Les insuffisances de la nouvelle régulation bancaire : entre renoncements et fausses solutions

Intervention de M. Jean-Paul Pollin, membre du Cercle des économistes, professeur à l’Université d’Orléans, au colloque « La réforme bancaire : pomme de discorde ? » du 23 juin 2014.

Je crains de reprendre un certain nombre de choses qui ont déjà été dites. Je vais toutefois éviter les doubles emplois.

Notre point de départ est en effet le même : le but d’une régulation bancaire est de faire en sorte que les banques, les institutions financières, les entreprises, payent les conséquences des risques qu’elles prennent. C’est un bon objectif, pas seulement pour éviter que les déposants ne soient les dindons de la farce, pas seulement parce que cette crise nous a coûté très cher, mais aussi parce que le mécanisme qui consiste à faire payer celui qui a pris les risques a un effet incitatif. Pourquoi, en effet, hésiterais-je à prendre des risques si je sais que c’est la collectivité qui va en payer le prix ?

Puisque les fonds propres servent à assurer la survie de la banque en cas de difficulté, on doit faire en sorte que les fonds propres des banques soient suffisants pour couvrir les pertes potentielles résultant des risques qui ont été pris. Il faut aussi qu’il incite les banques à analyser, gérer et assumer les risques en question.

Se pose alors la question de la mesure des risques.

Au début des années 80 le ratio « Cooke » [1] se bornait à distinguer quelques catégories d’actifs en fonction des risques qu’ils recélaient. Mais ce système était trop rustique pour être efficace car à l’intérieur d’une même classe d’actifs il était possible de prendre des actifs plus risqués que les autres pour essayer d’augmenter la rentabilité. Recherchant une mesure plus fiable de ces risques, on a rencontré une première difficulté : très compliquée en interne, la mesure des risques est encore plus compliquée en externe pour le superviseur qui doit juger de ces risques. C’est pourquoi on a mis le doigt dans l’engrenage de l’autorégulation en confiant pour partie aux banques le soin de mesurer elles-mêmes les risques qu’elles supportaient. Je sais que le régulateur va protester et me dire qu’il exerce un véritable contrôle… Si c’est vrai alors disons que son contrôle aurait pu être plus efficace ! Peut-être, dans le cadre de Bâle III, la supervision sera-t-elle mieux faite, peut-être des leçons seront-elles tirées des expériences mais on est exactement sur la même logique.

Comme d’autres, j’ai enseigné que les banques devaient constituer des fonds propres à hauteur de 8 % des actifs pondérés par le risque supposé ou calculé. En réalité ces 8 % ne comportaient que 4 % de vrais fonds propres et 4 % titres subordonnés. La crise nous a révélé que le minimum n’était pas vraiment 4 % mais 2 %. Au moment de la crise, certaines banques avaient des « vrais » fonds propres (profits mis en réserve + actions ordinaires) qui représentaient 2 %, non pas des actifs, du bilan, mais des actifs pondérés des risques dont je viens de parler. Or ces actifs pondérés des risques représentaient, dans le cas français, 40 % du montant des actifs. Ce qui signifie que certaines banques avaient en fonds propres 0,8 % de leurs actifs (2 % de 40 %) ! Imaginez une entreprise qui aurait à peine 1 % de ses passifs sous forme de fonds propres…

Il est clair que ceci ne pouvait pas éponger des pertes à hauteur de ce que nous avons connu.

Que fait Bâle III face à cette situation ?

Mme Berger nous dit que cette réforme, avec le CRD IV, a réglé largement le problème. D’une part on a amélioré la qualité des fonds propres (on a mis plus de vrais fonds propres dans la règle), d’autre part, on a demandé l’augmentation de ces fonds propres par le biais de stocks de précaution, par le biais de surcharge en capital pour les banques dites systémiques etc. Aujourd’hui certaines banques – dont BNP Paribas – se vantent d’avoir des fonds propres de 10 % !… en fait 10 % de 40 % et sans doute moins parce que les banques se sont arrangées pour diminuer encore la valeur de ces actifs pondérés des risques par rapport au total du bilan. Donc, grâce à Bâle III, les fonds propres permettent aujourd’hui aux banques d’éponger des pertes qui représenteraient 4 % de leurs actifs, ce qui est très inférieur au montant des pertes que l’on a connues pendant la crise.

