Débat final au colloque « Refaire l’Europe ? Aperçu rétrospectif et esquisse d’une politique » du 2 décembre 2013.

Pierre de Boissieu

Je suis d’accord sur beaucoup de points avec M. Quatrepoint.

L’euro vient avant l’union politique, l’euro n’aurait donc pas dû être confié aux institutions communautaires, dites-vous, et vous ajoutez que l’Allemagne serait derrière tout cela. Non. En 1990, K.O. Pöhl avait proposé « l’euro carolingien », à cinq, en dehors du système institutionnel. Le président Mitterrand a refusé d’aller dans cette voie. Je n’argumente pas, mais il ne faut pas non plus attribuer aux Allemands des intentions malignes qu’ils n’ont pas eues.

Je suis moins d’accord avec M. Robin. Sur toutes les questions qu’il a évoquées, ce n’est pas l’Europe mais les États qui sont responsables. L’ouverture des négociations d’adhésion avec la Turquie n’a pas été décidée par la Commission, elle l’a été par le chancelier Schroeder et le président Chirac. Il est faux de dire que, sur la Turquie, la Commission est allée seule de l’avant. Elle n’a, par la suite, poursuivi la négociation qu’avec l’accord des États membres et aux conditions fixées par ceux-ci, y compris la France. Je veux dire que les symptômes de la maladie européenne se manifestent à Bruxelles. Mais la maladie elle-même est principalement celle de nos États et ce n’est pas en faisant disparaître les symptômes que l’on guérira le malade. Pour ce qui est du combat absurde de l’Europe contre les États et les États-nations, je ne suis pas à convaincre. Mais ce combat appartient au passé, tout le monde est maintenant conscient qu’une Europe forte suppose des États forts. Une espèce de refrain bruxellois est en voie de disparition assez rapide parce que des voix représentant les pays les plus communautaires se chargent de rappeler à la Commission que la nation existe et qu’elle est centrale.

L’Europe est vassale, dites-vous. Mais nous le sommes ! La France l’est autant que la Belgique ou les Pays-Bas. Notre langage donne l’impression de l’indépendance. Mais ce langage est moins fort qu’il ne l’était il y a vingt ans et beaucoup de nos partenaires qui comptent sur nous se demandent pourquoi nous ne sommes pas plus actifs, pourquoi nous ne les prévenons pas, pourquoi nous ne les associons pas, pourquoi nous les tenons pour quantité négligeable. Comment pouvons-nous avoir l’ambition d’être écoutés et suivis, si nous ne nous préoccupons pas des autres ? Je suis frappé du nombrilisme de la réflexion française, réflexion repliée sur elle-même, comme si la France n’avait pas en Europe une responsabilité plus large. Nous nous flattons d’avoir une vision mondiale des choses, mais cette vision comporte trop souvent un angle mort, l’Europe.

L’Europe européenne, je suis passionnément pour. Mais il faut dresser un constat honnête. On se gausse par exemple de la Commission et de ses atermoiements en matière de politique énergétique. Mais d’où viennent les informations que reçoit « Bruxelles » ? La France a par exemple annoncé qu’en 2025 il y aurait 50 % de nucléaire et 50 % d’autres sources d’énergie dans l’approvisionnement en électricité. Nous sommes en 2013, je pars de l’hypothèse d’une croissance zéro : – Fessenheim + Flamanville, pour arriver à 50/50 en 2025, il faudrait fermer 22 unités nucléaires. Est-ce Bruxelles qui se trompe en compilant les informations transmises par les États membres, ou sont-ce ces mêmes États membres qui, pour des raisons de politique intérieure, condamnent Bruxelles à ne pas proposer de politique ?

