« La monnaie unique est déjà morte. Vive la monnaie commune ! »

Entretien de Dominique Garabiol, membre du Conseil scientifique de la fondation Res Publica et professeur associé à Paris 8, à Marianne, le 22 août 2014. Propos recueillis par Emmanuel Lévy.

Marianne : La nouvelle migration de travailleurs depuis les pays du Sud de la zone euro vers ceux du Nord et, en particulier, l’Allemagne, n’est-il pas le signe de la pleine réussite de la monnaie unique, au sens de l’émergence d’un ensemble homogène, comme le prévoit la théorie économique ?
Dominique Garabiol : C’est vrai, l’unification des marchés du travail en serait une des manifestations, et depuis le début les promoteurs de l’euro la guette. Mais ils se tromperaient en l’identifiant au mouvement actuel. Et il ne serait pas banal de se réjouir du malheur de cet exode lié au chômage de masse, car ce flux migratoire est d’abord le fruit de la destruction d’activités économiques, comme en Espagne.

Il faudrait en tout cas être aveugle pour ne pas voir que l’euro, ainsi que l’histoire économique nous l’enseigne, a renforcé la spécialisation régionale. Comme l’Italie du Nord a vampirisé l’industrie du Mezzogiorno, la mise en place d’une monnaie unique a conduit en Europe au renforcement du pôle industriel dominant, l’Allemagne, et à la marginalisation des centres industriels secondaires, France, Italie, Espagne… Selon Eurostat, en 2001, le niveau de vie (emplois, salaires, etc.) était à parité entre l’Allemagne, la France et l’Italie par exemple. Aujourd’hui, il est plus faible de 20% pour l’Italien, de 13% pour le Français.

Une telle catastrophe n’a été rendue possible qu’avec l’échec de l’Europe politique, inscrite elle-même dans les statuts de la Banque centrale. Car au lieu de faire converger les économies différentes qui composent la zone euro (cela aurait dû passer par une politique différenciée selon les pays et des actions volontaristes de répartition des activités), on a au contraire fait converger les politiques économiques. Et accentuer du même coup les déséquilibres.

Airbus nous en donne un exemple caricatural. Si on avait voulu faire converger les structures industrielles en Europe, on aurait placé sa nouvelle chaîne de production, non pas à Hambourg, mais à Valladolid ou à Salonique.

Vous semblez dénoncer davantage la politique économique que la monnaie unique ?
Ils sont indissociablement liés, mais il est vrai que c’est davantage la conception simpliste de la politique monétaire et du taux de change unique, que l’euro lui-même qui est en cause. Cette politique est responsable au premier chef des divergences productives qui conditionnent tout le reste au sein de la zone euro et de la situation critique de déséquilibre en faveur de l’Allemagne que nous vivons. Dans ces conditions, on peut faire comme avec le traité de Versailles et se répéter en boucle que l’Allemagne paiera, comme la région parisienne a payé pour la Creuse lors de la lente construction de la France. Mais c’est doublement chimérique. Non seulement les rares solidarités existantes entre la Grèce et l’Allemagne ne sont pas à la dimension des besoins, mais cela condamne l’Allemagne à payer ad vitam æternam, car les déséquilibres ne peuvent aller qu’en s’accentuant.

Tant qu’on focalise les débats sur la solidarité financière entre pays, on ne fait qu’accompagner la désagrégation de la zone euro, et au-delà de l’Europe. Car cela équivaut à dire : l’euro vivra tant que l’Allemagne paiera, alors qu’il n’y a aucune raison que l’Allemagne gagnante jusqu’à présent accepte de perdre systématiquement les parties suivantes.

Donc, selon vous l’euro est déjà mort ?
Oui, au moins dans la forme actuelle. S’il n’a pas explosé, c’est que la Banque centrale le soutient à bout de bras. Sans la BCE tout éclate. C’est le signe de la perte de crédibilité de l’euro. Mario Draghi a dit que la BCE ferait tout pour sauver l’euro. Selon un des scénarios possibles : une crise survient, la BCE rachète massivement les dettes des Etats qui font défaut et se retrouve, elle-même, au bord de la faillite au point qu’il y a urgence à la recapitaliser. Or, rares seront les Etats, eux-mêmes en détresse financière, qui pourront suivre. Et l’euro mourrait avec la BCE.

Quelles sont vos solutions ?
Historiquement, le choix de la monnaie unique est un choix politique. Un choix utopique même : dans l’impensé des dirigeants Français, l’euro est conçu comme une ligne Maginot pour contenir la puissance allemande. Et pas plus qu’elle, l’euro n’a tenu ses promesses.