Je considère que rien n’est réglé : ni Bâle III ni CRD IV ne sont à la hauteur de ce qui serait nécessaire. De nombreux « académiques » disent que ces fonds propres sont très insuffisants et qu’il faudrait sans doute les doubler. Martin Hellwig, économiste allemand, préconise un minimum de 20 % de fonds propres, ce qui, selon lui, ne changerait pas grand-chose [2]. Il est vrai que cela augmenterait le coût de financement des banques dans de très faibles proportions. Le passage de Bâle II à Bâle III produit, en étant très conservateur, une augmentation de l’ordre de 50 points de base du coût de financement des banques. Une répercussion de cette augmentation sur le coût du crédit aurait peu d’incidence. Et ceci aurait pour contrepartie un système bancaire plus stable.

Le niveau de fonds propres imposé pour l’avenir est d’ailleurs à ce point insuffisant que la directive « redressement et résolution bancaire » [3] mettra désormais à contribution non seulement les actionnaires mais aussi tous les créditeurs (sauf les déposants qui auraient des dépôts supérieurs à 100 000 euros). Cela donne une marge de manœuvre qui n’est pas encore suffisante du point de vue de la Commission puisqu’on a imaginé un « fonds de résolution des banques » qui doit être distingué du « fonds d’assurance des dépôts » (dont la mutualisation a été renvoyée aux calendes grecques). Ce fonds de résolution dont la taille en régime permanent (c’est-à-dire quand il sera totalement constitué en 2024) semble modeste et sera de plus mutualisé progressivement. Un rapide calcul montre qu’en 2020, un État qui devrait faire face à la faillite d’une de ses banques pourrait puiser 28 milliards dans ce fonds de résolution. Or, pour recapitaliser certaines de leurs banques, les Espagnols, par exemple, ont eu recours à 40 milliards du Mécanisme européen de stabilité (MES). Ce n’est donc pas encore suffisant et ce serait même très insuffisant en cas de crise systémique si plusieurs banques étaient en difficulté ou même si un seul établissement systémique venait à faire faillite.

Or cette insuffisance conditionne la crédibilité du mécanisme unique de supervision européen. Car ce mécanisme de supervision européen doit pouvoir décider que telle banque doit faire faillite, que telle autre doit être démantelée ou qu’une troisième doit être vendue « par appartements ».

La nécessaire séparation des activités bancaires.

La séparation des activités bancaires est en ce sens un complément indispensable à l’Union Bancaire Européenne dont vient de nous parler M. Guersent. Il y a à cela plusieurs raisons.
D’abord parce que le fonds de résolution qui va être constitué avec des cotisations des banques ne pourra fonctionner de façon cohérente si l’on mélange dans le dispositif des établissements d’envergure et de natures trop différentes. Un principe élémentaire de l’assurance consiste à ne pas mettre dans le même sac des risques différents. Par exemple, pour nos assurances personnelles, nous sommes tarifés en fonction de nos risques et on ne met pas dans le même fonds d’assurance des gens qui s’assurent pour des objectifs différents. Or, s’il y a une chose dont nous sommes certains, c’est que les risques supportés par les activités de marché n’ont rien à voir avec les risques supportés par l’activité de banque commerciale. Les premières supportent davantage un risque de liquidité, moins un risque de crédit traditionnel. Mettre ensemble des activités qui portent des risques complètement différents ne peut que créer des difficultés et d’aucuns vont demander des comptes. Le système bancaire allemand est très différent du système français, très concentré et constitué essentiellement de banques universelles, et les Allemands pourraient bien refuser d’assurer des risques qui n’ont rien à voir les uns avec les autres.

Enfin, pour résoudre la crise d’une banque il faut pouvoir découper les activités des banques. On ne peut pas vouloir à la fois maintenir des banques universelles en raison des interdépendances de leurs activités, de leurs produits, et dire en même temps qu’il sera possible de les démanteler aisément lorsqu’il faudra appliquer un programme de résolution. Si on veut que le schéma de résolution puisse s’appliquer il faut un découpage suffisamment clair entre les activités.

Il y a d’autres raisons pour lesquelles cette séparation des banques serait nécessaire et je voudrais au passage saluer l’excellent rapport Liikanen dont je regrette que l’on n’ait pas retenu plus fidèlement les recommandations. Mme Berger déplorait que les banques britanniques fussent exonérées de ce plan… Mais les banques britanniques vont être soumises au rapport Vickers [4] qui est plus restrictif que le rapport Liikanen et, a fortiori, que le rapport européen.

