Les limites de la capacité de l’Union Européenne à réglementer

Intervention de Mme. Karine Berger, Députée des Hautes-Alpes, au colloque « La réforme bancaire : pomme de discorde ? » du 23 juin 2014.

La réforme bancaire, européenne, française, est-elle une pomme de discorde ?

La réponse est oui : nous avons sur le projet de réforme bancaire de vrais désaccords entre pays européens, à l’intérieur de chaque pays et entre l’Europe et les États-Unis. Ce n’est pas une réforme technique. Les réformes bancaires s’attaquent à des intérêts et qui s’attaque à des intérêts affronte des adversaires. Il est intéressant d’identifier ces adversaires.

Début mars 2013, alors qu’en 5 ans la crise financière avait mis au chômage près de 13 millions de personnes dans l’OCDE (13 millions de personnes avaient perdu leur travail parce que pendant 10 ans des cinglés avaient fait du casino sur les marchés financiers et que personne ne les avait arrêtés), Chypre est en situation désespérée, les banques, en faillite, ne peuvent plus assurer les paiements au jour le jour (les appels de marge), l’État chypriote est incapable de suppléer. Et des ministres des Finances enfermés dans une salle à Bruxelles (l’Eurogroupe) décident de ponctionner de 10 % les comptes de tous les Chypriotes sans discrimination de fortune ! Bien entendu les personnes qui ont encore un compte à Chypre sont les plus modestes, les autres sont déjà tous sortis ! (M. Moscovici, avec qui j’en ai parlé, aurait été le seul, cette nuit-là, à demander si on pouvait trouver une autre solution à l’échelle européenne que de ponctionner de 10 % les comptes de l’ensemble des Chypriotes.)

Je raconte cette anecdote parce que je voudrais que nous revenions à l’objectif que nous nous étions donné au départ qui était de protéger l’ensemble des Européens contre la catastrophe qui s’était produite en 2008-2009. Or en mars 2013 nous sommes devant une défaite exemplaire au regard de cet objectif initial. Une défaite qui suscite un mouvement dans la semaine qui suit et provoque un changement de pied de la part de l’Eurogroupe : M. Rehn (commissaire européen aux Affaires économiques et monétaires), revenant parmi la communauté des humains, décide finalement une protection des dépôts en-dessous de 100 000 euros.

Nous sommes à ce stade très loin des objectifs que nous nous étions fixés.

Les États-Unis, qui sont quand même à l’origine de cette catastrophe, n’ont pas fait le travail et n’ont pas voulu s’attaquer à ceux qui avaient véritablement créé la crise. Quand on cherche les responsables d’une crise financière, il suffit d’identifier qui a gagné le plus d’argent dans les deux années qui précèdent cette crise. En l’occurrence, il s’agissait de Goldman Sachs qui n’est ni une banque de commerce ni une banque d’investissement. Ce sont des vendeurs, ils achètent des titres et les revendent. Goldman Sachs, qui a eu le génie de vendre, aux banques allemandes essentiellement, les titres américains les plus risqués à des prix qui ne reflétaient absolument pas ce risque, a gagné beaucoup d’argent dans les deux années qui ont précédé la crise financière.

L’objectif que nous nous étions donnés était que ce type de comportement cesse. Il s’agissait de mettre fin aux « bulles », ces objets financiers qui ne sont pas suffisamment analysés, sur lesquels on n’a pas assez d’informations et qui du coup sont vendus à un prix qui n’est pas le bon. C’est l’acquéreur qui subit la perte le jour où le vrai prix s’impose. C’est l’éternelle histoire des crises financières. à l’échelle des États-Unis, en 1929, ce type de crise provoqua des catastrophes. à l’échelle du monde, en 2008, elle a envoyé 13 millions de personnes au chômage.

Nous étions donc face à cette problématique fondamentale qui était d’arriver à bloquer ce type de comportement pour protéger les gens.

Où en sommes-nous ?

Nous en sommes à une étape riche d’espoirs mais la route est encore longue et, à vrai dire, de nouveaux gouffres s’annoncent désormais.

