Fiscalité et code du travail, deux maux français

Intervention de M. Laurent Burelle, Président Directeur Général de Plastic Omium, au colloque « Quel modèle de réindustrialisation pour la France ? » du 1er juin 2015.

Monsieur le ministre,
Cher président,
Mesdames, Messieurs,

« Quel modèle de réindustrialisation pour la France ? »
« Quel modèle… ? » Faut-il un modèle ? Le fait d’en avoir eu un pendant très longtemps m’amène à en douter.

« … de réindustrialisation… », ce «  » exhale un relent de protectionnisme, à moins qu’il n’exprime la nostalgie du bon vieux temps.

Je souscris à l’analyse de M. Gallois mais pas à sa conclusion et je me permettrai un commentaire sur la « réindustrialisation pour la France » car, dans un monde globalisé, tout cela est très compliqué.

Avant de répondre à la question posée, je voulais vous dire, Monsieur le ministre d’État, que je suis très honoré d’être là, en raison de la considération que je vous porte depuis très longtemps. Nous avons eu l’occasion de travailler ensemble dans les communautés de communes du Belfortain et votre aide nous a été précieuse.

Il me faut quand même un certain courage pour être là car contredire M. Louis Gallois, président d’une société à qui je facture 700 millions d’euros par an, n’est pas une preuve d’intelligence de ma part ! Mais tout cela est très cordial et amical. Nous aimons tous notre pays et le but de la conversation est l’amélioration de ses conditions. Toutefois, pour quelqu’un comme moi, qui incarne l’entreprise, l’héritage et le capitalisme, il peut être délicat de se mettre en porte-à-faux vis-à-vis de vous, saint laïque, icône de l’industrie. Mais je l’assume ! Car le groupe que je préside depuis quatorze ans avait 9 000 employés quand j’en ai pris la tête, il en a désormais 26 000 ; il était présent dans 15 pays, il l’est aujourd’hui dans 30 pays ; il avait 60 usines, il en a désormais 130. Nous avions 5 000 employés en France… et nous en avons toujours 5 000 alors que l’industrie automobile, sur la même période, a dégraissé ses effectifs de 37 %.

Pour expliquer cette désindustrialisation, on met en avant le coût du travail : il est vrai que toutes les unités créées à l’étranger par des groupes français ne se justifient pas par la seule conquête de nouveaux marchés. Toutefois, ce n’est pas le coût du travail en soi mais les charges sociales qui ont besoin d’être abaissées en France, comme vous l’avez dit. Ce qui renvoie, derrière celles-ci, à la racine du problème, c’est-à-dire aux 33 % du PIB que l’on dédie chaque année aux dépenses sociales dans notre pays, dépenses sociales qui restent en France principalement financées par des prélèvements sur le travail.

Nous sommes tous conscients de la nécessité d’instaurer la confiance mais nous ne voulons pas forcément la générer de la même manière. Je vous invite à comparer l’épaisseur des codes du travail suisse, allemand, anglais et français ! [M. Burelle dispose les ouvrages devant lui. Il apparaît que le code du travail français est le plus épais]. Si vous êtes une très grosse société (je ne vous parle pas d’une TPE mais d’Airbus ou de Sanofi), vous êtes équipé pour faire face à cette complexité : un étage de Sciences Po, un étage de DESS, un étage d’énarques… C’est un avantage non compétitif, c’est une barrière à l’entrée en France.

Comment générer la confiance, c’est-à-dire « les investissements de demain » qui, comme l’a dit le chancelier Schmidt, « feront les emplois d’après-demain » [1] ? Seuls les très grands groupes peuvent vivre sous des modes de financement d’acomptes gouvernementaux, de subventions remboursables etc. mais ce n’est pas la vie industrielle de base. Qu’est-ce qui peut me convaincre d’acheter une machine à couper l’aluminium pour faire des fenêtres à Romorantin plutôt qu’un Mercedes break ?

