Débat : intervention de M. Jean-Pierre Chevènement
Intervention de M. Jean-Pierre Chevènement, Président de la Fondation Res Publica, au colloque « Refaire l’Europe ? Aperçu rétrospectif et esquisse d’une politique » du 2 décembre 2013.
Je suis tout à fait d’accord avec vous pour dire que les choix faits en France en 1983 ont été décisifs pour préparer la monnaie unique. Le SME tel qu’il avait été conçu y conduisait naturellement. D’ailleurs, le règlement de la monnaie unique a été adopté par le Conseil européen de Madrid en juin 1989, trois mois avant la chute du Mur. Pendant la période qui a suivi la chute du mur de Berlin, François Mitterrand n’a fait qu’imposer le calendrier, rien de plus. Tout le reste avait été consigné noir sur blanc par Karl Otto Pöhl, qui tenait la plume dans le groupe Delors (il s’en est vanté, affirmant que Delors en avait tiré la gloire alors que c’était lui qui avait travaillé). Vous avez donc tout à fait raison de dire que cette idée de monnaie unique cheminait depuis longtemps…
Monnaie unique, je n’en suis pas sûr ! Quand on parlait de monnaie européenne à l’époque du plan Werner, on ne savait pas encore vraiment. Beaucoup l’imaginaient comme une monnaie commune.
Alors, quand l’idée de monnaie unique s’est-elle vraiment cristallisée ?
Je me souviens de débats auxquels j’ai assisté en 1988-89. Dans le gouvernement, Pierre Bérégovoy était hostile à l’idée de monnaie unique. Il s’y ralliait parce que François Mitterrand lui avait fait comprendre que, les Allemands ayant choisi la monnaie unique (pour une raison que j’ignore), il fallait suivre l’Allemagne et les pays qui suivaient l’Allemagne, c’est-à-dire la majorité, et non la Grande-Bretagne qui était seule à proposer la monnaie commune. François Mitterrand, qui n’avait pas lu les livres de Mundell sur les zones monétaires optimales [1], s’était fié à son intuition politique : puisque les Allemands sont sur la ligne de la monnaie unique, on va choisir la monnaie unique… Nous sommes nombreux, aujourd’hui plus qu’hier d’ailleurs, à penser que c’était une erreur conceptuelle. Ce vice originel fait qu’il est très difficile de réparer le système de l’euro.
Le système de l’euro, pour des raisons très profondes, ne tient pas compte de l’hétérogénéité des nations. Au départ, en tout cas dans l’esprit de Jean Monnet, l’Europe s’est voulue une sorte de substitut des nations. Bien loin de faire l’Europe dans le prolongement des nations, beaucoup d’ « européistes » ont conçu l’Europe comme l’entité qui allait remplacer les nations. Et la monnaie unique reposait sur ce pari que, devant l’obstacle, les nations allaient définitivement faire le saut fédéral et accepter les transformations, notamment les immenses transferts que rendrait nécessaires la constitution d’un État fédéral, étant donné qu’il n’y a pas d’État fédéral qui ne soit aussi un État national (voyez l’Allemagne, voyez les États-Unis). C’est à ce moment-là qu’une erreur de trajectoire gravissime eut lieu.
L’étude de Jacques Sapir, commandée par la Fondation Res Publica mais qui ne l’engage pas est un apport, une recherche. Personnellement, je ne pense pas qu’on puisse décider unilatéralement de la transformation de l’euro en monnaie commune. Je suis pour une transformation concertée entre les deux pays qui ont pris la responsabilité de porter la monnaie unique sur les fonts baptismaux. La France et l’Allemagne pourraient se mettre d’accord. Les Allemands, conscients d’être trop engagés (30 % de leur PNB), pourraient souhaiter revenir un peu en arrière, prendre une autre bifurcation et convenir qu’un ajustement par la voie monétaire est moins douloureux pour les pays déficitaires qu’un ajustement interne par voie de déflation, comme ce que nous voyons en Grèce, en Espagne et ailleurs ! C’est ce que dit Hans Werner Sinn qui, en Allemagne, a la réputation d’être un très grand économiste, le meilleur outre-Rhin.
Il faudrait voir comment on peut éviter les inconvénients que vous dites, qui sont bien réels… encore que je vous ferai observer qu’une certaine renationalisation de la dette de chaque État s’est opérée depuis 2010 par le fait des injections de crédits opérées par la Banque centrale et des rachats effectués par des banques de chaque pays. L’Italie, l’Espagne… ont ainsi acheté des obligations souveraines de leur État.
