Energie, consensus et confiance

Intervention de M. Louis Gallois, Président du Conseil de Surveillance de PSA, au colloque « Quel modèle de réindustrialisation pour la France ? » du 1er juin 2015.

Merci, Jean-Pierre.

Tout est question de confiance et d’énergie. Si nous sommes capables de créer de la confiance et de l’énergie, beaucoup de choses sont possibles dans un pays comme la France (« ce vieux pays qui va de déclins en renouveaux », disait le Général de Gaulle [1]), qui a déjà montré sa capacité de redressement. Nous avons en France tout ce qu’il faut pour rebondir mais nous ne le ferons qu’en rétablissant la confiance et l’énergie.

L’industrie française se caractérise par le fait qu’elle ne se différencie pas assez des productions des pays à bas coût. Positionnée sur la moyenne gamme, elle ne peut pas concourir véritablement avec les industries haut de gamme qui, très différenciées, peuvent au moins et partiellement s’exonérer de la compétition par les prix. Incapable de sortir de cette compétition par les prix, l’industrie française l’affronte en taillant dans ses marges pour s’aligner sur les prix mondiaux. On constate cet alignement depuis une dizaine d’années dans l’industrie française dont les marges, en régression constante, n’ont commencé à remonter légèrement que depuis le second semestre 2014, essentiellement sous l’effet du CICE (Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi).

Bien sûr, il y a des exceptions : les entreprises qui travaillent à l’étranger et font des marges à l’étranger, c’est-à-dire une grande partie du CAC40 et certaines entreprises qui, comme Plastic Omnium, sont en plein développement à l’étranger.

Il est des domaines où nous sommes capables, sur le territoire français, d’une production haut de gamme : le luxe, l’aéronautique ou les vins français où nous avons réussi une reconversion assez exceptionnelle vers le haut de gamme (en sacrifiant d’ailleurs le bas de gamme). Certaines entreprises ont su remarquablement incarner le haut de gamme ; c’est le cas de Michelin qui est capable de vendre ses pneus plus cher que la concurrence parce qu’on tient à avoir des pneus Michelin, même chers, car ce sont les meilleurs.

Pour reconquérir la compétitivité, je dirai de manière caricaturale qu’il y a, dans le cadre de l’euro, deux voies possibles :

La voie espagnole consiste à faire une dévaluation interne : on baisse les coûts de manière drastique, on réduit les salaires (environ – 20 %), on accroît considérablement la flexibilité du travail et on réduit très fortement la dépense publique pour limiter le poids des impôts.

Cette stratégie réussit assez vite. L’Espagne a retrouvé l’équilibre de sa balance commerciale, les investissements étrangers affluent et s’amorce l’idée que l’Espagne pourrait devenir une sorte d’atelier de l’Europe, à l’Ouest de l’Europe, comme le furent il y a quelques années les pays de l’Est qui étaient notamment l’atelier de l’Allemagne.

Mais cette médaille a un revers, un coût social gigantesque : 50 % des jeunes au chômage, 22 % de la population active au chômage, un taux de pauvreté qui est aussi de 22 % (contre 14 % en France). D’autre part, la réduction des dépenses publiques s’étant traduite par l’effondrement de l’effort de recherche, les chercheurs espagnols émigrent massivement et les Allemands viennent recruter à la sortie des universités espagnoles.

Rapidité des résultats mais coût social énorme et fuite des cerveaux.

Cette voie ne convient pas à la France qui a capacité à jouer une autre stratégie, celle de la montée en gamme. Le haut de gamme c’est l’innovation, la qualité, le service et la réputation qu’on est capable de créer à partir de là. Cela suppose un double substrat : la recherche et une main d’œuvre qualifiée qui permette de soutenir cette montée en gamme. Nous avons la recherche mais la recherche qualifiée pose plus de problèmes.

Cette stratégie a l’avantage de nous mettre dans une situation beaucoup plus stable où nous sommes moins sensibles à la compétition par les prix. On le voit en Allemagne et au nord de l’Europe.
Elle a deux inconvénients, deux contraintes : elle est beaucoup plus lente à produire ses effets et suppose donc une persévérance beaucoup plus grande que nous n’avons jamais eue dans l’action.
Il faudra dix ans pour reconquérir la compétitivité de l’industrie française. J’hésitais à le dire jusqu’ici mais je pense qu’il faut quand même que les gens se rendent compte que c’est un travail énorme qui suppose dix ans d’action persévérante. En Allemagne, quoi qu’on pense de la stratégie mise en place dans le cadre de l’Agenda 2010, c’est une même politique, menée pendant dix ans par deux chanceliers et trois majorités politiques différentes, qui a produit ses effets. En sommes-nous capables en France ? C’est une question qui concerne les politiques beaucoup plus que moi.