La confiance qui me poussera à investir dépend de la flexibilité de l’emploi, c’est-à-dire d’un code du travail qui me sécurise. Je ne parle pas d’hyper-flexibilité, ne voyez aucune caricature dans mes propos mais, au contraire, une envie que mon pays continue d’avancer, qu’une industrie forte s’y développe. Je parle d’un code du travail qui favorise l’emploi, c’est-à-dire qui permette d’échouer et de ne pas maintenir le poste de travail quand les carnets de commandes sont vides. Je parle d’une fiscalité qui ne soit pas confiscatoire pour les capitalistes comme moi.

Je suis fier de ce que j’ai fait, j’adore les usines, je les visite tous les jours, la nuit, je n’arrête pas d’en construire, d’en ouvrir… Comme beaucoup de gens de ma génération, j’ai le drapeau à la main (je dois être chevènementiste, c’est mon problème). Mais avec les taux d’imposition auxquels je suis soumis (70,5 %), il faut croire que c’est une position plutôt irrationnelle.

J’en donnerai une illustration avec le cas de mon ami Norbert Dentressangle. Qui, dans ce pays a compris pourquoi ce dernier a vendu sa société de transport routier [2] ? En réalité, ses deux enfants ne souhaitent pas rejoindre la société. Donc, n’étant pas mandataires sociaux dirigeants de la société, ils devront payer chaque année 1,8 % de 2,5 milliards, c’est-à-dire environ 20 millions d’euros d’impôts chacun par an… Donc, M. Dentressangle, à son âge, doit vendre pour que son entreprise ne parte pas à vau l’eau. Ce n’est pas un péché de parler de fiscalité ! L’impôt sur la fortune (ISF) crée du chômage. face à la prochaine grève des camionneurs, il n’est pas certain en effet que le groupe américain qui a acheté cette société manifeste la même patience devant les subtilités du dialogue social « à la française »…

Donc la fiscalité est synonyme d’investissement quand elle permet une certaine liberté de faire du profit.

Je voudrais, pour finir, citer ici quelques extraits d’articles parus récemment dans la presse.
Madame Delanglade nous dit dans Les Echos que « la production industrielle américaine a dépassé le niveau d’avant-crise » et que « pour la première fois en quinze ans, le secteur recommence à créer des emplois » [3] …

Louis Gallois
C’est le sujet d’une étude de la Fabrique de l’industrie [4].

Laurent Burelle
… dans les échos du 27 mai, Monsieur le Premier ministre, à propos du compte pénibilité, nous dit « c’est un message de simplification et de confiance aux chefs d’entreprises que je veux faire passer [5] ». Faire passer de l’enthousiasme et de la confiance par le compte pénibilité… ?  Je vous prédis qu’on va en embaucher, des gens qui ne servent à rien !

M. Macron : « Je déplore le cynisme croissant du capitalisme vis-à-vis du politique [6] … » Non, Monsieur le ministre, ce n’est pas du cynisme, c’est une douleur pour mon pays.

Selon les Gracques, si une conception obsolète de la société et de l’économie est le seul ciment de l’ensemble, alors il faut absolument quitter le bâtiment avant qu’il ne s’effondre [7].  Je suis d’accord et, moyennement confiant, j’internationalise mon groupe à très grande vitesse. 90 % de mon chiffre d’affaire est fait à l’étranger, contre 50 % il y a quinze ans. Certes, je garde mon centre de décision ici. Je maintiens mon chiffre d’affaire ici. Je maintiens mon effectif ici. Mais je pense que la globalisation de mon groupe depuis quinze ans a permis la sauvegarde des usines et des emplois français. Quand on travaille en Chine, on gagne de l’argent en Chine, on paie des impôts en Chine et les dividendes qui arrivent en France sont taxés en rentrant dans le système. Personne ne semble gêné par le fait que le travail des ouvriers chinois contribue aux dépenses de la société française…

Le Figaro, dans son édition du 29 mai, nous apprend que les mêmes Chinois se sont lancés avec la stratégie Made in China 2025 dans l’automatisation de leur outil de production. En France, le débat sur l’utilisation de la robotique dans l’industrie est dominé par les craintes sur l’emploi. Les gains de productivité et l’externalisation sont pourtant des facteurs fondamentaux et positifs de l’amélioration des marges des entreprises qui leur permettent d’investir et d’améliorer la qualité. L’expérience montre que les emplois qui sont détruits dans les secteurs qui recourent à l’automatisation sont plus que compensés par la création d’emplois dans de nouvelles activités.

