Débat entre Jean-Pierre Chevènement, Louis Gallois et Laurent Burelle

Débat entre Jean-Pierre Chevènement, Louis Gallois et Laurent Burelle, au colloque « Quel modèle de la réindustrialisation pour la France ? » du 1er juin 2015.

Jean-Pierre Chevènement

Merci, Monsieur le président.

Nous sommes ici dans une discussion entre gens de parfaite bonne foi. Je pense que chacun a exprimé ce qu’il croit juste. J’invite chacun des intervenants qui vont s’exprimer à s’appliquer ce principe de laïcité intérieure qui consiste à se demander toujours si l’idée que l’on va exprimer n’est pas une idée neuve d’autrefois – c’est-à-dire une idée toute faite d’aujourd’hui – et à essayer d’affiner sa perception.

Je vais, pour vous donner l’exemple, répondre à une question de Louis Gallois sur l’éducation nationale et l’apprentissage. J’ai été le ministre de l’éducation nationale qui, en 1985, a créé les baccalauréats professionnels, non pas du tout pour permettre aux bacheliers de l’enseignement professionnel d’entrer dans l’enseignement supérieur mais pour procurer aux entreprises françaises une main d’œuvre mieux qualifiée. J’avais développé à l’époque une politique d’alternance avec les entreprises qu’on aurait pu systématiser. Sans doute aurait-il fallu aller dans ce sens-là mais je constate que toutes les mesures prises depuis lors ont tendu à réduire le temps passé dans l’entreprise et même à promouvoir un bac pro non plus en quatre ans mais en trois ans [1], ce qui enlevait encore du temps aux entreprises. Je ne suis pas du tout contre l’apprentissage, absolument indispensable dans certains domaines, notamment l’artisanat. Mais je constate que, historiquement, les choses se sont passées dans chaque pays d’une manière particulière. Par exemple, on nous vante le système allemand. Or les élèves qui entrent à onze ans dans ce qu’on appelle des Realschulen savent qu’à l’âge de quinze ou seize ans ils vont rentrer dans un système dual entreprise/école professionnelle. Autrement dit la sélection se fait à onze ans. Pourrait-on, en France, opérer cette sélection à onze ans sans provoquer une levée de boucliers dans tous les milieux?

Laurent Burelle
Germanophone et germanophile, je peux vous dire qu’en Allemagne la considération sociale vis-à-vis de l’apprentissage n’a rien à voir avec ce qu’elle est en France. En Allemagne l’apprentissage vous amène à la présidence de BMW. Je ne crois pas, cher Louis Gallois, que l’apprentissage puisse amener à la présidence de PSA ou de Renault. En France on vous présente des condoléances si vous avez un enfant en apprentissage. En Allemagne cela vous vaut la considération de tout le monde dans votre rue car l’apprentissage est un cursus brillant.

Jean-Pierre Chevènement
En France nous vivons sur cette idée qu’il y a ce qu’on appelle une culture générale, une culture commune, qui doit être assurée à tous les enfants jusqu’à quinze ans. Il faudrait sans doute revoir et diversifier ce qu’on a appelé le « collège unique », créé en 1975 par M. Haby, ministre de l’éducation nationale de M. Giscard d’Estaing. Personne n’a jamais osé le faire. Jean-Luc Mélenchon, qui a été à mon avis un très bon ministre délégué à l’Enseignement professionnel (2000-2002), s’y est essayé. Mais le temps lui a manqué. La prise de conscience devrait être beaucoup plus générale. Le système de l’apprentissage en France n’est pas le système dual allemand qui s’applique y compris dans les grandes entreprises allemandes, ce qui n’est pas du tout le cas en France. Mais on aurait pu, à l’intérieur des lycées professionnels, développer des formules d’alternance pour créer l’équivalent de ce qu’est la formation professionnelle en Allemagne, avec cet aller et retour entre l’entreprise et l’école professionnelle.

M’intéressant à la chose publique depuis fort longtemps, ayant été ministre de la Recherche, ministre de l’Industrie, ministre de l’éducation nationale etc., je dirai quand même que nous avions fait, dès le départ, un diagnostic à peu près juste. Les moyens n’ont pas suivi pour différentes raisons : il aurait fallu que les gouvernements aient la volonté et disposent de la durée et surtout qu’au départ les diagnostics soient partagés. Ils ne l’étaient pas toujours au sein de la gauche elle-même. De plus, la volonté politique se heurte à des corporatismes très forts. Ainsi le mot d’ordre de valorisation de la recherche que j’ai lancé en 1982 suscite toujours des réticences parmi les chercheurs ou les enseignants chercheurs.

Louis Gallois
Non, il y a un énorme progrès dans ce domaine.

Jean-Pierre Chevènement
Je m’en réjouis. Mais j’ai pu constater ces réticences quand j’étais au conseil d’administration d’une université de technologie. Il y a sans doute plus de doctorants aujourd’hui qu’il n’y en avait hier mais trente ans ont déjà passé.

Louis Gallois
Mais si on n’enregistre pas les progrès réalisés, même si on les juge insuffisants, on n’a aucune chance de progresser.

