La radicalisation en prison

Intervention de Mme Ouisa Kies, sociologue (EHESS) et chef de projet à la direction de l’administration pénitentiaire, au colloque « La France et la République face à la radicalisation », lundi 9 mars 2015.

Bonsoir à tous.

J’ai participé entre 2011 et 2013 à une étude sur le processus de radicalisation religieuse en prison dont le rapport a été rendu en janvier 2014. Cette étude avait été demandée par la direction de l’Administration pénitentiaire avant l’affaire Merah, bien avant les événements de janvier. Comme souvent, l’administration pénitentiaire avait fait appel à des chercheurs extérieurs, en l’occurrence Farhad Khosrokhavar, directeur de recherche, qui m’avait demandé de l’accompagner pendant deux ans pour étudier ce phénomène de radicalisation. La France, en matière de sciences sociales, avait pris du retard par rapport aux pays anglo-saxons, notamment aux États-Unis, à l’Angleterre et à d’autres pays européens pour comprendre le phénomène.

Nous sommes allés dans cinq prisons, dans différentes régions, cinq établissements très différents, des maisons d’arrêt, qui accueillent les courtes peines et les personnes en attente de jugement, et des centrales qui regroupent les longues peines (plus de dix ans et jusqu’à perpétuité). L’idée était de travailler sur la radicalisation religieuse et particulièrement – nous étions en 2011 – sur le radicalisme islamique. Il s’agissait avant tout d’adapter une méthodologie qu’on appelle en sociologie l’entretien semi-directif lors d’une enquête qualitative à travers des entretiens très longs, des récits de vies, avec les détenus dits « radicaux » qui arrivaient en prison parce qu’ils étaient passés à l’acte violent, donc condamnés ou en attente de jugement pour association de malfaiteurs en vue de commettre une action terroriste, ceux de la mouvance islamiste mais aussi les autres « radicaux » basques, corses, et un ancien d’Action directe en prison depuis une trentaine d’années. L’idée était de définir ce qu’on entendait par radicalisation. Nous avons aussi rencontré des détenus ciblés radicalisés par le personnel de l’administration pénitentiaire, c’est-à-dire des personnes arrivées en prison pour des faits de droit commun (délinquance, violence) sans lien avec le terrorisme. Nous avons rencontré des détenus musulmans qui s’opposaient complètement au discours des plus radicaux, mais pas seulement.

Nous avons rencontré ensuite des agents de l’administration pénitentiaire, des surveillants, des officiers de renseignement, des travailleurs sociaux, des médecins, des psychologues, tous ceux qui interviennent de près ou de loin dans la détention, mais aussi les aumôniers musulmans et les autres aumôneries, juives, catholiques, témoins de Jéhovah etc., les visiteurs de prisons…

Nous souhaitions observer les évolutions depuis une première étude effectuée dix ans plus tôt par Farhad Khosrokhavar qui avait publié en 2004 un livre sur l’islam dans les prisons [1] où il éclairait sur le fait que la religion musulmane était devenue la première religion carcérale. Comme au début des années 2000 et cela a posé problème puisque, juridiquement, on ne peut pas en France établir de statistiques ethniques. Or, en tant que chercheurs, nous avons un besoin d’estimation. Nous avons donc croisé différents chiffres : les personnes inscrites sur les listes de ramadan, ceux qui se déclarent musulmans en arrivant en prison etc.

Le premier constat est qu’il n’y a toujours pas suffisamment d’aumôniers musulmans, non pas pour lutter contre la radicalisation, mais simplement pour satisfaire au droit des détenus. Quand on est privé de liberté on garde la liberté de culte et l’État se doit de permettre à des aumôniers agréés d’intervenir en prison. Aujourd’hui ils sont 182 pour plus de 200 établissements pénitentiaires. Il y en a un peu plus depuis l’affaire Merah et les événements de janvier.

Pierre Conesa a parlé de l’amalgame entre radicalisation et fondamentalisme.