Avons-nous résolu la problématique du contrôle des banques ?
Bâle III et Solvency II [1], parfaitement retranscrits dans les CRD IV [2] de la Commission européenne, ont largement réglé le problème bancaire tel qu’il s’est posé à nous. Si la Commission européenne n’avait pas retranscrit dans les directives CRD IV les règles de Bâle III, aucun pays européen n’aurait eu la puissance politique de le faire face à ses propres banques. De ce point de vue, il faut bien comprendre que la vraie règle qui met tout le monde devant le fait accompli réside dans les directives CRD IV qui reflètent les décisions de Bâle III.

Je vais avoir un petit désaccord avec Olivier Guersent : remettre en cause, au travers des règles de Bâle, des organisations sociales comme le recours au taux fixe pour l’immobilier, c’est franchir un pas qui n’est pas forcément indispensable. Mais, rendons à César ce qui lui appartient, les directives européennes sont à ce stade les outils les plus puissants contre les dérives bancaires observées en 2008-2009.

Le deuxième objectif était la capacité à répondre tous ensemble à la crise.

L’exemple de Chypre montre que nous sommes très loin du compte. L’Union bancaire était une très belle idée jusqu’au moment où notre partenaire allemand (le plus riche) a refusé de payer. On a donc trouvé un entre-deux qui prévoit un accord dans 8 ans (en espérant que rien de grave ne survienne pendant ces 8 ans !). Dans 8 ans nous aurons un début de mécanisme de mutualisation en cas de crise bancaire. Mais si, scénario fiction, la Banque centrale européenne chargée d’évaluer la bonne santé des banques nous alerte à l’automne sur certains établissements, la très mauvaise nouvelle c’est que nous ne sommes pas capables à ce stade de donner une réponse.

Sur la séparation bancaire, je ne reprendrai pas toutes les explications, très justes, qui ont été données. Ce que je reprocherai à la Commission européenne sur ce sujet – et c’est la vraie « pomme de discorde » ce soir entre nous – c’est que quand on essaie de construire une réponse européenne, une puissance européenne, une souveraineté européenne, on doit construire une réponse qui s’applique à tous les pays. Or ce qui n’est encore qu’un projet de directive sur la séparation bancaire, qui est d’ailleurs assez éloigné du rapport de la Commission européenne sur lequel nous nous étions basés, est facultatif pour… le Royaume-Uni ! Les banques britanniques peuvent se dispenser d’appliquer le projet de directive bancaire européen. Une réglementation qui s’applique partout sauf aux banques qui agissent à la City sera impuissante dans les années qui viennent à éviter la contamination. Je rappelle que les gens qui vendaient aux banques allemandes les subprimes de l’Illinois étaient basés à Londres ! Il n’est pas possible d’imaginer une régulation européenne qui ne s’appliquerait pas à tous les pays de l’Union Européenne. Elle aboutirait à des mécanismes d’arbitrage épouvantables, créant la possibilité de spéculer à l’intérieur même de l’Union qu’elle est censée réguler. Je suis persuadée que la nouvelle Commission européenne aura à cœur de proposer une directive qui englobe tous les pays de l’Union Européenne.

De même elle aura à cœur de faire en sorte que cette réglementation soit un bras de négociation avec les États-Unis. Aujourd’hui nous avons lancé une discussion sur l’éventuelle ouverture d’un grand marché avec les États-Unis. Dans cette discussion, il faut bien comprendre que notre système financier, bon ou pas, régulé ou pas, est plus régulé que le système financier américain, notamment du fait de normes comptables et d’autres éléments très techniques que je vous épargne. Il n’est pas envisageable d’aller au bout d’une discussion d’ouverture des échanges si des deux côtés les systèmes financiers ne sont pas régulés de la même façon. En ouvrant toutes les portes, les produits les plus risqués créés dans le système américain se déverseront à un moment ou à un autre sur le système européen et la régulation européenne n’y pourra rien. Nous avons donc besoin d’abord d’une régulation européenne totalement unifiée, ensuite d’un minimum d’uniformisation des règles de régulation avant toute ouverture d’échanges avec d’autres pays.