Si nous étions forts les institutions ne seraient pas un obstacle. Ce qui me gêne, je le dis comme patriote, c’est que ce qu’on appelle les fautes de l’Europe sont bien souvent des ratés de la Grande-Bretagne, de la France ou de l’Allemagne. Ni Barroso ni Ashton ne sont décisifs. Il n’y a pas de politique étrangère commune parce que la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne sont en désaccord profond sur presque toutes les questions. C’est ce que je voulais dire tout à l’heure en disant que nous ne pourrions pas réécrire aujourd’hui la déclaration de Venise 1980.

Je comprends ce que vous dites à propos des traités mais pour tout le monde c’est la France qui les a demandés, c’est la France qui les a rédigés, c’était la convention Giscard d’Estaing, c’était la présidence Delors !

Jean-Pierre Chevènement

Quand vous dites : la France, vous oubliez de dire que le texte préparé par M. Giscard d’Estaing n’a pas été approuvé par le peuple français. M. Giscard d’Estaing n’est pas la France.

Pierre de Boissieu

C’est la France qui a fait le traité simplifié. Quel que soit le visage ou le masque, pour nos partenaires et vu de l’extérieur, ce n’est pas compréhensible. La France a accepté le traité…

J’étais plutôt opposé à un traité avec les États-Unis. Mais la France l’a accepté, moyennant des dispositions sur l’exception culturelle qui, pour tous nos partenaires, constitue un aspect totalement secondaire de la négociation. Sous cette réserve, tous les États membres, dont la France, ont approuvé la négociation d’un tel accord. Nous réagissons trop souvent comme si la France était extérieure à l’Europe, comme si l’Europe ou ce monstre anonyme ainsi dénommé prenait ses décisions sans la France ou contre la France.

Jean-Pierre Chevènement

Un mot sur une qualité nécessaire à la diplomatie selon Gabriel Robin : la promptitude du coup d’œil.

On n’a pas du tout parlé des acteurs de l’actualité diplomatique et politique aujourd’hui, c’est-à-dire les États-Unis, la Chine et la Russie, laquelle revient de loin. Ces trois grands États, banalement nationalistes, discutent, imposent l’ordre du jour, l’agenda, les décisions, les préoccupations majeures. L’Europe est totalement escamotée.

Ces pays – la Chine, les États-Unis et la Russie débattent de sujets fort importants.  Mais ils ne se préoccupent absolument pas, ou très peu semble-t-il, de ce qui représente quand même un gros « paquet » dans le monde, par sa démographie, par son potentiel de croissance mais aussi de problèmes. Je parle de l’Afrique.

Ce ne sont évidemment pas Mme Ashton et les bateaux qu’on fait tourner dans l’Océan indien pour arrêter quelques pirates qui sont véritablement l’alpha et l’oméga de la diplomatie et de l’avenir.

L’Afrique, c’est important. Or, lorsqu’il y a des problèmes immédiats, durs, vifs, qui risquent de déstabiliser ce continent, quel est celui qui a la « promptitude du coup d’œil » (je cite Gabriel Robin) ?

C’est un État agissant quasiment à titre individuel. Incontestablement il n’est pas suivi par les autres. On s’en est rendu compte aux mois de janvier, février, lorsqu’à Bruxelles, on a chipoté sur cinquante formateurs européens (on se demande bien dans quel langage vont s’exprimer ces formateurs en Afrique de l’ouest…). Cette « promptitude du coup d’œil » nous éloigne d’une vision totalement pessimiste des choses. Un énorme continent, l’Afrique, avec son potentiel de croissance et de problèmes, est à notre porte et reste à la mesure des responsabilités, des décisions, de la « promptitude du coup d’œil » d’un État-nation. Et nous pouvons faire en Occident quelque chose. Car, si la Chine s’est intéressée à l’Afrique, c’est sur un plan économique et non politique.

Ceci pour atténuer l’image un peu négative donnée par certains passages de ces entretiens. Ne sous-estimons pas les initiatives nationales.

On a entendu qu’il ne fallait pas culpabiliser M. Barroso. Souvenons-nous quand même que celui-ci, hôte et participant d’une réunion aux Açores en mars 2003 [1], a pris de singulières responsabilités ! Vieille Europe, nouvelle Europe… rien de très positif.

