Risque de guerre, chance de paix ?

Intervention de M. Jacques Mistral, économiste, Senior fellow, Brookings Institution, Conseiller à l’Institut Français des Relations Internationales, et auteur de « Guerre et paix entre les monnaies » (Fayard, janvier 2014), au colloque « La guerre des monnaies ? », lundi 28 avril 2014.

Je remercie Jean-Pierre Chevènement pour cette nouvelle invitation à « plancher » à vos côtés [1]1. C’est toujours un plaisir de participer aux colloques de la Fondation Res Publica.

Ce soir, comme l’a dit Jean-Luc Gréau, nous parlerons de « La guerre des monnaies ? » avec un point d’interrogation, c’est-à-dire des risques de guerre mais aussi des chances de paix.

Je tenterai d’expliquer les deux termes de cette alternative.

Mon exposé s’appuiera sur mon livre mais exclura toute référence historique. J’ai apprécié ce que vous en avez dit parce que j’ai pris grand plaisir à écrire ces deux longs chapitres d’histoire économique [2]. J’ai lu récemment sous la plume de Jean-Pierre Chevènement des choses d’ailleurs très proches de ce que j’ai moi-même écrit.

Faisons l’économie de l’académisme et abordons directement les problèmes d’aujourd’hui.

Je commencerai par un bref état des lieux concernant les trois principales monnaies : le yuan, le dollar et l’euro.

Ce qu’on lit dans la presse se résume à une caractérisation assez simple d’après laquelle il y aurait une monnaie agressive : le yuan (ce qu’Antoine Brunet va nous expliquer en détail dans un instant), une monnaie valeur refuge : le dollar et une monnaie gravement malade, comme cela vient d’être dit : l’euro.

J’ai une vision totalement différente que je ne développerai pas longuement, me contentant de suggérer comment je vois l’état du monde monétaire aujourd’hui.

Le yuan n’est pas la monnaie agressive que l’on décrit. Monnaie d’un pays émergent qui réussit, c’est le reflet d’un système économique qui n’a pas encore fait le choix de son avenir. Par beaucoup d’aspects la Chine dévoile une stratégie très claire (dont nous reparlerons dans le dialogue avec Antoine Brunet). La Chine est aussi et surtout un pays qui est entre deux systèmes, ce que révèle sa monnaie :

D’un côté la monnaie chinoise est celle d’une économie largement engagée dans l’économie internationale. Elle est gérée par une institution, la Banque centrale de Chine, qui a une vision très arrêtée de ce que devraient être les réformes économiques et de ce que devrait être le mouvement vers la convertibilité du yuan, préalable absolu pour que celui-ci devienne une monnaie internationale.

Les autorités politiques qui contrôlent la Banque centrale ont un jugement beaucoup plus prudent sur cette question parce que la question principale, qui taraude les décisions politiques à Pékin, est celle de la stabilité sociale, économique et politique. On craint surtout de voir le taux de change du yuan jouer le yoyo comme ont pu le faire le dollar et l’euro depuis vingt ans.

Donc le yuan est la monnaie d’une nation, d’une économie entre deux systèmes. Dans ce contexte il n’y a absolument aucune probabilité que dans les dix, quinze ou vingt ans à venir le yuan devienne la monnaie prééminente du système international, même si elle accompagne le développement des échanges commerciaux et des investissements chinois à l’étranger.

Le dollar est présenté comme la valeur refuge. En fait il faut regarder ensemble le dollar et l’euro : depuis 2007, pendant toute la crise financière, le taux de change entre les deux monnaies est resté parfaitement stable. L’euro, dont le Financial Times ou The Economist annonçaient chaque jour la disparition prochaine, est resté, de manière constante à peu près à 1,32 dollars, ne présentant que les fluctuations normales.

Cette stabilité suggère deux types de remarques.

Les unes concernent Washington et le dollar : à l’échelle mondiale, la confiance dans l’avenir de l’Amérique est beaucoup moins grande qu’on ne le dit souvent. Il y a une très grande méfiance à l’égard des décisions politiques de Washington (tout le monde est au courant des processus politiques chaotiques qui règlent la relation entre le Congrès et l’administration) et à l’échelle internationale l’avenir du dollar inspire la circonspection car on voit bien que l’Amérique est très tentée de ne pas honorer ses dettes. Ce pays a des milliers de milliards de dollars de dette externe. La dette américaine à l’égard de la Chine est de 20 000 dollars par famille ! L’idée que l’Amérique puisse faire un effort fiscal de 20 000 dollars par famille pour honorer sa dette à l’égard de la Chine ne me paraît pas hautement crédible. D’où la méfiance répandue sur la gestion future de la dette américaine.