Une « grille de détection » a été mise en place à partir de 2008-2010, utilisée surtout par les surveillants mais aussi les travailleurs sociaux pour essayer de détecter les personnes censées se radicaliser en prison. Y figurent les signes extérieurs ostentatoires, notamment le port de la barbe qui n’est pas un signe de radicalisation. Ce qu’on entend par radicalisation c’est, comme le disait Pierre Conesa, le fait d’imposer par la force et la violence une idéologie politique ou religieuse.

Le fondamentalisme dont parlait Pierre Conesa, le salafisme, pose problème pour le vivre-ensemble, en prison comme dans la société, parce que c’est un repli communautaire. On estime en France à 15 000 ou 20 000 les salafistes dits piétistes, des fondamentalistes dont le quotidien est géré par une pratique religieuse très rigoriste – qu’on retrouve dans d’autres religions, chez les juifs orthodoxes, les catholiques intégristes etc. – et dont toute la vie est tournée autour du religieux. En soi, ce n’est pas illégal. Cela pose problème en prison parce que ces personnes, se sentant extrêmement surveillées, éprouvent une frustration qui peut pousser certains d’entre eux à avoir un comportement haineux, voire dangereux, en détention ou à l’extérieur de la prison.

Il s’est avéré qu’en dix ans, entre la première étude de Farhad Khosrokhavar et cette deuxième étude [2] dont le rapport a été rendu l’année dernière, il y a eu un changement de paradigme. Les radicaux, quelle que soit la mouvance, basque, islamiste ou autre, généralement en cellule individuelle, sont extrêmement surveillés. Comme ils ne peuvent pas avoir d’influence directe pour faire du prosélytisme, ils passent par ce qu’on appelle un « radicalisateur potentiel », c’est-à-dire un détenu qui n’est pas en prison pour terrorisme mais qui s’est radicalisé discrètement et qui va attirer d’autres détenus vers cette mouvance. Cela reste extrêmement minoritaire. Aujourd’hui, il y a moins de 200 personnes condamnées ou en attente de jugement pour association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste de mouvance islamiste et à l’époque, avant les retours de jeunes de Syrie, il y en avait beaucoup moins.

Les détenus les plus fragiles, ceux qu’on appelle les « indigents », qui n’ont pas de contact avec leur famille, pas de parloir, pas de mandat (pas d’argent dans la prison) sont souvent pris en charge par des détenus qui les accompagnent socialement et économiquement. À défaut de travailleurs sociaux, ce sont certains détenus qui financent le poste de télévision, qui cantinent, qui achètent la viande halal etc. C’est par une approche d’abord économique et sociale qu’ils essaient d’entraîner dans le groupe des individus plutôt fragiles.

Parmi ces sujets fragiles, dans tous les établissements dans lesquels nous sommes passés, nous avons observé une augmentation fulgurante du nombre de malades mentaux ces dernières années, jusqu’à un tiers dans certains établissements, selon les médecins. Ces malades, notamment des schizophrènes, arrivent en prison parce qu’ils sont passés à l’acte. Ceci est imputable à une politique publique qui a consisté à fermer des unités psychiatriques, privant certains malades de suivi. En détention, notamment dans les maisons d’arrêt, ils sont mélangés avec tous les profils qu’on peut rencontrer.

Par ailleurs il s’est avéré que les détenus condamnés à des courtes peines, petits délinquants, sont très sensibles au charisme des radicaux qui, quelle que soit la mouvance, basque, corse, islamiste, à l’instar des braqueurs des années 90, toujours très respectés, sont respectés, craints et admirés par la majorité des jeunes détenus.