Des alternatives ont été étudiées. Dès les années 1970, certains économistes européens, des libéraux notamment, ont pensé un système de monnaie commune. Elle a été reprise par les Anglais et quelques responsables politiques français de droite et de gauche lors des débats conduisant à la création de l’euro. En gros, il s’agit de partir de la double nature de l’union monétaire. Du point de vue de l’extérieur, c’est une zone homogène, pour laquelle une monnaie est adaptée. Mais, comme je l’ai dit précédemment, à l’échelle interne, l’hétérogénéité domine et, pire, elle s’est accentuée avec la monnaie unique.

Aujourd’hui, privées de l’instrument monétaire, le seul moyen dont les économies disposent pour s’ajuster les unes aux autres, passe par une modification des prix des facteurs de productions. Et notamment des salaires. Si la Grèce avait pu dévaluer son « euro drachme », elle aurait pu empêcher le chômage d’exploser autant et les salaires de se réduire de plus de 25%. Idem pour le capital en France. Depuis l’arrivée de l’euro, la valeur du Cac 40, reflétant celle des 40 plus grandes entreprises tricolores, s’est dégradé de 55% par rapport au Dax, son homologue allemand. Cinquante-cinq pourcents, c’est bien davantage que ce qu’entrainerait une dévaluation considérée comme mortelle !

Pratiquement, comment une monnaie commune fonctionne-t-elle ?
Nous avons deux périodes encore récentes qui permettent de comprendre comment fonctionnerait une monnaie commune. La première se situe entre 1999 et 2002. La zone euro bascule alors vers la monnaie unique qui n’est qu’une monnaie bancaire. Les autres agents de la zone continuent d’utiliser leur monnaie nationale, dont les parités sont fixées et qui deviennent des subdivisions de l’euro. L’autre période est celle du SME, le Système monétaire européen. L’ancêtre de l’euro, l’écu, joue alors bien le rôle de référence pour les monnaies de la zone qui peuvent s’ajuster, mais selon un corridor d’évolution trop étroit de 5, ce qui a entrainé sa défaillance…

L’euro, comme monnaie commune, conserverait ses attributs pour le commerce international et les marchés financiers, alors que les monnaies nationales resteraient des subdivisions réservées aux échanges intérieurs comme en 1999-2002. Mais à la différence avec cette période, les parités des subdivisions nationales seraient ajustables en fonction des déséquilibres constatés, notamment en termes de balance extérieure et de taux de chômage, dans le cadre d’un SME protégé par l’euro de la spéculation internationale et doté d’un corridor plus large que le précédent. Le statut international de l’euro serait sauvegardé et la flexibilité monétaire permettant la cohésion de la zone serait retrouvée.

Il est aussi possible d’avoir une lecture moins simpliste des traités et de considérer que les objectifs assignés à la BCE, l’inflation mais aussi secondairement, l’équilibre de la balance extérieure, la stabilité des conditions monétaires et, en dernier ressort, le plein emploi, s’appliquent non à la moyenne de la zone — ce qui est la source de tous les problèmes —, mais à chaque pays selon un corps de règles uniques. L’utilisation d’instruments monétaires connus mais aujourd’hui délaissés, comme les réserves obligatoires et les montants compensatoires monétaires appliqués par pays, donnerait les moyens d’adapter les taux d’intérêts et les taux de change au niveau de compétitivité de chacun.

Vous êtes optimiste ?
Pas dans l’immédiat. Pourtant les exemples réussis de split, d’éclatement monétaire contrôlé, ne manque pas, notamment récemment en Europe de l’Est : l’URSS, la Tchécoslovaquie ou même la Yougoslavie où l’on s’est battu pour tout sauf pour la monnaie. Bien sûr il y aura des coûts. Mais ils sont déjà là à travers la multiplication des dévaluations internes. Soit on les paye lors d’une sortie de l’euro, idéalement selon un modèle de monnaie commune. Mais, on repart sur de bonnes bases de croissance. Soit il faut réduire encore les salaires et prestations sociales de 20% en Grèce comme en Espagne et amorcer d’ici peu le même mouvement en Italie et en France. On a vu ce que cela a donné : la récession comme seul horizon, d’autant plus que la dette, elle, ne subit pas cette dévaluation interne.

Mais malheureusement la mise en place d’une solution de raison, comme la monnaie commune ne peut survenir qu’à l’occasion d’une nouvelle crise financière aigüe de l’euro au cours de laquelle les responsables politiques seront à nouveau confrontés au risque d’éclatement de la zone. Je m’interroge par exemple sur l’incompréhension de la contrainte qu’impose l’euro que font mine d‘ignorer jusque dans les rangs de la majorité ceux qui se désignent comme les « frondeurs ». Ils partent du principe que l’euro, c’est bien, mais pas la politique économique de François Hollande. Mais le plan de 50 milliards d’euros, c’est du petit bois au regard de ce à quoi nous contraint l’euro !

Source : Marianne

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