J’en viens à la question de la France et de l’Allemagne. L’Europe d’aujourd’hui n’est plus l’Europe des Six où la France était dominante. L’Allemagne était divisée, même si son économie était déjà extrêmement dynamique, et du point de vue géopolitique la France détenait des cartes dont elle ne dispose plus aujourd’hui. L’Europe élargie à vingt-huit est une Europe germano-centrée que l’Allemagne domine économiquement, qu’elle l’ait voulu ou non. Elle l’a un peu voulu…. Faisons crédit à Gerhardt Schröder et Angela Merkel de n’être pas des naïfs. Madame Merkel avait dit pendant sa campagne électorale de 2005 : « Il faut hisser l’Allemagne au sommet de l’Europe ». Elle y est parfaitement parvenue. Il faut reconnaître que le peuple allemand a des qualités qu’il montre, qu’il a montrées depuis longtemps. En effet le décrochage économique entre la France et l’Allemagne date de la fin du XIXe siècle.
En dépit de ce décrochage économique, l’idée d’une « Europe européenne », qui était celle du Général de Gaulle, ne pourrait-elle être reprise aujourd’hui dans un contexte tout à fait nouveau ?
Si cela n’a pas marché dans les années soixante, c’est que l’Allemagne considérait que sa priorité était la réunification, qu’elle dépendait pour cela des États-Unis et non de la France. L’idée d’une Europe européenne devait être remise à plus tard. D’où le préambule [2] ajouté au traité de l’élysée par le Bundestag, à l’initiative de Jean Monnet.
Aujourd’hui, les choses sont assez différentes, l’idée d’une Europe européenne pourrait être explorée à nouveau si nous voulions prendre la mesure des formidables transformations du monde. Depuis 2008, le déclin de l’Europe s’est accéléré de manière extraordinaire par rapport aux pays émergents, la Chine mais aussi beaucoup d’autres. Si nous voulons regarder vers l’avenir avec un peu de bon sens, nous devons convenir qu’il nous faut faire face au défi de ces grands pays émergents, au défi de la tutelle américaine qui ne s’est pas relâchée et qui est aussi un défi sur le plan monétaire et économique. Je voudrais rappeler que l’euro est la monnaie la plus surévaluée du monde et que dans la guerre des monnaies l’Europe se bat avec les mains attachées dans le dos.
Comment allons-nous sortir de là ? Que peut être aujourd’hui une Europe européenne, sur le plan de la diplomatie ? Sur le plan militaire ? Sur le plan économique ? Comment allons-nous retrouver une croissance ? La thèse que je défends, c’est que nous retrouverons plus facilement une croissance par la voie d’un ajustement monétaire – qui induit une baisse du coût du travail, je suis le premier à le reconnaître – que par la voie d’une déflation interne extrêmement douloureuse parce que prolongée des années durant. Toute l’Europe est embarquée dans cette perspective d’une stagnation de longue durée. Mieux vaut un coup de bistouri bien appliqué, à un certain moment, en accord avec l’Allemagne si nous voulons nous rapprocher de 1,20 dollar et 1,70 dollar (mais ce sera plutôt 1,10 et 1,50). Tout cela mérite d’être examiné en fonction des compétitivités respectives telles qu’elles ont évolué depuis le lancement de l’euro, c’est-à-dire depuis 1999. Je rappelle que le cours de lancement était 1,16 dollar. Nous sommes aujourd’hui autour de 1,35 dollar. Nous sommes allés à 1,60 dollar en 2006, alors que nous avions été à 0,80 dollar en 2000.
Qu’est-ce que c’est qu’un traité de libre-échange à l’échelle transatlantique quand la parité entre le dollar et l’euro peut varier de 1 à 2 ? C’est absurde ! Tout cela doit être remis sur la table. C’est le rôle du politique. Ou alors le politique a totalement démissionné. Il manque aujourd’hui une grande vue d’homme d’État qui reprenne en considération l’ensemble des éléments du problème que vous avez, Monsieur l’ambassadeur, excellemment décrits. Et vous l’avez dit, citant H. Van Rompuy : la différence entre une locomotive et l’Europe, c’est que la locomotive, quand elle déraille, finit par s’arrêter alors que l’Europe continue toujours.
Pour aller vers l’avenir, il faut poser le primat de la croissance, qui implique le travail et l’effort. L’Europe ne se dispensera pas de travailler, et même de travailler plus pour gagner au moins autant, parce que nous sommes en face de pays comme la Corée, la Chine, qui travaillent beaucoup plus que nous, y compris à l’école, on vient de le voir avec les statistiques PISA.