Concernant l’euro, la stabilité que j’évoquais tout à l’heure me semble traduire deux forces à l’œuvre, une force interne et une force internationale :

S’il y a beaucoup de déception à l’égard des processus politiques, des mécanismes de décision, des orientations macro-économiques de l’Union Européenne (tous les sondages le montrent et les prochaines élections le confirmeront), il est frappant de constater que tous les peuples conservent une grande confiance dans l’euro. Dans tous les pays de l’euro-zone, y compris la Grèce, l’Espagne, l’Italie, le Portugal et la France, plus de deux tiers des personnes sondées estiment qu’il est préférable de conserver l’euro plutôt que de revenir à une monnaie nationale. Il y a donc un intérêt économique lié à la vie de l’ensemble économique continental qui est très fort.

À l’international, contrairement à ce que croyaient la City et les investisseurs londoniens ou américains, une forte demande pour l’euro s’est traduite par le fait que, malgré toutes les annonces de chute et de perdition, l’euro est resté une monnaie très attractive sur le plan international. En effet, à Pékin et ailleurs, on ne veut pas laisser le dollar seul maître de l’économie monétaire mondiale, ce qui serait naturellement le cas si l’euro venait à disparaître.

J’en profite au passage pour rectifier un petit point d’histoire : l’euro n’a jamais été créé pour être un « rival du dollar » et Jean-Claude Trichet s’est d’ailleurs toujours beaucoup méfié de cette expression. Je dirai que l’euro est devenu un concurrent, une alternative pour les investisseurs internationaux qui désormais, contrairement à l’époque de Nixon, ont le choix pour leurs actifs libellés en international entre deux grandes monnaies internationales, le dollar et l’euro.

Dans ce monde multi-monétaire, ces trois grandes monnaies ne sont pas isolées les unes des autres mais font système. La question de savoir comment elles s’articulent est très importante.

L’histoire peut nous aider à éclairer la situation présente. L’histoire de la première mondialisation, qui s’est terminée en 1914 est un élément de réflexion extrêmement important (on peut à cet égard renvoyer à l’ouvrage de Jean-Pierre Chevènement [3]). La conscience du degré atteint par la mondialisation en 1913 et du chaos qui allait suivre de 1914 à 1945, alors que nous sommes entrés dans une dépression comparable à certains égards à celle des années 30, peut faire redouter une catastrophe. Le premier chapitre de mon livre énumère les raisons pour lesquelles les choses peuvent tourner mal dans les vingt années qui viennent. Ces raisons ne sont pas liées à l’intensité des conflits internationaux mais à la difficulté pour chacun des trois grands continents à résoudre ses problèmes intérieurs : dans le domaine économique (emploi, restructurations), dans le domaine social (répartition des revenus, corruption), dans le domaine de l’innovation (comment faire naître de nouveaux secteurs, de nouvelles activités et accompagner le déclin de l’activité ancienne ?).

Les trois grandes zones sont également confrontées à des dysfonctionnements politiques majeurs : dysfonctionnement de la démocratie à Washington, chaos politique à Bruxelles et aussi à Pékin, où la direction chinoise fait preuve de beaucoup d’habileté mais gouverne un univers extrêmement instable. Dans cette situation, je redoute que, comme dans d’autres périodes de l’histoire, la difficulté à résoudre les problèmes intérieurs ne pousse les peuples et les autorités à des réactions que les économistes appelaient dans les années 30 « Beggar my neighbour policies » (politiques visant à repousser les défis sur ses voisins), chacun cherchant à tirer un peu mieux son épingle du jeu que le voisin. Or on a vu dans les années 30 comment tout ceci accéléra la marche vers l’abîme. Cette évolution est possible. Les actualités géopolitiques du dernier trimestre, du Moyen-Orient aux rivalités entre la Chine et le Japon [4] en passant par la question concernant la Crimée et l’Ukraine, ne sont pas de très bon augure pour une évolution coopérative à l’échelle du monde. Le fait que les choses se dégradent à mesure que l’esprit de coopération internationale s’avachit peut faire redouter le pire. On verrait alors certainement l’Amérique se cabrer : « Les Chinois nous ont prêté cet argent, ils ont eu les emplois, aujourd’hui nous sommes quittes et nous voguons seuls ! ». C’est ce qu’avait fait l’Amérique de 1930 avec la loi Smoot et Hawley [5]. En Europe on peut craindre que le délabrement de la monnaie unique, voire la sortie d’une monnaie, ne créent un choc comparable au Kreditanstalt [6], c’est-à-dire une situation où la méfiance se généralise, où il n’y a plus de monnaie sûre et où les anticipations se dégradent et enfoncent le monde dans l’abîme. La Chine pourrait durcir sa position en découvrant que son espoir de voir son épargne revenir pour gérer son vieillissement était mal fondé.

Ce scénario, décrit dans le premier chapitre de mon livre, est possible.