Marie-Françoise Bechtel

Je remercie M. de Boissieu pour le tableau drôle et tragique qu’il a dressé. Le mot réquisitoire m’était venu à l’esprit. Jean-Michel Quatrepoint l’a utilisé.

Je voulais lui dire que je suis d’accord avec lui… au moins sur sa conclusion. Bien entendu, d’une certaine manière on incrimine à tort les institutions européennes. Bien entendu, c’est la démission des États qui a donné leur poids aux institutions. De la même manière, dans notre pays on reproche toujours à l’administration d’être trop aux commandes. Mais l’administration n’est aux commandes que parce que les politiques démissionnent. Quand, par facilité, on critique « l’Europe », il s’agit de l’Europe dessinée par la démission des États. Cette démission des États est intervenue me semble-t-il au tournant des années 1990, au moment où les partis dominants se sont retrouvés pour promouvoir le marché (c’est particulièrement net en France), les uns pour s’y résigner (le Parti socialiste venait de liquider l’idéal de gauche), les autres pour le promouvoir activement (le RPR venait de liquider les restes du gaullisme). Petit à petit, tout cela amalgamé, on s’est retrouvé avec une vaste classe politique qui trouvait tout bénéfice à laisser dériver les institutions européennes. C’est ainsi que j’ai cru lire l’histoire récente.

Je voudrais poser deux questions.

La première question a été soulevée par Jean-Michel Quatrepoint. J’ai cru percevoir derrière votre exposé et plus encore – et plus étonnant – derrière l’exposé de l’ambassadeur Robin, une sorte de nostalgie de l’Europe des six. Mais il ne faudrait pas parer rétrospectivement cette Europe des Six de toutes les qualités. Bien sûr, c’était une Europe intégrée qui marchait d’un pas unique dans des domaines assez faciles à gérer : la PAC, l’union douanière, le tarif extérieur commun. Cette Europe qui pouvait peut-être fonctionner était quand même l’Europe de la guerre froide ; c’était une Europe très atlantiste ; c’était une Europe dans laquelle la Cour de justice des communautés commençait déjà à expliquer qu’elle établissait un ordre souverain s’imposant aux États… dans le silence des classes politiques des différents États, ce qui me ramène à ma première remarque. J’ai cru entendre, en écho à ce que vous disiez, un regret de l’Europe intégrée, de l’Europe « inductive » qui, petit à petit, en agrégeant les compétences et les politiques, notamment fiscales, devait constituer un espace harmonieux.

Cela m’a particulièrement surprise de votre part, Monsieur l’ambassadeur Robin. Peut-être avez-vous entendu reconstruire l’histoire à la lumière de l’évolution de l’UE ou peut-être ai-je mal compris votre position de départ.

Je ne reviens pas sur la question de l’euro, je n’ai pas de compétences suffisantes pour intervenir dans ce débat, mais plutôt sur une question qui a été bien soulignée ici – on ne le fait pas toujours – la question institutionnelle sur laquelle vous n’étiez pas tout à fait d’accord.

Ce qui ressort a contrario de vos propos, M. de Boissieu, c’est que l’Europe qui pourrait marcher serait un système de dix ou douze États doté d’un conseil européen, le conseil représentant les gouvernements, lesquels représentent leurs peuples. Ce conseil, dans une formule relativement allégée, prendrait à l’unanimité les décisions les plus importantes et pourrait prendre à la majorité qualifiée des décisions dans certains domaines que l’on aurait accepté de transférer de manière restrictive par rapport à l’abondance et au flou des transferts actuels. Et c’est tout. Le reste n’existe pas. Le Parlement européen n’est pas un parlement parce qu’il n’y a pas de peuple derrière lui – Jean-Pierre Chevènement l’a dit – mais aussi parce qu’il n’exerce pas exclusivement le pouvoir législatif qu’il partage avec la Commission. À ces égards tout cela n’existe pas. La Commission, à l’origine un organe d’exécution – on l’a trop oublié – est devenue une sorte d’immense bureaucratie, une sorte d’appareil d’État sans État. Toute cette dérive – ce qui me ramène là encore à ma première remarque – a été possible parce que les gouvernements y consentaient.