La seconde contrainte est la nécessité d’investir.

Pour investir, il faut d’abord reconstituer les marges des entreprises, ce qui suppose de réduire un certain nombre d’éléments de coût. C’est pourquoi j’avais proposé « un choc de compétitivité » à travers une réduction des charges sociales supportées par les entreprises, précisant que cette réduction devrait porter sur les salaires qui sont ceux de l’industrie, c’est-à-dire jusqu’à 3,5 fois le Smic et non sur les très bas salaires qui concernent essentiellement des services qui, d’ailleurs, ne sont pas exposés à la concurrence internationale. La « Fabrique de l’industrie [2] », le think tank que j’anime avec Denis Ranque, va rouvrir ce débat face à la plupart des économistes français qui proposent de faire des réductions de charges sociales sur les bas salaires. Nous préconisons, quant à nous, de focaliser ces aides en élevant le niveau des salaires visés sur l’industrie et les services à haute valeur ajoutée qui gravitent autour de l’industrie (bureaux d’études, ingénierie etc.). Il faut aussi tirer la main d’œuvre française vers les emplois qualifiés si nous voulons faire les gains de productivité dont nous avons besoin pour créer de la croissance.

Créer la confiance est la seconde condition nécessaire pour créer de l’investissement. Cela me paraît être aujourd’hui le principal problème de la France où tous les indicateurs sont au vert pour créer de l’activité.

Cette confiance ne peut être fondée que sur les perspectives de développement, mais aussi sur le fait que le gouvernement donne de la visibilité aux industriels, ce qui veut dire un cadre réglementaire et législatif qui ne change pas sans arrêt, des systèmes de soutien de l’industrie qui ne soient pas constamment remis en cause.

Un exemple : Le crédit d’impôt recherche (CIR) [3] suscite le débat. Aucun mécanisme n’est parfait mais à force de les remettre en cause on tue leurs potentiels effets positifs.

Le Parti socialiste veut remettre en cause le crédit impôt compétitivité emploi (CICE), précisément au moment où il commence à créer ses effets ! Mais cela voudrait dire que nous avons gaspillé de l’argent !

Il faut de la visibilité et de la stabilité et il faut certainement faire un effort de simplification pour que les entreprises n’aient pas l’impression d’être face à une marée réglementaire qui déferle. Le patron de Paprec, grande entreprise de recyclage, me confiait qu’en 8 mois de l’année 2012, la réglementation concernant les déchets avait connu 45 modifications (dont 50 % venaient de Bruxelles) impactant son entreprise !

Il est également nécessaire de créer un minimum de consensus dans ce pays. Ce consensus doit reposer sur deux pieds. Le premier, c’est de reconnaître que l’entreprise est le lieu de la création de richesses. Et nous avons encore une difficulté sur ce point pour une frange de l’opinion. Le deuxième, c’est de reconnaître que l’entreprise a des parties prenantes parmi lesquelles il y a les salariés qui ont le droit de s’exprimer. Nous devons être capables de porter à un niveau supérieur le dialogue social dont nous avons besoin pour créer de la confiance, j’en suis convaincu.

Le problème des obstacles à la confiance est décisif. Aujourd’hui encore, un industriel me disait que nous pourrions doubler le taux de croissance de l’économie. Tous les éléments sont là : euro faible, prix du baril de pétrole bas, taux d’intérêt très faibles… Il manque l’étincelle de la confiance.

J’évoquerai rapidement les instruments de la politique industrielle.

L’investissement est clé. Plus que sur des mesures sur l’emploi, il faut se focaliser sur des mesures sur l’investissement. À cet égard, la mesure concernant l’amortissement annoncée récemment [4] est à mon avis une bonne chose : pour les investissements autres qu’immobiliers les entreprises vont pouvoir suramortir 140 % de leur investissement.

Ces investissements doivent porter à la fois sur la qualité, l’innovation et la productivité.

Un second point me paraît décisif : il est essentiel que le numérique devienne une priorité nationale. Nous serons évincés des activités industrielles ou liées à l’industrie si nous ne sommes pas capables de maîtriser ce que le numérique représente dans les processus de production et dans la relation avec le client. Les Allemands ont initié dans ce domaine un plan extrêmement ambitieux : « Industrie 4.0 [5] « . En France, un nouveau plan, « Industrie du futur », est animé par M. Sanchez, patron du Groupe Fives et M. Charlès, patron de la société Dassault systèmes [6]. Je leur souhaite de réussir parce qu’ils tiennent une partie du sort de l’industrie française entre leurs mains.