Des arguments, lus et entendus mille fois, tendent à montrer qu’il n’y a pas de schéma optimal de banque : Northern Rock était une banque commerciale, elle a fait faillite… Lehman Brothers était une banque de marché, elle a fait faillite… En réalité Northern Rock a fait faillite parce que ses responsables avaient pris des risques de liquidité inconsidérés et ceci a été possible parce qu’il n’existait pas de régulation en ce domaine. Ce n’est donc pas le modèle qui est en cause mais l’insuffisance de la réglementation. Prendre ce genre d’exemple pour en déduire qu’il n’existe pas de modèle optimal et que l’on ne peut se prononcer sur la stabilité des différents modèles me paraît être un argument particulièrement faible , pour ne pas dire plus.

Si l’on veut répondre sérieusement à cette question du modèle bancaire on ferait mieux de se demander quels sont les avantages et inconvénients d’une juxtaposition dans un même établissement d’activités de nature différente. On devrait aussi se demander s’il est pertinent d’offrir par une telle configuration une subvention implicite à des activités de marché dont certaines ont une utilité douteuse. À ce propos je lisais il y a peu l’article d’un jeune chercheur qui a obtenu du fait de sa position des données très intéressantes sur les CDS (Credit default swaps) souverains, produits d’assurance sur les titres publics. Les données dataient de septembre 2011, le moment très chaud de la crise de l’été 2011.

D’abord il apparaît que ces positions sur CDS sont à 80 % des positions ouvertes, c’est-à-dire que 80 % de ces opérations n’étaient pas faites à des fins de couverture, donc servaient principalement à spéculer sur les dettes publiques

À partir d’un astucieux travail de simulation l’auteur a essayé de voir ce qui se serait passé en cas d’incident de crédit, étant donnés les titres souverains que détenaient une centaine de banques européennes et leurs positions en CDS. En fait, il n’y aurait aucune redistribution du fait de ces CDS. Ce qui avait été fait, acheté, vendu par les différentes banques n’aurait servi à rien en cas d’incident de crédit. Cet exemple des CDS souverains est certes classique : tout le monde sur le marché est assez convaincu qu’ils ne servent à rien. Pourtant le marché reste actif et il continue à jouer son rôle en bonne partie nuisible.

La dangereuse piste de la désintermédiation.

Certains font aujourd’hui valoir que le coût d’un système bancaire trop régulé devrait induire une désintermédiation, c’est-à-dire un accroissement des financements de marché par rapport aux financements bancaires. Non sans arrière-pensées on explique que les systèmes financiers européens sont exagérément intermédiés, à la différence de ceux des pays anglo-saxons notamment. Une réduction de la place des banques dans les financements serait donc une façon de libérer le crédit en contournant les contraintes de régulation.

Pour notre pays ce point de vue n’est guère justifié car les enquêtes font apparaître que les entreprises françaises trouvent facilement du crédit pour l’investissement. À plus de 80 % aujourd’hui, quand les PME et les ETI demandent un crédit, elles obtiennent ce crédit au moins à hauteur de 75 % de leur demande. Rien ne démontre pour l’instant que la nouvelle réglementation des banques a accru les coûts du crédit ou induit un rationnement des financements aux entreprises ou aux ménages.

Quoi qu’il en soit une première façon de désintermédier les financements consiste à relancer la titrisation, c’est-à-dire de permettre aux banques de revendre sur le marché des crédits qu’elles ont précédemment accordés, après les avoir regroupés et transformés en titres négociables. Mais il faut dire que cette technique nous rappelle de très mauvais souvenirs (ceux de la crise des « subprimes ») et je partage totalement sur ce point les appréhensions de Madame Berger. Au demeurant le marché de la titrisation que l’on souhaite ressusciter est aujourd’hui de très faible dimension et fort peu liquide, ce qui prouve que nos craintes sont aussi partagées par les investisseurs. Le seul intérêt que j’y verrais serait de créer de nouveaux instruments qui permettraient à la Banque centrale européenne d’agir en cas d’assouplissement quantitatif. Indirectement ce pourrait être un soutien au financement des PME et ETI. Mais ceci risque de se payer d’une augmentation du risque de système car je doute beaucoup que l’on puisse sécuriser ces techniques qui ont fait, il y a peu de temps, tant de dégâts.

