Débat final animé par Jean-Pierre Chevènement, Président de la Fondation Res Publica, au colloque « Le Moyen-Orient dans la politique étrangère des puissances » du 29 juin 2015.

Jean-Michel Quatrepoint
Je suis étonné que nous ayons attendu deux heures pour que soit prononcé – par Jean-Pierre Chevènement – le nom de Daesh.

Il se trouve que je connais un peu l’Iran où je me suis rendu récemment. Les Iraniens (les Perses) sont des Chiites et n’ont donc pas de volonté messianique. Barack Obama veut réellement un accord avec l’Iran mais, face à lui, l’Arabie saoudite, les pays du Golfe, Israël et une bonne partie des milieux américains sont assez opposés à cet accord sur l’Iran, notamment au Congrès. Si Hilary Clinton était restée au Département d’État il n’y aurait pas eu de négociation avec l’Iran, car elle y est fermement opposée. Barack Obama, c’est tout à son honneur, essaye d’emporter la décision.
Il y a des prolongements très importants, à commencer par la lutte contre Daesh qui n’est pas un épiphénomène. Daesh n’est pas un Nième mouvement terroriste. Pour la première fois on voit une idéologie qui se constitue en État, avec des ramifications en Libye et partout… Daesh entend remettre en cause les frontières de 1919 et exercer le califat en Syrie et en Irak par la terreur. La terreur est un mode d’organisation de cet État qui vend du pétrole et tire avantage du double jeu de l’Arabie saoudite, des émirats… et de la Turquie !

Face à cela, ne reste que l’Iran qui est prêt à se battre à mort.

Si Daesh n’est pas le salafisme, il en épouse largement les contours. Ne nous leurrons pas, ne négligeons pas les adversaires. Nous avons cette fois à faire face à un véritable danger car toute la différence entre le chiisme et Daesh, c’est le messianisme. Daesh, l’État islamique et les salafistes veulent nous convertir, ce qui n’est pas le cas des Chiites.

Merci.

Jean-Pierre Chevènement
Ce n’est pas demain qu’ils y réussiront.

Daesh prospère sur la décomposition de l’Irak et de la Syrie et sur le fait que la vaste partie occidentale de l’Irak, peuplée de tribus sunnites, s’étant vu confisquer tous pouvoirs par le gouvernement d’Al-Maliki (sorti des urnes en 2005), s’est en quelque sorte jetée dans les bras d’Al-Qaida puis, plus tard, de Daesh. J’ai entendu le Général Petraeus expliquer devant la commission des Affaires étrangères du Sénat comment il avait réussi à récupérer les tribus sunnites pour les opposer à Al-Qaida. Mais j’observe que la politique à courte vue du gouvernement de Bagdad, particulièrement d’Al-Maliki – mais, je ne vois pas que son successeur fasse une politique très différente – fait que ces populations de l’Ouest irakien se sont jetées dans les bras de Daesh.

J’ai déjà exprimé ma position sur la Syrie à la tribune du Sénat : Il ne faudrait quand même pas être « à l’ouest de l’Ouest » ! à un certain moment, on a sous-estimé les appuis dont Bachar el-Assad dispose dans la société syrienne et au dehors. Mais aujourd’hui cela se joue entre Daesh, Al-Nosra, (entre lesquels je ne fais d’ailleurs pas tellement la différence) et Bachar el-Assad. La situation, absolument dramatique, n’est pas ce que nous pouvions raisonnablement vouloir.
Les interventions occidentales ont joué un rôle tout à fait décisif dans ce phénomène que décrit Jean-Michel Quatrepoint et je pense que ce sont les musulmans eux-mêmes qui en viendront à bout. Ils en sont la principale victime et ce sont eux qui souffrent le plus. Arrivera un jour où les populations de ces contrées ne supporteront plus le régime de terreur avilissant que font régner Daesh et ses affidés.

Pierre Bessière
La Turquie joue-t-elle un rôle dans tout cela ? Si oui lequel ? J’ai beaucoup de mal à le percevoir et à le comprendre. Cela me paraît extrêmement compliqué.