Si les gouvernements voulaient bien s’asseoir à la table de Bruxelles pour discuter de près entre ministres ou entre chefs d’État, on pourrait donc arriver à une Europe dégraissée, cette Europe de projets que plusieurs d’entre vous ont appelée de leurs vœux. Ou est-ce que je simplifie trop les choses ?

Pierre de Boissieu

Il y a deux questions différentes.

Sur le rôle du conseil européen, je suis cent pour cent d’accord.

La question du vote à la majorité qualifiée ou de l’unanimité m’apparaît mal posée dans ces domaines que recouvre la gouvernance euro ou dans celui de la politique étrangère, je veux dire dans des domaines qui ne sont pas strictement législatifs. Je prends un exemple très simple. Soit la conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) [2]. Première corbeille : les frontières. À l’époque l’Allemagne était le seul État membre de la Communauté à avoir une frontière au sens de la CSCE : la frontière franco-espagnole par exemple n’était pas une frontière au sens de la CSCE. Aurait-on pu imaginer, à l’époque où nous étions douze, que le conseil vote par onze voix contre une pour obliger l’Allemagne à accepter la ligne Oder-Neisse ? Certainement pas ! C’était la frontière de l’Allemagne, ce n’était que virtuellement celle de l’Irlande ou du Portugal. L’unanimité était donc nécessaire. Peut-on imaginer par ailleurs que, parce que cela aurait pu créer un précédent pour Timor, le Portugal bloque au sein de la CSCE une formule « frontières » agréée par l’Allemagne et approuvée par les autres ? Absolument pas ! Il fallait donc la majorité et peut-être même la majorité simple. Si la réponse est absurde, c’est que la question est mal posée Dans ces domaines-là, la question de l’unanimité ou de la majorité ne se pose pas, pas dans les termes qui étaient ceux des années 1965-1966. En revanche, que l’on puisse décider à la majorité de la couleur des bérets me paraît évident, même lorsqu’il s’agit d’une opération militaire. Il faut réfléchir en termes de niveaux et d’engagement, beaucoup plus que par secteurs.

Oui, j’ai une nostalgie de l’Europe des Six. Il y a eu des difficultés considérables, il y a eu des crises majeures, et pas seulement la crise de la chaise vide, il y a eu des débats sans fin sur l’adhésion de la Grande-Bretagne. Mais on entrevoyait à l’époque la possibilité d’une Europe européenne. La déclaration de 1980  date de l’époque de Giscard, bien après le départ du Général. Mais les choses ont été tellement mal faites en matière d’élargissement qu’en effet il semble maintenant n’y avoir plus aucun espoir d’avenir. Là est la différence. Le navire n’est pas moins secoué mais on ne voit plus où peut être le port. Il faut retrouver le port.

Gabriel Robin

Mon apparence de nostalgie de l’Europe à Six s’explique par le fait qu’à six il était intellectuellement concevable soit de fabriquer une Europe européenne, soit de fabriquer une Europe fédérale. Les deux étaient en piste. Je ne dis pas qu’elles étaient politiquement faisables, je n’en sais rien. Mais elles étaient intellectuellement concevables. Aujourd’hui, à vingt-huit, vingt-neuf ou trente, ce n’est plus intellectuellement concevable. Là est la différence.

Henri Froment-Meurice

Je suis un homme de Neandertal, un enfant de Jean Monnet, de Robert Schuman. Je ne vais pas faire de contre-conférence. Je me contenterai de poser à Pierre de Boissieu une question sur la Grande-Bretagne. Si je comprends bien, M. Cameron demande une renégociation qui semble impliquer un nouveau traité. Ou alors on lui ménage de nouveaux opting out (options de retrait) sans traité ? Mais je ne vois pas comment on peut à la fois satisfaire M. Cameron et ne pas faire de traité.