Cela me permet de conclure. Nous avons à peu près réussi à trouver les endroits où les choses s’étaient mal passées en 2008-2009. Nous avons mis des rustines et même, parfois, de vrais blocages, comme Bâle III. Les banquiers s’insurgent contre Bâle III mais le problème est que nous sommes en face d’un monde qui a une imagination débordante et qui est déjà dans l’étape d’après. Constatant que ce qui s’était passé en 2008 ne pouvait pas se reproduire sous la même forme, les financiers ont essayé de trouver de nouvelles idées. La nouvelle mode, qui gagne les couloirs de la Commission européenne, est la titrisation. Au cours des six derniers mois, il n’y a pas eu une seule déclaration émanant d’une banque centrale (européenne, française…), de la Commission et même de respectables gouverneurs qui ne vante les mérites de la titrisation qui, entend-on, va résoudre tous les problèmes de financement de l’économie. Quand Black et Scholes [3] construisaient la première formule de dérivés, ils ne pensaient pas que par la suite se déploierait autant d’imagination pour faire évoluer leur formule vers ce qu’il y a de plus irrationnel ! Les titres peuvent être utiles. Mais le problème réside dans l’intention, en faisant de la titrisation, de faire sortir les risques des bilans bancaires dans lesquels ils sont maintenant bien identifiés. Ces risques qui ont été pris dans ces morceaux de crédits ou ces morceaux d’actions sont ensuite réinjectés dans le système financier, que ce soit dans les assurances ou dans des banques, mais entre-temps on a oublié les ingrédients que comporte le titre… On voit qu’on retombe dans les dérives antérieures. C’est pourquoi ce soir je me permets d’utiliser cette discussion pour signaler que nous avons un sérieux problème si dans l’année qui vient, quel que soit le gouvernement européen et quel que soit l’organe de régulation européenne, le seul discours qu’on entende en matière de finance est : Vive la titrisation !

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Madame la députée. Vous nous avez exposé très clairement le problème.

Il faut croiser les doigts et attendre 8 ans pour que l’Union bancaire soit opérationnelle, nous dites-vous. Mais, même au bout de ces 8 ans les sommes réunies permettraient-elles d’intervenir à la hauteur désirée ? C’est une question qu’on est en droit de se poser.

Vous avez expliqué que le projet de directive visant à la régulation bancaire devait s’appliquer à tous les pays européens. Mais M. Juncker a-t-il la possibilité d’imposer cela à M. Cameron ? Poser la question, c’est y répondre. Allons-nous alors envahir l’Angleterre ?

Je pose ces questions en vous écoutant. Je sais bien que la fuite en avant, c’est la titrisation. On espère qu’on arrivera à s’en sortir de cette manière. À tort ou à raison…

Peut-être les crises financières sont-elles « dans la nature des choses »…

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[1] Solvency II (Solvabilité II) est une réforme réglementaire européenne votée en 2009 qui vise à mieux adapter les fonds propres exigés des compagnies d’assurances aux risques qu’elles encourent dans leur activité.
[2] Le « CRD IV » est un nouveau paquet législatif qui s’applique depuis le 1er janvier 2014. Il comprend un règlement (CRR) et une directive (CRD IV). Il s’agit de la troisième série de modifications apportées aux directives d’origine, après les deux précédentes séries de révisions adoptées par la Commission en 2008 (CRD II) et 2009 (CRD III).
[3] S’appuyant sur des travaux de Robert Merton, Fischer Black et Myron Scholes sont les auteurs de l’article qui, en 1973, révolutionne les mathématiques financières et le mode de fonctionnement des marchés financiers : The Pricing of Options and Corporate Liabilities, connu sous le nom de « modèle Black-Scholes »  dont le concept fondamental est de mettre en rapport le prix implicite de l’option et les variations de prix de l’actif sous-jacent.

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Le cahier imprimé du colloque « La réforme bancaire : pomme de discorde ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation

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