Bertrand Badie
La Turquie est un pays émergent. Or l’une des caractéristiques d’une puissance émergente est la nécessité pour elle de s’ériger à un moment donné en puissance régionale. Le phénomène AKP, traduit en termes de politique étrangère, a été de considérer que les transformations que vit la Turquie passent par sa construction comme puissance régionale. Cette notion de puissance régionale n’avait aucun sens dans le contexte de la bipolarité. La Turquie était membre de l’OTAN et n’avait aucune ambition en matière de rayonnement régional. Dans ses écrits, notamment dans son fameux livre sur la « profondeur stratégique » [1], M. Davutoğlu a expliqué que la Turquie était arrivée à un stade où elle devait se constituer en puissance régionale. Pour ce faire, un modèle souterrain revenait très fort : l’ottomanisme, notion dont M. Davutoğlu fait un usage extrêmement important. Dans un premier temps, cette conversion s’est passée remarquablement bien. L’intelligence de M.Erdogan, de M.Davutoğlu et d’Abdullah Gül a été de traduire cette politique de rayonnement régional par une « politique de zéro problème ». La Turquie s’est donc réconciliée avec l’Iran, avec la Grèce, avec la Syrie (ennemie remarquable du temps de la bipolarité) et avec l’Irak. Elle a même été le grand pourvoyeur de la partie kurde de l’Irak. Erbil, dans sa modernité, a été une fabrication turque, l’aéroport d’Erbil, par exemple, a été construit par la Turquie.
Tout se passait merveilleusement bien jusqu’au « printemps arabe ».

Il y aurait beaucoup à dire sur ce « printemps arabe » (je rejoins par une autre porte ce que Jean-Pierre Chevènement disait tout à l’heure). Il traduisait le fait que le monde arabe n’avait jamais existé pour lui-même car il avait toujours été instrumentalisé : instrument à produire du pétrole, instrument à contrôler les flux migratoires, instrument à veiller à la sécurité d’Israël. Jamais un travail de modernisation, encouragé de l’extérieur, n’avait donc pu se faire jusque-là à l’intérieur du monde arabe.

L’ébullition qui s’est produite dans le monde arabe à partir de fin 2010 – début 2011 a retourné le problème. La Turquie s’est aperçue que tous les efforts qu’elle avait faits pour se concilier ses voisins se transformaient en problèmes : problème avec ce qui se passait en Syrie, problème avec les transformations effectuées en Irak, problème, indirectement, avec l’Iran : les relations entre la Turquie et l’Iran se sont à nouveau dégradées. C’est ce qui a donné à la notion de puissance régionale turque un second sens que lui ont insufflé M. Erdogan et M. Davutoğlu peut-être moins suivis par Abdullah Gül. Le divorce qui s’est opéré à ce moment-là au sein de l’AKP a conduit ses leaders à considérer qu’au lieu de chercher une politique de « zéro problème »  et de domination dans la région, il fallait entrer dans des politiques de soutien actif à un certain nombre de mouvements. Disons, pour ne fâcher personne, que la Turquie est amenée à ne pas faciliter la tâche des mouvements kurdes au nord de l’Irak et de la Syrie face à Daesh. D’un certain point de vue c’est un échec parce qu’il n’a jamais été démontré dans l’histoire qu’on pouvait se construire en puissance régionale en activant des mouvements de contestation chez le voisin. Une puissance régionale se constitue par une alliance entre États. C’est ce qui a été fait dans un premier temps, c’est ce qui n’est plus possible dans un deuxième temps. Et c’est une des raisons des difficultés que rencontre aujourd’hui la politique étrangère de l’AKP.

Francis Perrin
Quand on parle de Daesh et du pétrole, trop souvent on ne met l’accent que sur les ventes de pétrole par Daesh, notamment vers la Turquie. C’est une réalité, c’est important. Mais pour avoir une vision plus globale il faut garder à l’esprit que pour l’État islamique, pour Daesh, le pétrole a trois utilités :

Avec du pétrole on fait des carburants. Daesh mène une guerre, en Syrie et en Irak. Il n’y a pas de guerre sans carburant. Daesh, ce ne sont pas des va-nu-pieds errant dans le désert, ce sont des véhicules, des véhicules blindés, des chars pris à l’armée irakienne, à l’armée syrienne… Et la première importance du pétrole brut, pour Daesh, c’est de le transformer en carburants, notamment dans des raffineries artisanales, des mini-raffineries. C’est l’aspect essentiel qu’on oublie trop souvent.

Il est important pour Daesh de pouvoir approvisionner en produits pétroliers les populations dans les zones que contrôle l’État islamique en Syrie et en Irak. Dans une politique de la carotte et du bâton, c’est un moyen, au-delà de la terreur, de s’assurer une certaine allégeance de ces populations. Cela permet aussi, vis-à-vis de ces populations et du reste du monde, de dire : nous ne sommes pas un groupe terroriste, nous sommes un État capable de répondre aux besoins de ces populations. Nous leur fournissons les produits pétroliers indispensables à leur vie quotidienne. C’est donc aussi un outil de propagande.

Bien sûr, l’exportation d’une partie de ce pétrole ou, plus souvent, de ces produits pétroliers, permet d’obtenir des devises, des dollars, pour acheter des armes, pour payer des combattants, pour alimenter la propagande. La commercialisation de ce pétrole est importante mais ce n’est qu’un des trois usages du pétrole et on oublie souvent les deux premiers.