L’autre voie de la désintermédiation consiste à élargir l’accès direct des entreprises aux marchés financiers. Différentes pistes sont évoquées pour permettre aux PME et ETI d’émettre plus facilement des actions et des titres de dettes. Je crois cette idée peu réaliste mais aussi dangereuse. Car il faut bien comprendre que l’efficacité d’un système financier ne se juge pas simplement à son coût de fonctionnement ou aux conditions de financement qu’il offre. Il existe en effet une interdépendance entre la forme d’un système de financement et les autres institutions du système économique et social. Une observation un peu rabâchée montre que dans les pays où la capitalisation boursière est importante, où les marchés sont importants, la protection de l’emploi, ou, plus généralement, la protection sociale, est faible, alors qu’au contraire, dans les pays où la protection sociale est plus forte, le financement est plus intermédié. Ceci se comprend d’ailleurs assez facilement : une forte protection de l’emploi suppose que les entreprises puissent faire face aux chocs de l’environnement par une longue relation de confiance avec le système bancaire. De fait l’intermédiation repose sur des relations durables et des relations bilatérales tandis que sur les marchés se nouent des opérations ponctuelles et anonymes. Un système où les marchés dominent ne peut fonctionner qu’avec une flexibilité suffisante, notamment au niveau de l’emploi et, plus généralement, de la protection sociale. Décider aujourd’hui d’introduire plus de marché dans le système financier en Europe, c’est nier à la fois les caractéristiques de notre système économique et social et notre système de gouvernance.

Depuis longtemps la BCE exprime sa préférence pour une économie de marchés financiers dont elle pense qu’il serait plus efficace et plus favorable à la transmission de la politique monétaire. On peut s’en étonner : au nom de quoi la Banque centrale européenne devrait-elle se mêler de ce genre de choix, de ce genre de configuration qui touche aux fondements de notre système économique et social ? Cette idée revient avec force aujourd’hui parce que certains y voient la possibilité de mieux accompagner le financement d’une sortie de crise. Il me semble que l’on minimise beaucoup les conséquences de cette proposition que l’on présente faussement sous un aspect technique alors qu’elle touche au cœur de notre modèle économique et social.

Jean-Pierre Chevènement

Vous nous avez convaincus, M. Pollin, qu’il faut quand même reréglementer. C’est l’orientation que prend la Commission. Va-t-on assez loin ?

Au Parti socialiste, il y a très longtemps, on racontait que Vincent Auriol, à qui l’on demandait en 1936 ce qu’il ferait contre le « mur d’argent », répondait avec son accent ensoleillé : « Les banques je les ferme, les banquiers je les enferme ». C’était une forme d’interdiction très simplifiée. On peut imaginer quelque chose de plus raffiné.

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[1] Le ratio « Cooke » (ou ratio de solvabilité bancaire) fixe une limite à l’encours pondéré des prêts accordés par un établissement financier en fonction de ses capitaux propres. Le niveau d’engagement des banques est ainsi limité par leur propre solidité financière.
[2] Dans leur livre, The Bankers’ New Clothes. What’s Wrong with Banking and What to Do about It ? (Princeton University Press, 2013), Anat Admati et Martin Hellwig montrent qu’un ratio simple de l’ordre de 20 à 30% de fonds propres ne devrait pas coûter plus cher dans la mesure où les banques deviendraient plus solvables, donc moins risquées et pourraient ainsi se financer à moindre coût.
[3] La « directive sur le redressement des banques et la résolution des crises bancaires » est le premier des trois textes (complétant l’union bancaire) votés à une très large majorité en avril 2014 par les eurodéputés afin que d’éventuelles faillites de banques de la zone euro ne soient plus supportées à l’avenir par les contribuables. Selon cette directive, qui établit des règles uniques pour les Vingt-huit États-membres, ce sont désormais les créanciers et les actionnaires qui, selon le principe du renflouement interne ou « bail-in« , seront sollicités en premier lieu pour renflouer les banques ou supporter leurs défaillances, et non l’argent public.
[4] Ayant dû, en 2008-2009, nationaliser près de la moitié de son secteur bancaire, le Royaume-Uni a, dès 2010, lancé un processus de réforme bancaire en commandant un rapport à une commission d’experts (Independant Commission on Banking) présidée par Sir John Vickers. Le « rapport Vickers », présenté en septembre 2011 et endossé par le Gouvernement britannique en décembre, prône, non pas un encadrement de la spéculation comme la règle Volcker, mais une séparation et un cloisonnement (« ring-fencing ») des activités de dépôt : il s’agit, selon l’expression de John Vickers, de « protéger les agneaux plutôt que mettre les loups en cage ».

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Le cahier imprimé du colloque « La réforme bancaire : pomme de discorde ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation

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