En effet tout commence à l’école, et dans le domaine de la recherche, de l’innovation. Il faut nous affranchir du sot « principe de précaution » que vous avez d’ailleurs évoqué sans le nommer en parlant des réactions que suscitait au niveau européen la seule évocation du nucléaire, du gaz de schiste, des OGM ou du coût du mégawatt heure… Mais il est important de savoir que le mégawatt heure nucléaire ou au gaz coûte à peu près 50 ou 60 euros, l’éolien sur terre 90 euros, sur mer, 150 euros et que le coût de production du solaire photovoltaïque est encore aujourd’hui à 200 euros ! Avoir ces simples chiffres présents à l’esprit permettrait d’avoir un débat sérieux sur la transition énergétique. Ce débat, nous ne l’avons pas et nous ne pouvons pas l’avoir dans l’état actuel des esprits dominés par une idéologie mortifère. Il faut sortir de là.
Je ne voudrais pas donner le sentiment que je dresse le moins du monde un réquisitoire. Au contraire, je pense que vous avez fourni de bonnes bases à la discussion. Mais ce qui manque le plus à l’Europe, Gabriel Robin l’a dit de manière très brillante en évoquant les différentes apories qu’il discerne, ce sont des concepts solides qui permettraient de travailler sur la longue durée.
La nation, on sait ce que ça veut dire. Ce concept vient de loin, il a été forgé dans les siècles et même dans les millénaires, alors que le concept de « peuple européen » ne correspond à aucune réalité. Il y a trente peuples en Europe, il n’y en a pas un. C’est d’ailleurs ce qu’avance le tribunal constitutionnel de Karlsruhe pour dénier au Parlement européen la qualité de parlement, considérant que c’est un forum qui juxtapose la représentation de plusieurs peuples. En effet, la démocratie implique la nation car le cadre national, où l’on se comprend, est aussi le lieu où l’on peut débattre.
L’intérêt général ne peut pas être défini par une Commission. Il ne s’est jamais vu que vingt-huit commissaires – et pas même six – puissent définir l’intérêt général qui ne peut être déterminé que par ce qu’on appelle en France le débat républicain.
Parmi les concepts de base auxquels il faut absolument se référer figure la monnaie, qui ne peut être que celle d’un État.
Ce sont des notions de base que tout homme politique devrait avoir constamment à l’esprit et dont on s’est affranchi par une politique illuministe qui aboutit à une impotence stratégique et à une stagnation économique dans laquelle nous sommes enfermés et sans doute encore pour longtemps.
Je vous adresserai quand même un petit reproche (parce que j’ai été trop élogieux à votre égard…). Vous avez oublié le fait que les traités européens constituent une véritable « programmation libérale » des institutions européennes qui veulent toujours aller plus loin dans le marché, y compris vis-à-vis des pays tiers, d’où la négociation transatlantique qui s’engage. On croit à l’efficience des marchés, dogme de base du néolibéralisme présent dans le texte des traités qui naturellement inspirent l’action des institutions. Vous-même, dans un autre texte que j’ai lu attentivement, dites qu’il faudrait refaire Airbus. Mais on ne pourrait plus refaire Airbus dans l’état actuel des textes car Airbus s’est fait en dehors des traités européens, il s’est fait à l’initiative des États.
Je pense qu’il est vraiment nécessaire d’avoir ce genre de débat dont nous sommes reconnaissants à tous les intervenants.
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[1] La théorie des zones monétaires optimales de Robert Mundell (professeur d’économie internationale à l’Université Columbia à New York et prix Nobel d’économie) est énoncée dans un article publié en 1961, « A Theory of Optimum Currency Areas » où il pose la question des critères économiques selon lesquels diverses régions du monde pourraient décider une union monétaire. Pour répondre à cette question, Mundell développe une analyse coût-bénéfice de l’union monétaire. Les avantages comprennent la réduction des divers coûts de transaction qu’entraîne l’existence de monnaies différentes, un gain en liquidité de la monnaie dû notamment à l’extension de son aire de transactions, dont bénéficieront également l’ensemble des marchés financiers. Les désavantages potentiels proviennent de la suppression du taux de change entre les composantes de l’union: il n’est plus possible de laisser le taux de change absorber les chocs qui viendraient frapper de façon asymétrique les diverses régions d’une union monétaire.
[2] Lors de la ratification du texte par le Bundestag de la RFA, le 16 mai 1963, un préambule additif, unilatéral, fut adopté :
« Convaincu que le traité du 22 janvier renforcera et rendra effective la réconciliation et l’amitié, il constate que les droits et les obligations découlant pour la République fédérale de traités multilatéraux ne sont pas modifiés par ce traité, il manifeste la volonté de diriger l’application de ce traité dans les principaux buts que la République fédérale poursuit depuis des années en union avec les autres alliés, et qui déterminent sa politique, à savoir, maintien et renforcement de l’alliance des peuples libres et, en particulier, étroite association entre l’Europe et les États-Unis d’Amérique; défense commune dans le cadre de l’Alliance atlantique; unification de l’Europe selon la voie tracée par la création de la Communauté en y admettant la Grande-Bretagne, renforcement des communautés existantes et abaissement des barrières douanières ».
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