Je terminerai en citant Christian Pierret dans un de ses papiers très récents … J’ai cru que c’était moi qui l’avais écrit… Vous m’avez débordé sur ma droite, Monsieur le ministre ! : « La part de l’industrie dans le PIB – 11,5 % en 2013 – nous place au quinzième rang de la zone euro, aux côtés de… la Grèce ! » … « Le recul du financement privé doit être enrayé par un retour à une politique de reconnaissance de la valeur du succès, manifesté par la création de plus-value, que la fiscalité ne doit plus pouvoir confisquer, même de manière dégressive. » [8]

En conclusion, pas de croissance de l’investissement sans retour de la confiance, elle-même conditionnée à une fiscalité incitative et une flexibilisation raisonnable des relations sociales (je ne prononce pas le mot affreux de contrat de travail).

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[1] « Les profits d’aujourd’hui font les investissements de demain qui feront les emplois d’après-demain … » – Helmut Schmidt, Chancelier social-démocrate (SPD) de l’Allemagne fédérale (1974-1982).
[2] Le groupe Norbert Dentressangle, numéro un français du transport et de la logistique, a annoncé le 29 avril 2015 son rachat par l’américain XPO Logistics pour un prix total de 3,24 milliards d’euros.
Rien, sur le plan des affaires, ne laissait présager cette vente. Loin d’être en difficulté comme d’autres, Norbert Dentressangle faisait figure de référence dans le secteur. Avec 42.000 salariés et 4,7 milliards de chiffre d’affaires en 2014, dont les deux tiers hors de France, le groupe avait su internationaliser son activité tout en se diversifiant (la logistique est devenue tout récemment la principale activité du groupe). Fin février, lors de la présentation des résultats annuels du groupe, la direction évoquait même la possibilité de nouvelles acquisitions.
Mais cette stratégie industrielle très rodée se doublait, depuis deux à trois ans, « d’une réflexion très responsable, très méthodique » sur la question de la succession, a indiqué Norbert Dentressangle au cours d’une conférence de presse. En 1998, de lourds problèmes de santé l’avaient contraint à quitter le pilotage opérationnel du groupe, tout en demeurant au conseil de surveillance. Sa femme et son fils y siégeaient également, mais ni lui ni sa fille « ne se voyaient endosser cette lourde responsabilité d’être un actionnaire d’un groupe de cette taille », a révélé le fondateur.
[3] « Renouveau industriel : l’autre rêve américain », Sabine Delanglade, les échos, 27 mai 2015
[4] L’industrie américaine : simple rebond ou renaissance ?’ analyse de La Fabrique de l’industrie sur la reprise industrielle aux États-Unis. Note à paraître le 8 juin 2015.
[5] Manuel Valls, a reçu le 26 mai un rapport sur le compte personnel de prévention de la pénibilité (crée par la loi du 20 janvier 2014 au bénéfice des salariés exposés à des travaux pénibles) visant à rendre le dispositif plus simple, plus sécurisé et mieux articulé avec la prévention L’objectif du rapport est de « lever toutes les inquiétudes qui pouvaient exister parmi les employeurs », a souligné Manuel Valls qui a tenu à passer « un message de simplification, de confiance aux chefs d’entreprise ».
[6] Extrait de la tribune d’E. Macron dans Le Monde du 25 avril 2015 : « Retrouver l’esprit industriel du capitalisme »
[7] « Réformer ou tomber », Tribune par Les Gracques parue dans Le Point le 21 mai 2015. « Tout dépend, comme pour un immeuble, de l’état des fondations et de la structure. Quand elles sont saines, on peut modifier l’édifice. … Mais si une conception obsolète de la société et de l’économie sont le seul ciment de l’ensemble, alors il faut quitter le bâtiment avant qu’il ne s’effondre. »
[8] Extraits de « Sauver l’industrie française », coécrit par Christian Pierret et Michel Rousseau, paru dans Le Figaro du 5 mai 2015 (rubrique Champs libres-débats)

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Le cahier imprimé du colloque « Quel modèle de réindustrialisation pour la France ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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