Conclusion de Jean-Pierre Chevènement

Intervention de Jean-Pierre Chevènement, Président de la Fondation Res Publica, au colloque « L’euro est-il soutenable ? Le nouveau test de la Grèce », lundi 13 avril 2015.

Merci pour cette belle leçon d’économie politique. Ce n’est pas seulement un spécialiste des problèmes financiers internationaux qui a parlé mais aussi quelqu’un qui sait approcher les questions politiques.

Politiquement, les États n’ont pas d’amis, c’était une constatation du Général de Gaulle que l’on vérifie tous les jours, même au sein de l’Union Européenne. Les États ont des créanciers et des débiteurs et chacun défend ses intérêts. On pourrait imaginer que de petits efforts de solidarité soient consentis au sein de l’Union européenne. Mais il faut rappeler que le budget européen représente moins de 1 % de la richesse produite. C’est peu. Et l’Allemagne considère qu’aller au-delà des 300 à 400 milliards d’euros d’engagements déjà souscrits est quasiment impossible. « La compétitivité allemande n’y résisterait pas » martèle leur meilleur économiste, Hans-Werner Sinn. Or l’Allemagne exporte 50 % de sa production (ce qui la place même devant la Chine) alors que nous-mêmes et la plupart des pays européens n’en exportons que 25 %.

J’ai cité le Général de Gaulle, je voudrais citer un des premiers présidents des États-Unis, John Adams (1797-1801) qui disait : « Il y a deux manières de conquérir et d’asservir une nation. Soit par l’épée, soit au moyen de la dette ! ». Nous sommes en présence d’un modèle qui consiste à réduire un pays par le moyen de la dette. C’est aujourd’hui le cas de la Grèce, ce peut être demain le cas de beaucoup d’autres, y compris le nôtre, car la France elle-même, sur le plan macroéconomique, a une position extérieure financière nette débitrice tandis que l’Allemagne est en position créditrice. Les déficits annuels s’accumulant, la France a un déficit de l’ordre de 400 milliards si on prend l’ensemble des actifs, qui sont considérables : les actifs français hors de France, par exemple, c’est plus de 2000 milliards, un peu moins que les investissements étrangers et plus généralement les avoirs que détiennent les étrangers en France et sur la France.
Un peu plus de quinze ans après que la monnaie unique a commencé à être mise en vigueur, on observe des divergences économiques notables. Dominique Garabiol les a rappelées.

Si je prends comme base de départ 2007, l’année d’avant la crise, la Grèce a perdu 25 % de son PIB, l’Italie 9 %, l’Espagne un peu moins. La France est à peu près à niveau mais notre production industrielle est 16 % inférieure à ce qu’elle était en 2007 tandis que la part du tertiaire, des services, a crû. Or on exporte surtout des biens, industriels ou agricoles. Seule l’Allemagne a vu son PIB augmenter, dans des proportions qui ne sont pas énormes (moins de 8 %). Tel est le trend qui se dessine au sein de la zone euro.

Le problème – cela a été dit de diverses manières – n’est peut-être pas celui de la Grèce, si intéressant que soit ce pays, si attirant que soit son peuple, le problème est celui de l’euro. Il se pose pour la Grèce mais il se posera pour d’autres pays. Il se pose pour tous les pays membres de l’euro parce que la monnaie unique comporte ce péché originel que j’évoquais tout à l’heure, cette hétérogénéité de départ qui ne fait que s’accroître, de sorte que, prisonniers de ce système, les pays de l’Europe du Sud voient leur « position » (comme on dit dans la division internationale du travail) s’effriter. Ils doivent se résigner à une désindustrialisation toujours plus grande, à une austérité qui finit par déclencher des séismes sociaux et politiques.

La Grèce pouvait-elle garder la menace d’une sortie de l’euro à titre d’arme de dissuasion ? L’euro bénéficie du consensus des élites dans toute l’Europe, notamment des détenteurs d’actifs qui préfèrent avoir une monnaie forte qu’une monnaie faible. Il bénéficie aussi du consensus martelé, formaté, par le système des médias de l’ensemble des peuples. Les Grecs eux-mêmes y tiennent ! Ils veulent rester dans l’euro parce qu’ils pensent que cette monnaie unique leur permettra un jour, à nouveau, d’acheter des Mercedes… C’est évidemment assez illusoire. Un pays, je le dis à M. Contargyris, ne peut pas soutenir durablement une monnaie excessivement surévaluée. La Grèce avait une agriculture excédentaire, M. Delorme nous a dit qu’elle est aujourd’hui déficitaire. Elle avait une industrie lourde, celle-ci a quasiment disparu.