Je voudrais insister également sur la formation professionnelle. Je ne suis pas du tout sûr que l’accord sur la formation professionnelle ait réglé ce problème en France. Nous dépensons 30 milliards d’euros pour une formation professionnelle très en-deçà d’un système efficace. C’est un chantier à rouvrir. Je crois également absolument essentiel de réconcilier l’éducation nationale avec l’apprentissage. En effet, l’un des obstacles majeurs au développement de l’apprentissage est aujourd’hui la concurrence absurde entre les lycées professionnels et l’apprentissage.

Le dernier point est le financement. Il faut que nous organisions la transition du financement bancaire vers le financement de marché parce que les réglementations prudentielles bancaires sont telles que les banques ne vont plus être en mesure d’assurer les 75 % du financement des entreprises qu’elles assuraient dans le passé. En Europe, 75 % du financement provient des banques, 25 % vient directement du marché financier. Aux États-Unis, la proportion est exactement inverse. Les réglementations bancaires prudentielles, probablement excessives et extraordinairement contraignantes, sont adaptées aux États-Unis mais pas à l’Europe. C’est d’ailleurs pourquoi on les met en œuvre en Europe et pas aux États-Unis : nous devons remplacer le tarissement relatif du financement bancaire, par le financement de marché. Cela pose un problème énorme aux PME qui n’ont pas accès directement au marché. Ce doit être aux banques d’organiser l’accès direct au marché des PME. C’est un enjeu tout à fait décisif.

Consensus et confiance : c’est ce qui déclenchera l’investissement. C’est ce sur quoi les politiques doivent intervenir.

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[1] « Vieille France, accablée d’Histoire, meurtrie de guerres et de révolutions, allant et venant sans relâche de la grandeur au déclin, mais redressée, de siècle en siècle, par le génie du renouveau! » (Charles de Gaulle « Mémoires de guerre 1944-1946, le Salut »)
[2] Lieu de réflexion et de débat, « la Fabrique de l’industrie », laboratoire d’idées créé en octobre 2011 par l’UIMM, le Cercle de l’industrie et le GFI, travaille de façon approfondie et pluridisciplinaire sur la réalité et les perspectives de l’industrie en France et en Europe, sur l’attractivité de ses métiers, sur ses relations avec les diverses parties prenantes, sur les opportunités et les défis liés à la mondialisation. Elle est co-présidée par Louis Gallois, Président du Conseil de Surveillance de PSA Peugeot Citroën, et Denis Ranque, président du conseil d’administration d’Airbus Group (anciennement EADS).
[3] Le crédit d’impôt recherche (CIR) est une mesure générique de soutien aux activités de recherche et développement (R&D) des entreprises, sans restriction de secteur ou de taille. Les entreprises qui engagent des dépenses de recherche fondamentale et de développement expérimental peuvent bénéficier du CIR en les déduisant de leur impôt sous certaines conditions.
[4] Les entreprises soumises à l’impôt sur les sociétés ou l’impôt sur le revenu selon le régime réel d’imposition peuvent déduire de leur résultat imposable une somme égale à 40 % de la valeur d’origine de biens limitativement énumérés, qu’elles acquièrent ou fabriquent à compter du 15 avril 2015 et jusqu’au 14 avril 2016 et qui sont éligibles à l’amortissement dégressif prévu à l’article 39 A du code général des impôts (CGI).
[5] Lancé début 2012, le plan gouvernemental « Industrie 4.0 », que les Allemands appellent la quatrième révolution industrielle, vise à rendre les usines intelligentes grâce à Internet, permettant de faire communiquer les chaînes de production et les objets entre eux ou de simuler des process, des flux logistiques etc.
[6] En 2012, Dassault Systèmes, leader mondial des logiciels de création 3D, de maquettes numériques en 3D et de solutions de gestion du cycle de vie des produits, a annoncé la mise en œuvre d’une nouvelle stratégie basée sur la plate-forme 3D Experience, qui transforme la manière dont les « entreprises innovantes vont innover avec les consommateurs » en établissant un lien entre les concepteurs, les ingénieurs, les responsables du marketing et même les consommateurs dans le cadre d’une « nouvelle entreprise sociale ».

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Le cahier imprimé du colloque « Quel modèle de réindustrialisation pour la France ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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