Le pétrole, pour l’État islamique, c’est à la fois beaucoup et peu.

En termes de flux pétroliers mondiaux c’est très faible. Selon les estimations que nous réalisons à Pétrole et Gaz Arabes (PGA), Daesh contrôle en Syrie et en Irak une capacité de production – et pas forcément une production – de l’ordre de 80 000 barils par jour qui, évidemment, varie. La production pétrolière mondiale est de 92 millions de barils par jour. La capacité de production de l’État islamique représente donc moins d’un millième des flux pétroliers mondiaux.

Mais pour un groupe terroriste, en termes d’argent, c’est beaucoup. La production que contrôle Daesh ne lui permet pas d’agir sur les prix du pétrole ni de modifier l’offre pétrolière mondiale. Elle ne lui confère aucune influence. Mais la rente pétrolière représente beaucoup d’argent pour ce groupe terroriste.

Les relations entre Daesh et le pétrole ont connu un apogée à l’été 2014. Depuis, heureusement, les choses vont moins bien pour l’État islamique sur le front pétrolier, pour deux ou trois raisons.
La chute des prix du pétrole pénalise tous les vendeurs de pétrole : les compagnies pétrolières, les États pétroliers et les groupes, comme Daesh, qui vendent une partie du pétrole qu’ils contrôlent. Lorsqu’en début d’année le prix du pétrole est passé de 100 dollars par baril à moins de 50, avant de remonter à 60 ou 65 dollars par baril, cela a fait mal à tous ceux qui vendent du pétrole, y compris Daesh. D’autant plus que Daesh ne peut pas vendre son pétrole au prix officiel. Lorsque le pétrole était à 100 dollars par baril, Daesh le vendait peut-être à 50, à 40 ou à 30 dollars par baril. Maintenant qu’il est à 60 ou à 65, il ne le vend pas à 50 car ce pétrole est très lourdement marqué politiquement. Donc il y a une perte de recettes importante pour Daesh sur le front du pétrole.
Des frappes américaines ont lieu tous les jours en Syrie et en Irak depuis août 2014. En Syrie, certaines de ces frappes ont visé non pas des puits de pétrole, comme on l’a dit souvent à tort, mais ces mini-raffineries artisanales qui permettent justement à Daesh d’avoir des carburants, des oléoducs et des points de collecte du pétrole. Ce n’est pas le cas en Irak où ces frappes ne se font qu’après approbation du ministère irakien de la Défense, lequel ne veut pas voir démolir des actifs pétroliers qu’il compte récupérer.

Ces frappes aériennes quotidiennes ont parfois contraint Daesh à arrêter la production de certains champs qui, en zone désertique,  représentent une cible idéale. Cela contribue à diminuer la production pétrolière contrôlée par Daesh.

Pour ces trois raisons, le pétrole est nettement moins important aujourd’hui qu’il y a un an dans l’arsenal financier et budgétaire de Daesh. Sa part dans les recettes de l’État islamiste a sensiblement diminué. C’est une bonne nouvelle mais, malheureusement, le pétrole n’est pas la seule recette de Daesh.

Loïc Hennekinne
Merci beaucoup pour cet éclairage passionnant sur les ressources de Daesh.

Alain Dejammet
Le fil conducteur de cette réunion était, en filigrane, le jeu des puissances dans la solution éventuelle des crises.

Il faut y ajouter le rôle important des acteurs individuels, de leurs actions.

Les guerres sont souvent le fait de chefs d’État ou d’individus, en dehors de tout jeu, de toute pression d’une puissance quelconque.

Il est certain que la guerre menée par l’Irak contre l’Iran ou, plus tard, l’invasion du Koweït, furent des initiatives de Saddam Hussein lui-même. Il n’était pas vraiment poussé par les autres puissances même s’il pouvait y avoir une sorte de nihil obstat de la part des États-Unis en ce qui concerne le Koweït.

De même, la traversée du canal de Suez par Anouar el-Sadate fut une décision du seul Anouar el-Sadate.

Il arrive aussi que les États ou les chefs d’État jouent un rôle positif.

Rappelons qu’en dehors de toute activité des puissances les négociations d’Oslo (1993) avaient abouti à des accords qui auraient pu être extraordinairement positifs. Or elles furent menées par des négociateurs individuels en l’absence de toute influence et même de tout intérêt manifesté par les puissances.

Rappelons aussi la décision totalement individuelle d’Anouar el-Sadate d’aller à Jérusalem (1977).
Ne considérons donc pas que le jeu ou les solutions au Moyen-Orient relèvent exclusivement des puissances.