Un député UMP a repris cette année les chiffres de Farhad Khosrokhavar sur le pourcentage de musulmans en prison, omettant de contextualiser ces 60 % qui ne concernent que certaines prisons, notamment des maisons d’arrêt. Seules les maisons d’arrêt connaissent la surpopulation carcérale, notamment autour des grandes villes comme Lyon, Lille, Paris, où le pourcentage de musulmans peut même dépasser 60 %. Dans les centrales, il n’y a absolument pas de surpopulation. L’islam n’est pas, en soi, le problème. Mais les musulmans, souvent issus de l’immigration, sont des classes défavorisées plutôt modestes, parquées dans certaines banlieues. C’est de là que vient une jeunesse qu’on retrouve effectivement en prison.
Le manque d’aumôniers amène les détenus les plus radicaux à prétendre que l’islam est méprisé : « Nous n’avons pas, comme les autres, catholiques, juifs etc., accès au culte et notamment à la prière collective du vendredi. L’administration ne fait pas ce qu’il faut ». Or l’administration tente depuis des années d’avoir des volontaires musulmans en prison. C’est l’institution religieuse elle-même, c’est-à-dire l’aumônerie musulmane, constituée en 2006, qui peine à trouver des volontaires musulmans pour venir en prison. On en trouve facilement dans les hôpitaux, beaucoup moins en prison. C’est un vrai problème. De plus, l’âge moyen de l’aumônerie musulmane (62 ans) – même si elle est plutôt jeune comparée à l’aumônerie catholique – fait qu’on retrouve le décalage avec l’islam traditionnel des parents. Or cette jeunesse qu’on trouve justement dans les prisons s’oppose complètement à cet islam traditionnel et se tourne vers une pratique rigoriste de type salafiste. Le retour au religieux, quelle que soit la confession, est très important dans tous les lieux d’enfermement. Mais cela dure le temps de la détention, à défaut de trouver d’autres activités, notamment dans les maisons d’arrêt où il y a très peu d’activités à cause de la surpopulation carcérale. L’absence de travail participe aussi à ce phénomène. Les détenus restent peu de temps dans les maisons d’arrêt, ils bougent souvent donc il y a très peu de travail et la seule offre est le religieux, le culte.

Les événements Merah ont eu lieu pendant notre étude. Il s’en est suivi des promesses, trente postes d’aumôniers sur deux ans, parce qu’on s’était rendu compte que Merah s’était potentiellement radicalisé en prison. Je pense que c’est tout un processus, un parcours, deux mois en prison ne suffisent pas à expliquer la radicalisation. Il faut travailler davantage sur ces parcours. Il y eut ensuite l’affaire Nemouche (attentat de Bruxelles) puis les événements de janvier.

On regarde la prison comme si c’était le seul lieu de radicalisation. Certes, c’est un terreau fertile dans la mesure où elle regroupe la misère sociale avec des gens violents, des délinquants, des malades mentaux de plus en plus nombreux. Mais plus de 80 % des personnes qui sont en prison pour association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste liée à l’islam ne se sont pas radicalisées en prison. On se radicalise ailleurs, à l’école, dans le quartier, via Internet…

L’administration pénitentiaire a de bonnes pratiques malgré les faibles moyens et le manque d’effectifs global, en termes de surveillants, de médecins etc. Mais ils n’arrivent pas à travailler ensemble. Les médecins travaillent de leur côté, les travailleurs sociaux, les surveillants, du leur. Les préconisations étaient donc d’essayer de travailler en équipes pluridisciplinaires afin de détecter les radicalisables potentiels, non seulement sur des signes extérieurs mais aussi sur des parcours de vie.
Sur les 68 000 détenus, je pense que tous sont potentiellement radicalisables.

Jusque dans les années 90 le terrorisme venait de l’extérieur. Avec les départs en Syrie on s’est rendu compte que les jeunes des classes moyennes les plus aisées étaient touchées et un quart des 1 400 départs étaient le fait de jeunes convertis. C’est donc la politique de la jeunesse qui est à revoir. Dans les vingt ou trente dernières années, les gouvernements successifs n’ont pas réussi à mener une vraie politique sociale globale, notamment vers la jeunesse. On se rend compte que les jeunes n’arrivent pas du tout à se projeter dans l’avenir. Or, la question de l’utilité sociale est extrêmement importante et pas uniquement pour les jeunes de banlieue issus de l’immigration.

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[1] L’Islam dans les prisons, Farhad Khosrokhavar, éd. Balland, coll. « Voix et regards », Paris, 2004.
[2] La radicalisation, Farhad Khosrokhavar, éd. MSH, déc. 2014.

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Le cahier imprimé du colloque « La France et la République face à la radicalisation » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation

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