Comment voyez-vous l’issue de la négociation ?

Si M. Cameron n’obtient pas ce qu’il souhaite, pensez-vous que la Grande-Bretagne quittera l’Union européenne au moment du référendum britannique de 2017 ?

Pierre de Boissieu

Je salue l’ambassadeur Froment-Meurice, qui reste un maître. Je ne sais pas du tout ce que fera la Grande-Bretagne. Beaucoup dépendra des élections de 2015 (qui auront forcément lieu en 2015, le droit de dissolution anticipée ayant été supprimé de la pratique britannique).

Sur la question du traité, Français et Allemands devraient se mettre d’accord aujourd’hui. Vous vous souvenez qu’en 1975, Wilson avait demandé la renégociation du traité. À l’époque, Schmidt et Giscard s’étaient mis d’accord : il n’y aurait pas de changement de traité ! Et les Britanniques avaient fait un référendum sur un papier qui constituait un engagement britannique mais nullement un traité entre les neuf.

Quand tout à l’heure je disais qu’il fallait absolument éviter un traité, j’incluais bien sûr la question britannique dans mon raisonnement. Il faut éviter un traité dans l’immédiat parce que bien entendu – et je ne juge pas les politiques, je ne les apprécie pas et ne les pèse pas – nos partenaires feront tout ce qu’ils pourront pour donner le plus de satisfactions possible à la Grande-Bretagne, ce qui aura des conséquences pour le budget communautaire, la politique agricole commune, certaines directives sociales, la réglementation ou la déréglementation, le siège du Parlement européen, etc. Une telle négociation présenterait donc de très grandes difficultés pour la France. C’est le genre de négociation qu’il est préférable d’éviter. La seule chose qui, à mon avis et de l’avis de beaucoup de Britanniques, peut convaincre les Britanniques de voter oui ne sera pas l’existence d’un traité mais le fait que la zone euro marche à peu près bien en 2017, que sa solidité et la croissance économique soient au rendez-vous. Si le continent se disperse, si la relation franco-allemande se distend, les Anglais, à mon avis, voteront non. S’ils ont l’impression que la zone euro se coagule durablement, ils voteront oui.

L’intérêt de la France est évidemment que l’Angleterre reste dans l’Union. Mais il ne faut pas de traité britannique.

Dans la salle

La réponse de l’ambassadeur sur l’Europe des Six est très pertinente.

Actuellement, des forces diverses poussent à l’arrivée de l’Ukraine dans l’Europe. Ceci pose le problème de la Russie. Quelle sera la position de l’Europe ? En effet, avec l’Ukraine, nous aurons l’Iran à la puissance dix ! Il faut se souvenir que l’Ukraine, qui était une des composantes de l’URSS, avait beaucoup de savants, beaucoup de centres de recherche nucléaire, notamment dans les piles, les accélérateurs etc. Est-on sûr qu’à l’écroulement de l’URSS toutes les armes qui étaient en Ukraine ont été enlevées ? Je ne suis pas compétent pour le dire.

Quelle est la position de l’Europe sur ces manifestations en Ukraine à l’heure actuelle ?

Pierre de Boissieu

C’est une question de grande importance. Elle concerne nos relations avec l’Ukraine mais aussi nos relations avec la Russie. La position de l’Europe sera fonction des positions adoptées à Berlin, Paris, Varsovie et Londres.

Jean-Pierre Chevènement

Il serait peut-être temps de penser l’Ukraine comme un pont entre l’Union européenne et la Russie. Or, il me semble que cet aspect-là de la question n’a pas été suffisamment approfondi. Mais ce n’est qu’un point de vue et il y a d’autres lieux pour en parler.