Je vais répondre à M. Burelle sur le droit du travail. Pour comparer les différents codes du travail il faudrait savoir exactement de quels sujets chacun traite. Cela mériterait d’être regardé dans le détail. Par exemple, beaucoup de textes annexes ne figurent pas dans le code du travail suisse. Il n’en reste pas moins que le droit du travail français est d’une grande complexité. Tout le monde y a sa part de responsabilité, notamment les différents gouvernements qui ont successivement empilé les lois et règlements. Rien ne peut changer dans ce domaine sans un certain niveau de consensus.

Je me permettrai à ce sujet de faire une critique au MEDEF où siège votre frère, Jean Burelle [2] (chargé de la modeste Corée [3], je suis sous ses ordres au MEDEF international). Trois organisations syndicales, la CFDT (Confédération française démocratique du travail), la CFE-CGC (Confédération française de l’encadrement – Confédération générale des cadres) et la CFTC (Confédération française des travailleurs chrétiens), étaient prêtes à s’engager dans une démarche de réforme. Je crois avoir dit aux responsables du MEDEF que c’était un actif extrêmement précieux, d’autant plus que ces organisations représentent – hasard des élections – 51 % du corps électoral des salariés, c’est-à-dire la majorité. Je pense que l’accord du 11 janvier 2013 sur la sécurisation de l’emploi [4] en a bénéficié. Mais cette dynamique s’est épuisée parce qu’on n’a pas maintenu le dialogue avec ces trois organisations de manière positive, en leur permettant de trouver quelques avantages dans la négociation qu’on menait avec elles (on ne peut uniquement leur demander des sacrifices !). L’échec de la négociation sur le dialogue social est pour moi symptomatique du fait qu’on a perdu le contact avec ces trois organisations syndicales. On les a laissées repartir dans leurs difficultés, notamment la CFE-CGC, qui est partiellement à l’origine de l’échec. Je ne voudrais pas que la perspective d’élections professionnelles patronales ne conduise le MEDEF et la CGPME, pour attirer les PME, à des surenchères telles que même la loi qui va être votée [5] ne puisse pas l’être dans de bonnes conditions. Je pense qu’on a gaspillé une cartouche extrêmement précieuse en n’entretenant pas le dialogue social avec ces acteurs dont certains me paraissaient prêts à faire mouvement sur les accords de compétitivité-emploi pour les ouvrir largement. Nous sommes revenus, des deux côtés, dans les mêmes errements : bloquer le dialogue social, demander à la loi de régler le problème… puis critiquer la loi de toutes parts !

Laurent Burelle
Mais le président du MEDEF doit calmer et rassurer les millions de PME et TPE qui, n’ayant pas les outils leur permettant d’optimiser la loi à leur avantage, sont très radicalisées.

Louis Gallois
L’artisanat a accepté des choses que les patrons de PME refusent. Faut-il en déduire que l’artisanat est plus éclairé que les patrons de PME sur la représentation des syndicats dans les petites entreprises ? On ne peut pas demander aux syndicats de jouer le jeu du dialogue social, c’est-à-dire du progrès de la discussion, notamment sur le code du travail, si on ne leur donne pas leur place dans l’entreprise et dans la négociation. Nous sommes actuellement sur ce sujet dans des postures qui sont une régression par rapport à ce que l’on a connu en 2012-2013. Personnellement je le regrette parce que je pense que cet aspect est clé ! Certes il faut simplifier mais simplifier suppose un niveau de consensus que nous devons être capables de créer.

Laurent Burelle
Sinon, il n’y aura pas d’embauche !

Louis Gallois
C’est notre responsabilité à nous, chefs d’entreprises, qui sommes à la manœuvre, de créer ce consensus. Les politiques ont de vraies difficultés pour le créer eux-mêmes, peut-être parce qu’ils sont dévalorisés.

Laurent Burelle
L’investissement, c’est la dette. Il faut savoir porter une dette, ce qui exige d’envisager le futur avec enthousiasme. Les sociétés, quelle que soit leur taille, pour investir, se développer et donc créer de l’emploi, doivent porter de la dette : un acte de courage et de confiance dans l’avenir que ces textes ne favorisent pas.

Louis Gallois
Le problème consiste à trouver par quelle mécanique on change ces textes. Un acte brutal créerait une réaction de blocage et rien ne pourrait se faire. (exemple du CPE)

Jean-Pierre Chevènement
J’apprécie beaucoup la manière dont Louis Gallois a posé le problème en disant que l’industrie française a le choix entre la voie espagnole, c’est-à-dire la dévaluation interne, brutale mais qui permet de retrouver une compétitivité par les prix, et la voie malheureusement lente, trop lente selon moi, de la stratégie de montée en gamme qui implique naturellement au niveau des entreprises les marges sans lesquelles on ne peut pas la financer. Même l’acte de courage qui consiste à s’endetter n’est pas possible s’il n’y a pas les fonds propres et une rentabilité suffisante pour permettre cet endettement. Par conséquent on laisse vieillir l’appareil de production.

Le choix fondamental est là, entre ces deux voies.

