Kossyguine-Johnson de Glasboro [1], qui marqua le point de départ du dialogue américano-soviétique, eut lieu en juin 1967. Paradoxalement, ce moment était peut-être le plus favorable à la définition d’une solution. C’est d’ailleurs pourquoi la résolution 242 a pu obtenir l’unanimité du P5 (des cinq membres permanents du Conseil de sécurité).

Cette gestion bipolaire du conflit israélo-palestinien s’est parfaitement retrouvée dans la guerre du Kippour de 1973. Dernier grand frisson de la bipolarité, le président Nixon avait déclenché l’alerte atomique pour dissuader Léonid Brejnev d’intervenir sur le canal de Suez au moment où celui-ci était franchi par Ariel Sharon. Tout le processus de gestion du post-conflit par Kissinger, la fameuse politique du « step by step », se déroula dans le contexte d’une période de détente qui ne devait pas durer longtemps : une seconde Guerre froide allait se déclencher avec le conflit afghan, et plus personne ne parlerait de ce jeu de tutelle dont la résolution 338 (22 octobre 1973) fut véritablement l’ultime étape.

Il est intéressant de voir la manière dont a été pris le tournant de la sortie de la bipolarité. Hafez el-Assad, sortant de chez Gorbatchev en 1988 aurait dit : « Il va falloir que l’on se trouve un autre protecteur », m’avait-on rapporté. Gorbatchev qui, le 2 décembre 1989 [2], expliqua à George Bush père que « l’URSS n’avait plus d’intérêt à se confronter à l’Occident ». Cette affirmation, autrement plus importante que la chute du mur de Berlin du 9 novembre 1989, signifiait que le conflit israélo-palestinien allait désormais échapper à la cotutelle américano-soviétique.

Mais, plus déterminant encore, les rêves de M. G.H.Bush ne se sont pas réalisés. L’idée était pourtant simple : 2 – 1 = 1, l’unipolarité américaine pouvait donc être le socle, la base de la résolution de ce conflit. George H. Bush, le président américain le plus critique à l’égard du pouvoir israélien, se voyait déjà capable, conférence de Madrid [3] « en tête », de dicter la paix au Moyen-Orient : en l’absence de marchandage américano-soviétique, le président des États-Unis devenait le « Salomon » de ce jeu d’arbitrage. C’était oublier que si 2 – 1 = 1 en mathématiques, 2 – 1 = 0 … dans les relations internationales (science bizarre où les règles mathématiques élémentaires ne fonctionnent pas !). En effet, à quoi bon avoir un protecteur quand il n’y a plus de danger en face ? Après la disparition de l’URSS, Israël se pensait totalement invincible. Pourquoi donc obéir à un George H. Bush dont les intérêts pétroliers le rendaient suspect de vouloir pactiser avec les puissances arabes ?

Personne n’a compris, pas même un célèbre ministre des Affaires étrangères qui parlait d’ « hyperpuissance », que la disparition de l’une des deux superpuissances conduirait l’autre à l’impuissance. L’impuissance de la puissance naît lorsque le « grand frère » n’a plus de raison de vous protéger contre quiconque. La lente agonie de l’autorité des États-Unis sur Israël va commencer à ce moment-là, avec la petite parenthèse que constitue la période néo-conservatrice où Israël retrouve de bonnes raisons de s’entendre avec un Bush fils qui ne ressemble pas à son père.

Non seulement le « grand frère » a perdu – définitivement selon moi – sa capacité de pression sur le « petit frère », ce qui rend la chose très inquiétante pour l’avenir de cette région, mais cet événement a provoqué un double phénomène de cliquet qu’il faut prendre en compte.

D’abord, la conversion du P5 en P3, la Russie et la Chine, ces deux marginaux, ces deux déviants du P5 adoptant dès ce moment une attitude complexe faite de mélange de silence, de protection de statu quo et de rhétorique tribunitienne : en fait, ils se tiennent à l’écart de la nouvelle gouvernance. La Russie devient essentiellement une puissance protestataire. Faute d’avoir le pouvoir sur les autres, elle cherche à gérer la nuisance produite par les autres. Il importe donc que ce conflit ne s’éteigne pas ! Ce jeu de la Russie est imité par la Chine d’une manière différente : pour les Chinois, moins on intervient dans les affaires des autres mieux on se porte : le statu quo est pour des raisons différentes toujours dans la ligne de mire. Les internationalistes n’ont pas mesuré à quel point le statu quo pouvait être un jeu avantageux, du moins à court terme (mais y a-t-il des rationalités politiques qui ne soient pas à court terme ?). Gérer le plus longtemps possible les fruits de la discorde permet de maximiser les avantages que l’on peut en attendre.

Quant à l’Europe, second effet de cliquet, il lui arrive à peu près la même aventure : dans le contexte de la post-bipolarité, l’Union européenne va s’élargir et « enfler » au point que sa diplomatie en « crèvera », à l’instar de la fable. Effectivement, à partir de 2004, l’élargissement accompli, il n’y a plus de diplomatie européenne faute de dénominateur commun entre les nouveaux membres et les anciens membres de l’Union Européenne. Nous nous mettons aux abonnés absents au moment où une place est à prendre sur l’échiquier diplomatique. À l’appel d’air que suscite la post-bipolarité au Moyen-Orient, le Vieux Continent se rejette lui-même dans l’abstention !