En tout cas, on voit bien qu’il y a un problème pour les pays dits « périphériques », les pays du Sud, c’est vrai pour le Portugal, l’Espagne, l’Italie, la France…

Il faut aussi voir les choses du point de vue de l’Allemagne.

Les Allemands ont pris de l’avance dans l’industrialisation à la fin du XIXe siècle. Ils ont un tissu d’entreprises moyennes très développé, des créneaux « haut de gamme », une industrie qui exporte, et souvent ils considèrent que les autres peuples ne savent pas travailler. Eux savent travailler, ils sont très bons, ils sont excellents. Il y a un vieux proverbe « Am deutschen Wesen mag die Welt genesen » (Le monde se rétablira au contact de ce qui fait l’être – ou le génie – allemand). Ils considèrent que les Européens du sud, et pas seulement les Grecs, ne sont pas vraiment bons, ils ne travaillent pas assez. Quand on a créé l’euro, les Allemands désignaient par l’expression « Club Med » les pays dont ils ne voulaient pas. Après l’entrée de l’Irlande, ils parlaient des PIIGS : Portugal, Irlande, Italie,Grèce, Espagne (Spain). Donc, du point de vue de l’Allemagne, si on donne à la Grèce de nouveaux crédits, si on reporte les échéances, le problème se posera à nouveau dans deux ans. Et Mme Merkel doit gérer son opinion publique qui est dans l’état d’esprit que je viens de décrire, à commencer par son économiste en chef, M. Hans-Werner Sinn, et le parti eurosceptique AFD (Alternative für Deutschland) qui préconise que l’Allemagne se retire de l’euro. Effectivement on aurait alors une monnaie allemande qui monterait très haut tandis que tous les autres pays de la zone euro, à peu d’exceptions près, verraient leur monnaie s’affaisser encore plus que ce n’est le cas aujourd’hui (l’euro est déjà tombé de 1,60 à 1,09 dollar). Aujourd’hui l’euro n’est à peu près à un cours d’équilibre qu’avec le dollar car les monnaies, notamment celles des pays émergents (réal brésilien, rouble russe) ont fondu, tout comme le yen et la livre britannique. Mme Merkel a ses alliés du SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands) mais on ne les entend pas beaucoup plus que M. Hollande. En effet, le SPD représente aussi le parti des créanciers et même si les fonds de pensions allemands se sont dégagés de la dette grecque les contribuables allemands, eux, restent engagés.

D’autre part, l’Allemagne ne veut pas se retrouver isolée. La position centrale de l’Allemagne lui confère des avantages du point de vue du commerce parce qu’elle est proche de tous les autres pays européens. Elle s’est industrialisée plus tôt que les autres. Il faut dire aussi que la France, pendant de longues décennies, avant 1914, a investi son argent à l’étranger, en Russie, en Turquie…, alors que les Allemands investissaient dans leur industrie. Au cœur de l’Europe, l’Allemagne se trouve confrontée à son éternel problème géopolitique : trop grande, trop puissante pour ne pas dominer l’Europe, elle ne l’est pourtant pas assez pour y parvenir. Elle en a fait l’expérience lors des deux conflits mondiaux. Aujourd’hui, alors que la dette est devenue un instrument de domination, elle doit gérer politiquement ce problème extrêmement difficile.

Or, derrière la Grèce se profile le problème de l’Espagne. Podemos, dans un sondage, devance le PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol) et le parti au pouvoir, le PP (Parti populaire) de M. Rajoy. Celui-ci ayant pratiqué la dévaluation interne, les salaires ont plongé, le chômage est au niveau de la Grèce (25 % et presque 50 % pour les jeunes). Sortis du franquisme en 1975, les Espagnols n’ont pas connu de longues décennies de prospérité. Malgré les solidarités qui arrivent quand même à se créer, la situation est insupportable. Il est possible que Podemos fasse une percée aux élections de novembre 2015. Du point de vue de Bruxelles et de Berlin il faut donc donner une leçon à la Grèce pendant qu’il en est temps !

Et derrière l’Espagne, il y a l’Italie, avec Beppe Grillo, « l’ex-comique ». Est-il de droite ? Est-il de gauche ? En tout cas son Mouvement 5 étoiles (Movimento 5 stelle , M5S), devenu le deuxième parti d’Italie, talonne le Parti démocrate (Partito democratico).

Et puis il y a la France où les dernières élections augurent un avenir assez problématique, avec un Front National qui est loin de pouvoir mettre la France en mesure de relever les défis qui se présentent à elle.