Toutefois, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité pourraient jouer un rôle décisif et apporter une solution au problème israélo-arabe s’ils s’engageaient fermement à obtenir le retrait des territoires occupés et à garantir la sécurité d’Israël par un déploiement de troupes. Cela supposerait une véritable action solidaire des cinq membres permanents et non les habituelles discussions, rencontres d’experts, promenades au Moyen-Orient, (à Charm al-cheikh ou ailleurs). Mais cet engagement catégorique absolu à garantir physiquement la sécurité d’Israël en échange d’un retrait des territoires occupés – qui, peut-être, pourrait faire réfléchir les Israéliens – n’existe pas.

En 1969, une concertation de quatre des cinq membres permanents (la Chine de Taïwan était alors délaissée), organisée à l’initiative du Général de Gaulle pour imposer la mise en œuvre de la résolution 242 du Conseil de sécurité, avait commencé à donner des résultats. On n’en parle plus du tout mais c’était le début de la concertation à quatre : Américains, Anglais, Russes et Français. Les Russes, supposés être les défenseurs des Arabes, s’étaient montrés tout à fait réalistes, envisageant qu’un retrait pût être conditionné par quelques rectifications de frontières. Ce début de négociation fut interrompu par le retrait des Américains qui, déjà, succombaient à ce qui deviendrait leur hubris, l’idée qu’ils pouvaient jouer seuls. Ils en ont fait la démonstration dans les années qui suivirent.

La concertation à quatre fut donc abandonnée.

Mais on peut reprendre cette idée, à condition d’être conscients du rôle de la Russie, ce qui, évidemment, n’est pas le cas aujourd’hui. Je répète qu’en 1969, la Russie qui, malgré Glasboro (1967) et les balbutiements d’un dialogue américano-soviétique, était encore très éloignée de l’Occident, avait engagé à New York une concertation avec les trois autres membres occidentaux sur la mise en œuvre de la fameuse résolution 242 qui posait le cadre, toujours actuel, d’un règlement de paix au Proche-Orient.

On oublie que la Russie, présente au Moyen-Orient, y exerce une influence égale ou très largement supérieure à celle de certains partenaires occidentaux. Au Moyen-Orient, le monde chrétien qui compte – à l’égard duquel on commence enfin à manifester un peu d’intérêt et un peu d’inquiétude – est un monde foncièrement orthodoxe. La Russie, présente à Jérusalem, en Syrie etc., ne participe aux discussions qu’épisodiquement parce qu’on ne lui reconnaît pas le rôle essentiel qui devrait être le sien. Aujourd’hui, aux prétextes de la Crimée et de l’Ukraine, on isole la Russie et on ne joue pas le jeu d’un véritable partenariat avec ce pays qui pourtant, tout le monde en est conscient, a été plutôt de bon conseil à propos de l’affaire iranienne. Je considère en effet que la Russie s’est comportée de manière positive à propos du règlement iranien. Il est très vraisemblable qu’elle ferait la même chose si on lui accordait tout son rôle, tout son poids, et si on revenait à une véritable concertation à cinq avec la Chine (un peu absente, la Chine est quand même intéressée par les gisements pétroliers, comme M. Perrin l’a si bien expliqué).
Pour revenir au « jeu des puissances, une véritable détermination à faire jouer aux cinq membres permanents du Conseil de sécurité tout leur rôle, en donnant toute sa place à la Russie, ouvrirait peut-être une petite perspective de solution. Aujourd’hui, notre obsession en ce qui concerne l’Ukraine et la Crimée y oppose un blocage très regrettable.
Merci.

Loïc Hennekinne
Je remercie Alain Dejammet de nous avoir donné cet éclairage onusien tout en soulignant l’importance des hommes. À ce propos, en écoutant Bertrand Badie tout à l’heure, je me disais que l’un des grands drames dans l’affaire Israël-Palestine fut l’assassinat d’Yitzhak Rabin, l’un des rares israéliens qui aurait pu faire entendre raison à ses amis politiques.
C’est sur cette remarque que nous conclurons ce colloque.

Je voudrais remercier nos intervenants, ceux qui ont posé des questions et les visions toujours passionnantes du président de la Fondation Res Publica.

—————
[1] Strategik Derinlik, (Profondeur stratégique : la position internationale de la Turquie), Ahmet Davutoğlu, éd. Kure yayinlari, Istanbul, avril 2001.

————–
Le cahier imprimé du colloque « Le Moyen-Orient dans la politique étrangère des puissances » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

S'inscire à notre lettre d'informations

Recevez nos invitations aux colloques et nos publications.

Veuillez saisir une adresse email valide.
Veuillez vérifier le champ obligatoire.
Quelque chose a mal tourné. Veuillez vérifier vos entrées et réessayez.