Dans la salle

Ne pensez-vous pas que l’Europe pourra se construire sur un réseau social européen ? Pourquoi pas un réseau santé social européen ? On n’a pas du tout parlé de la transition numérique.

Yvonne Bollmann

Je ne comprends pas que vous vouliez poursuivre cette œuvre de mort qu’est l’Europe, même pour la « refaire » comme le dit le titre de ce colloque. Dans cette affaire, c’est la France qui est « refaite ». Je suis effarée de voir comment vous acceptez la suite de l’histoire. Un des problèmes, me semble-t-il, est l’addiction à l’Allemagne. Vous venez de le reconnaître vous-même, M. de Boissieu : « D’abord Berlin puis les autres capitales ». Il faut demander l’avis de Berlin, c’est Berlin qui décide…

M. Schulz, le président du Parlement européen, a participé aux négociations de la coalition en Allemagne. Je ne sais pas de quoi ils ont parlé mais le projet d’Europe fédérale n’est pas abandonné, malgré les dénégations allemandes. Et si la grande coalition marche, Mme Merkel aura tout loisir de s’en occuper.

C’est la France qui compte d’abord.

Jean-Pierre Chevènement

Merci, Madame. Je dois vous dire que j’ai un peu de peine à vous suivre parce que je pense avoir le souci de l’intérêt de la France. Naturellement, nous sommes en Europe. Nous ne pouvons pas ignorer nos voisins. Il est nécessaire de trouver des compromis avec eux.

L’Allemagne est dans une contradiction facile à décrire. Elle veut préserver sa compétitivité à l’échelle mondiale. En même temps, elle est en Europe et partage sa monnaie avec seize autres pays, de sorte qu’elle veut imposer, notamment en matière monétaire, l’ordolibéralisme qui est sa manière de voir et de sentir. C’est son point de vue. Il y a place pour d’autres points de vue. Je propose qu’on aille un peu plus loin pour voir quel genre de compromis est possible.

L’Allemagne a aussi besoin de la France. Même si, économiquement, nous sommes aujourd’hui dans un second décrochage historique par rapport à l’Allemagne, la France a aussi des atouts qu’elle peut faire valoir et qui comptent aux yeux de l’Allemagne.

Mais l’Allemagne n’est pas seule. L’Europe va de la Méditerranée à la Russie. Sur la configuration de l’Europe, dont nous n’avons pas parlé ce soir, il y aurait aussi beaucoup à dire. L’Europe se fera entre États et il faut regarder quels sont les grands États, les États qui comptent, non pas pour la couleur des bérets mais pour les grandes affaires dont M. de Boissieu a cité quelques-unes. Peut-on faire l’énergie sans la Russie ? évidemment non, il y a une complémentarité évidente entre l’Europe occidentale et la Russie. Mais nous parlerons à d’autres reprises de ce sujet qui intéresse l’Allemagne au moins autant que la France, peut-être même davantage. C’est une autre façon de voir et cette intéressante discussion mériterait d’être prolongée.

Jean-Michel Quatrepoint

Peut-on faire une sorte d’ « airbus du numérique » avec une société européenne sur les métadonnées pour ne pas laisser à Amazon, Google et consorts le soin de récolter les métadonnées ? Cela me semble difficile.

Sur l’Allemagne, je ne suis pas tout à fait d’accord avec Jean-Pierre Chevènement. Je pense que l’Allemagne joue son jeu. Elle a gagné la paix et n’a plus besoin de nous pour le moment. C’est du moins ce qu’elle s’imagine. Il est vrai qu’elle a un projet fédéral, Mme Merkel l’a évoqué il y a deux ans, mais je ne sais pas si elle le ressortira pour le moment. Elle n’en a pas vraiment besoin. Ce projet d’une Europe fédérale consiste à calquer purement et simplement le modèle européen sur le modèle allemand : La Commission (le gouvernement), le Parlement européen (le Bundestag) et le Conseil des ministres (le Bundesrat). C’est le projet qu’elle a décrit il y a deux ans.