Nous sommes au moment où éclate la contradiction entre ce qui était l’objectif affiché du système de la monnaie unique : rapprocher les peuples et le fait que l’euro les divise et les éloigne de plus en plus les uns des autres. Il y a une contradiction entre ce système de la monnaie unique et la démocratie telle qu’elle fonctionne dans chaque pays. Face à cela il y a la tentation de verrouiller, ce qu’essaient de faire les dirigeants européens à Bruxelles et à Berlin. Certains pays appuient cette politique, d’autres émettent des réserves, mais on n’entend pas beaucoup de propositions. Paris ne dit mot. J’aurais aimé que la France fasse des propositions. Cette contradiction aboutit à la volonté de mettre une espèce de couvercle sur une Europe post-démocratique où le néo-libéralisme sera en quelque sorte constitutionnalisé, comme il l’a déjà été à travers l’Acte unique, le traité de Maastricht, le TSCG (traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance), le pacte budgétaire européen, et maintenant cette mécanique de plans négociés avec Bruxelles qui impose des « réformes de structures » faute desquelles le pays récalcitrant se voit passer un nœud coulant autour du cou.
Cette situation peut-elle durer ? La réponse est évidemment non ! Combien de temps cela peut-il durer ? On ne sait pas. Il est vraisemblable que nous approchons de la zone des tempêtes. Il faudra trancher le nœud gordien avant que la corde ne nous étrangle… Quel Alexandre le fera ?

Il faut trouver une solution.

On pourrait reporter les échéances de deux ans, gagner du temps mais ce serait renoncer à « faire un exemple ».

Mais si on fait un exemple et si le « Grexident » (la sortie de la Grèce de l’euro, « Grexit », par accident) se produit à un moment où les Grecs ne peuvent plus faire face à leurs échéances, c’est gênant du point de vue de Bruxelles et de Mme Merkel. En effet, un pays qui quitte la zone euro va peut-être souffrir mais il se rétablira (on ne connaît pas d’exemple d’un pays qui souffre indéfiniment) et rien ne l’empêche de faire défaut sur sa dette. Il faut en intégrer la perspective. Souvenons-nous que la France a fait défaut quinze fois dans son histoire ! La dernière, et la plus retentissante, c’était en 1797, pour solder l’affaire des assignats [1]. Les rois de France faisaient cela eux aussi assez régulièrement et d’autres pays l’ont fait également.

Donc l’idée qu’il n’y a pas d’autre politique possible n’est pas tenable dans la durée.
La solution de la dette perpétuelle, qu’a évoquée Jean-Michel Quatrepoint, serait à mon avis quelque chose de plus intelligent qui permettrait de gagner du temps. Or le temps est tout ! Dans le temps on règle tous les problèmes ! Il n’y a pas lieu de considérer que nous sommes dans une situation où il faut se résoudre à mourir. Non, on peut toujours gagner du temps. La dette perpétuelle est la meilleure manière d’en gagner. Après tout, la monnaie en circulation, la masse monétaire, est aussi une dette, endossée par la banque centrale (qui vous a promis autrefois qu’elle vous rembourserait en or). Un jour tout le monde en reconnaît la valeur, un autre jour on nous dit que cela ne vaut plus rien. Les gens se débarrassent alors de leur monnaie, retirent les fonds ou vont en chercher ailleurs… c’est la grande panique. Il faut éviter la grande panique. Si l’Allemagne se décidait à sortir de la zone euro cela résoudrait le problème des différences excessives de compétitivité à l’intérieur de la zone euro, mais cela n’arrivera vraisemblablement pas.
Reste qu’on peut faire cheminer l’idée, à bas bruit, qu’une réforme est possible et qu’on peut aller de la monnaie unique à la monnaie commune en ressuscitant des possibilités d’ajustement. Car la flexibilité est devenue le maître-mot du monde dans lequel nous vivons. Rien n’est aujourd’hui ce que c’était hier et ce que ce sera demain. Toutes les monnaies, toutes les actions, toutes les valeurs fluctuent. Il conviendrait donc de réintroduire un peu de flexibilité dans un système excessivement rigide, celui de l’euro, afin que se desserre le nœud coulant qui étrangle la Grèce mais qui est également autour de notre cou.

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[1] En juin 1797, les 21 milliards d’assignats (papiers qui, à l’origine, représentaient une part des biens cléricaux mais qui, de falsification en émission incontrôlée, étaient devenus sans valeur) en circulation doivent être détruits ; en septembre 1797, les dettes nationales sont soldées : 2/3 en obligations utilisées pour acheter de l’immobilier et le « 1/3 consolidé » inscrit au Grand Livre comme une sorte de réserve que l’État demanderait quand il le jugerait bon.

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Le cahier imprimé du colloque « L’euro est-il soutenable ? Le nouveau test de la Grèce » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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