Mais ce n’est pas ce que je crois probable :

Le délabrement du système international de 1914 à 1931 (dévaluation de la livre) n’est pas comparable à ce qui se passe aujourd’hui. Rien n’est plus erroné et dangereux que de comparer la Chine d’aujourd’hui à l’Allemagne wilhelminienne. Nous sommes sur des trajectoires, des processus historiques, totalement différents. Nous aurons l’occasion de développer ce point après l’exposé d’Antoine Brunet.

En 2009, face à la grande dépression, les gouvernements ont cette fois-ci réagi dans un esprit de coopération internationale, non pour des raisons idéologiques mais parce que les intérêts partagés par les trois grandes zones sont immenses et que chacune sait les risques qu’elle courrait en coupant les liens économiques internationaux.

En troisième lieu, même si des différences et des rivalités stratégiques subsistent (je pourrais être disert sur la question des îles Senkaku), il n’y a rien de comparable aujourd’hui au chaos des esprits qui, dans l’entre-deux guerres, de la démocratie américaine ou anglaise jusqu’au fascisme et au stalinisme, alimentait les rivalités internationales.

C’est la raison fondamentale pour laquelle je crois qu’il y a une chance pour la coopération internationale.

Le G20 en a été une première matérialisation, très insuffisante, nous le savons tous, mais il est possible d’aller plus loin. À la fin de mon livre, j’esquisse la possibilité d’une issue à la situation dans laquelle nous nous trouvons dans un chapitre un peu technique autour du thème de la gouvernance économique mondiale, du G20 et de la réunion des ministres des finances, autour du rôle du Fonds monétaire international, de ses moyens d’action, de la surveillance macro-économique et finalement de l’élévation des droits de tirage spéciaux (DTS) pour en faire une monnaie internationale. Les solutions techniques existent.

La volonté politique sera-t-elle là alors que nous commémorons 1914, le déclenchement de la Grande guerre  et que nous célébrons le soixante-dixième anniversaire de Bretton Woods, cette situation historique très particulière où, au terme de trente années tragiques pour l’Europe et pour le monde, des nations démocratiques ont choisi de coopérer, certes sous la tutelle des États-Unis, optant pour un monde ouvert, un monde de coopération économique qui a apporté la croissance que nous avons connue dans les décennies suivantes.

Au terme de ce tour d’horizon à la fois historique, économique et politique, je voudrais dire que l’Europe et l’euro en particulier (la monnaie est avant tout une affaire politique) sont plus solides qu’on ne le croit dans le monde d’aujourd’hui et offrent plus de protection qu’on ne le dit souvent. Il suffit pour s’en convaincre d’imaginer ce que serait la situation de la France, avec ses déficits, si elle ne disposait que de son ancienne monnaie nationale. Et l’Europe et l’euro sont plus utiles au monde et à son avenir qu’on ne l’imagine. Cette expérience de coopération économique et monétaire poussée a produit une articulation sans précédent entre les vieilles nations d’Europe qui, tout en gardant chacune leur très forte personnalité, ont accepté, pour exister ensemble dans le monde d’aujourd’hui face à des continents-puissances comme les États-Unis et la Chine, des délégations de souveraineté auxquelles il faut donner maintenant plus de vigueur, plus de cohérence afin que ces institutions portent une vision de l’avenir de l’Europe comparable à ce que fut, dans les années 1950 et 1960, la vision d’une Europe porteuse de paix et de prospérité.

C’est de la réponse à ces questions que dépendent notre avenir en Europe et la contribution que l’Europe peut apporter à la paix monétaire au XXIème siècle.

Merci.

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[1] M. Jacques Mistral était intervenu au colloque « Où va la société américaine ? » organisé par la Fondation Res Publica le 4 décembre 2006. Il fut aussi l’invité de la FRP pour le colloque « La France et l’Europe dans les tenailles du G2 » du 18 janvier 2010.

[2] La première partie de l’ouvrage de Jacques Mistral « Guerre et paix entre les monnaies », paru le 29 janvier 2014 chez Fayard s’intitule « Monnaie internationale et mondialisation » et comporte deux chapitres :
Pax brittanica : la livre sterling et l’étalon-or
Pax americana : le dollar, Bretton Woods et les changes flottants.
[3] « 1914-2014, l’Europe sortie de l’histoire? » Jean Pierre Chevènement, éd.Fayard, 2013.
[4] Un petit archipel (Diaoyu pour la Chine, Senkaku pour le Japon) est revendiqué par les deux pays.
[5] Le « Hawley-Smoot Tariff Act » voté par les États-Unis en 1930 pour faire face à la Grande Dépression, visait, dans un contexte de demande décroissante, à favoriser les produits nationaux au détriment des importations. La Loi Hawley-Smoot a entraîné une diminution des revenus en Europe et dans le monde.
[6] En 1931, la faillite de la Kreditanstalt Bank, principale banque d’Autriche qui détient la moitié de l’industrie nationale, crée la panique et les capitaux s’enfuient d’Autriche et d’Allemagne.

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Le cahier imprimé du colloque « La guerre des monnaies ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation

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