La voie lente nous est-elle permise ? Si la confiance était au rendez-vous ça se verrait. Ce n’est pas le cas. Comment la créer ? Je cherche, j’aimerais trouver. Je ne pense pas que les exhortations qui sont faites ou les plaintes que j’entends s’exhaler soient de nature à recréer cette confiance.

En principe un pays a la monnaie qui convient à son économie. Je dis que la France n’a pas aujourd’hui la monnaie qui convient à son économie. La France est prisonnière d’une monnaie surévaluée depuis très longtemps par rapport à ses voisins de la zone euro vis-à-vis desquels elle est en déficit. On ne veut pas le voir. On préfère s’aveugler volontairement. La monnaie unique est un tabou. Je souscris à l’idée que la seule voie qui soit praticable est cette stratégie dite de « montée en gamme ». Suffit-il de s’échiner à exhorter un peuple qui n’entend pas, des industriels qui pour la plupart pensent que la France n’est plus un pays où il faut investir ? M. Burelle nous a dit tout à l’heure très nettement qu’il vaut mieux investir à l’étranger. Lui-même ne sauvegarde les 5 000 emplois qu’il a pu conserver en France que parce qu’il a aujourd’hui plus de 20 000 emplois à l’étranger. Mais le problème qui se pose est celui de l’économie française, ce n’est pas celui des entreprises françaises qui, telles nos entreprises du CAC40, se développent très bien… à l’étranger ! Elles ne se développent pas en France. C’est l’économie française qui en pâtit et c’est le peuple français, dont nous sommes responsables, qui souffre.

Comment sortir de cette nasse ? Je vois toutes les difficultés de la zone euro. M. Tsipras lui-même parle de monnaie parallèle. Peut-être est-ce une voie. Ne la rejetons pas a priori. J’entends aussi le scepticisme qui s’exprime en Allemagne sur la viabilité à long terme de ce système de monnaie unique. Cela mérite qu’on y réfléchisse.

Dans l’immédiat je dirai quand même que la confiance implique le patriotisme, une dimension qui, aujourd’hui, manque cruellement, notamment dans nos classes dirigeantes. Ce qui meut aujourd’hui les élèves de nos grandes écoles n’est plus ce qui mouvait des gens comme votre père, M. Burelle, ou comme le patron de Sanofi, M. Dehecq [6], qui me disait avoir été l’élève de Guillaumat et qui était de cette race d’industriels qui pensaient d’abord à la France.

Nous voyons aujourd’hui les sièges sociaux s’installer en Suisse, nous voyons le destin d’Alcatel, Alstom, Péchiney, Lafarge, Sacilor… et je pourrais en citer combien d’autres ! Je regarde ce mouvement. S’il continue, presque toujours dans le même sens, c’est bien qu’il manque un ressort. La revue Le Débat publie un article de M. René Iffly [7] qui énumère les secteurs où il faut produire : la santé, la chimie verte, les nanotechnologies, les technologies numériques, ce que Louis Gallois a dit tout à l’heure.
Je crois à la « réindustrialisation » de la France – n’en déplaise à M. Burelle – mais peut-être par le bas, par la voie des PMI innovantes, des start up. Je crois à une jeunesse cultivée, à de jeunes ingénieurs dynamiques. Cela aussi se fera très lentement mais cette voie est certainement la plus sûre.

Je m’interroge, je ne veux rien affirmer. Je n’ai fait qu’exprimer devant vous les questions que je me pose à moi-même. Et j’aimerais, parce que c’est le cœur du sujet, que chacun essaye de voir comment l’industrie française peut sortir de cette mer des Sargasses.

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[1] À la rentrée 2009, on passe de 2 ans de préparation au BEP + 2 ans de préparation au bac pro à 3 ans de préparation au bac pro (le BEP est supprimé).
[2] Jean Burelle, Président de Burelle SA, est Président de MEDEF International.
[3] Louis Gallois est Président du Club d’hommes d’affaires de haut niveau France-Corée.
[4] Le 11 janvier 2013, les partenaires sociaux sont parvenus à un accord national interprofessionnel (ANI) sur la compétitivité et la sécurisation de l’emploi. Les organisations patronales (MEDEF, UPA, CGPME) et trois syndicats (CFE-CGC, CFDT, CFTC) se sont entendus pour accorder de nouveaux outils de flexibilité aux entreprises et de nouveaux droits aux salariés. FO et la CGT ont refusé de signer l’accord.
[5] Le projet de loi relatif au dialogue social et à l’emploi (procédure accélérée engagée par le Gouvernement le 22 avril 2015), adopté en 1ère lecture par l’Assemblée nationale le 2 juin 2015 a été transmis au Sénat le même jour.
[6] Jean-François Dehecq est actuellement le vice-président du Conseil national de l’industrie. Il est également co-fondateur et président d’honneur de Sanofi et président du Comité d’Orientation Stratégique du Fonds stratégique d’investissement.
[7] « Sauver l’industrie française » par René Iffly, revue Le Débat, n° 184, 2015/2, p. 78-87

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Le cahier imprimé du colloque « Quel modèle de réindustrialisation pour la France ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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