La troisième étape, que je situerai entre aujourd’hui et demain, consiste en un phénomène de prise de relais de la puissance : les grandes puissances, tétanisées, laissent le jeu moyen-oriental aux puissances régionales. L’arrivée de ces puissances régionales va perturber aussi les schémas de pensée. Cette mutation s’explique par référence à un nouveau contexte. D’abord, pour la première fois dans l’histoire de cette région complexe, le conflit israélo-palestinien, englouti par la multiplicité des conflits qui s’y déroulent désormais (Irak, Syrie etc.), n’est plus l’événement dominant au Moyen-Orient. Et surtout, à cette complexité de la scène conflictuelle, s’ajoute une triple crise dans le monde arabe. D’abord une crise idéologique profonde due à l’extinction du nationalisme arabe qui avait été structurant et avait donné toute sa saillance aux politiques menées à l’égard d’Israël. Plus grave, nous sommes témoins de la disparition de nombreux régimes politiques dans le monde arabe accompagnée d’une chute très forte des légitimités politiques. S’ensuit une décomposition des sociétés, englouties par ce défaut de légitimité et la poussée de la mondialisation.

De tout cela résulte sur le plan « géopolitique » une formidable crise du leadership régional qui traditionnellement, depuis la post-Seconde guerre mondiale jusqu’à la fin de la bipolarité, appartenait aux trois « califats » classiques : Damas, Bagdad et Le Caire. Damas est à terre, Bagdad ne se relève pas et Le Caire est d’une extrême fragilité.

Face à ce formidable vide dans le jeu politique arabe trois blocs se présentent : un bloc conservateur, autour des monarchies traditionnelles de la péninsule, un bloc anti-islamiste, qui se retrouve dans le post-nationalisme arabe entretenu par ce qui reste de pouvoir à Damas et à Bagdad, et un bloc islamiste qui ne s’incarne dans aucun régime politique ni dans aucun État constitué, mais dans des réseaux ou des entreprises de violence.

Cette étrange formule vient casser le jeu des puissances en contraignant la diplomatie occidentale à se confronter à la mort de Carl Schmitt : pour la première fois au Moyen-Orient les amis de vos amis ne sont pas forcément vos amis, les ennemis de vos ennemis ne sont pas forcément vos amis, les ennemis de vos amis ne sont pas forcément vos ennemis et les amis de vos ennemis ne sont pas vos ennemis non plus ! On peut le vérifier à Ryad, à Téhéran, à Ankara… Cette mort de Schmitt a privé la diplomatie occidentale de sa boussole et d’une efficace réactivité.

A partir de là s’engage une lutte effrénée entre l’Arabie saoudite, qui a toujours rêvé d’exercer le leadership du monde arabe, et deux puissances, l’Iran et la Turquie, qui deviennent des acteurs essentiels du monde arabe alors qu’elles ne sont pas arabes. Un jeu triangulaire de pouvoirs  (Turquie, Iran, Arabie saoudite) se construit qui explique bien des choses et donne des insomnies à la diplomatie occidentale qui n’y comprend rien ou si peu. Le rôle des puissances traditionnelles dans le jeu moyen-oriental s’en trouve un peu plus disqualifié face à la capacité très proactive de ces trois capitales, Ankara, Ryad et Téhéran (pour les prendre dans l’ordre alphabétique).

Lorsque ce triangle dira la vérité des puissances, c’est d’abord en Irak et en Syrie que cela se jouera. Face à cela, le conflit israélo-palestinien risque d’être oublié. Dans le très court terme, Israël a le monopole de la puissance. Seule puissance nucléaire de la région, elle redoute plus que tout qu’un autre larron puisse partager cette capacité nucléaire régionale. C’est sur l’aboutissement des négociations en cours avec l’Iran que va se jouer le quatrième round du jeu de puissances. Si le président Barack Obama, qui tire très bien son épingle du jeu, réussit à imposer une nouvelle donne à travers la reconnaissance de l’Iran comme partenaire plein et entier, on verra alors peut-être se constituer un nouvel équilibre de puissances dont il ressortira peut-être quelque chose de plus facile à réguler.

Je vous remercie.

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[1] Le président Johnson rencontra le chef du gouvernement soviétique Alexis Kossyguine à Glassboro, ville du New Jersey en juin 1967. Un traité sur la démilitarisation de l’espace y fut signé.
[2] Le président américain George H. W. Bush et le dirigeant soviétique Mikhaïl Gorbatchev se rencontrèrent les 2 et 3 décembre 1989 à Malte (à bord du navire de croisière soviétique SS Maxim Gorki et du navire de guerre américain USS Belknap). Le sommet de Malte marqua la fin officielle de la guerre froide et des tensions dans les relations Est-Ouest.
[3] La Conférence de Madrid (du 30 octobre au 1er novembre 1991) fut la première tentative de la communauté internationale pour engager un processus de paix au Proche-Orient, par le biais de négociations impliquant Israël et les pays arabes dont la Syrie, le Liban, la Jordanie et les Palestiniens.

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Le cahier imprimé du colloque « Le Moyen-Orient dans la politique étrangère des puissances » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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