Jean-Pierre Chevènement

Mais elle n’en parle plus et il n’y a rien de tel dans l’accord CDU-CSU-SPD qui, sur l’Europe, est d’une orthodoxie totale.

Jean-Michel Quatrepoint

Pour le moment, les Allemands n’ont pas besoin de faire évoluer les choses. La situation leur convient. Économiquement, l’Allemagne se passe aujourd’hui de la France. Elle a complètement redéployé son commerce extérieur depuis cinq ans. Les trois-quarts de ses excédents sont faits hors zone euro, à l’inverse de ce qui se passait il y a six ans. Aujourd’hui, l’Allemagne est redevenue un empire, sans les attributs de l’empire. Pays mercantiliste, l’Allemagne doit être bien avec ses clients. Or elle a deux grands clients (et fournisseurs) : les États-Unis et la Chine. Elle joue donc entre les deux et n’a plus besoin de la France. C’est pourquoi la négociation sera très difficile avec les Allemands.

Jean-Pierre Chevènement

Mais il ne faut pas oublier que la France est un pays politique qui, même s’il a parfois décroché économiquement (par exemple après 1875), n’a jamais décroché politiquement.

Jean-Michel Quatrepoint

Oui, mais quand la France ferme les ambassades, quand elle réduit les crédits de la défense, quand elle ne joue plus son rôle au niveau international (sauf au Mali) ou quand elle joue à contre-champ sur la Syrie, elle ne peut qu’être isolée. C’est pourquoi il faudrait rétablir notre compétitivité pour pouvoir peser. Tout passe par là. Si nous ne rétablissons pas notre compétitivité, nous n’existerons plus, la France deviendra un Land. C’est la perspective que nous avons. Les Allemands jouent leur jeu. Et aujourd’hui ils ont de moins en moins besoin de nous.

Jean-Pierre Chevènement

Nous sommes d’accord sur cet aspect des choses, la compétitivité, bien évidemment. Mais dans une négociation toutes sortes d’aspects interviennent : des aspects économiques mais aussi les aspects politiques, militaires, géopolitiques. Or la France reste un pays indispensable en Europe.
Je ne partage pas cette excessive morosité. Si j’ai des raisons d’être morose, je pense qu’il ne faut pas sombrer dans un excès de pessimisme quant aux atouts de la France.

Jean-Michel Quatrepoint

La France a des atouts. Encore faut-il les mobiliser. Or, actuellement, je ne vois pas beaucoup comment elle les mobilise.

Jean-Pierre Chevènement

Nous conclurons là-dessus.

Merci à tous. Merci, Monsieur l’ambassadeur, de votre courage pour être descendu dans la « fosse aux lions » … qui vous ont respecté.

—————–
[1] Alain Dejammet fait allusion au « sommet des Açores » de mars 2003, dont M. Barroso était hôte et participant, qui réunissait Georges Bush, Tony Blair et José Maria Aznar, tous favorables à la deuxième guerre du Golfe contre l’Irak.
[2] En 1990, au Sommet de Paris, la CSCE adopte la « Charte de Paris pour une nouvelle Europe » qui consacre la fin de la guerre froide. Elle dote la Conférence d’institutions permanentes. La CSCE est active dans trois domaines de sécurité appelés à l’époque « corbeilles ». En 1992, la Conférence de Helsinki achève la mise en place des institutions. En 1994, la CSCE devient l’OSCE, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, pour prendre en compte les évolutions intervenues en Europe depuis la chute du mur de Berlin.

—————–
Le cahier imprimé du colloque « Refaire l’Europe ? Aperçu rétrospectif et esquisse d’une politique » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

S'inscire à notre lettre d'informations

Recevez nos invitations aux colloques et nos publications.

Veuillez saisir une adresse email valide.
Veuillez vérifier le champ obligatoire.
Quelque chose a mal tourné. Veuillez vérifier vos entrées et réessayez.