Débat : intervention de M. Gabriel Robin

Intervention de M. Gabriel Robin, ambassadeur de France, ancien directeur des Affaires politiques au MAE, ancien ambassadeur auprès de l’OTAN, au colloque : « Refaire l’Europe ? Aperçu rétrospectif et esquisse d’une politique » du 2 décembre 2013.

Monsieur le Président, après avoir entendu parler Pierre de Boissieu, on ne peut que constater que l’Europe est l’homme malade de la communauté internationale.

Face à cette maladie, trois attitudes possibles ont chacune leurs champions en Europe.

La première consiste à dire : l’Europe subit une crise de croissance qui se résoudra comme d’autres crises se sont résolues dans le passé par la même recette : une dose plus massive. Il faudra plus d’Europe, il faudra faire le saut décidé dans la fédération.

À l’inverse, il y a ceux qui considèrent que le malade est maintenant au stade terminal et qu’il est temps de débrancher les appareils, d’arrêter l’acharnement thérapeutique et de passer à autre chose.

Entre les deux il y a toute la gamme de ceux qui, sans illusion sur la gravité du mal, ne désespèrent pas malgré tout du malade et, considérant qu’il serait trop horrible de l’abandonner à son triste sort, conçoivent des formules pour tenter de rétablir le malade par des soins intensifs et éclairés tout en lui ménageant un régime un peu plus modéré, des ambitions un peu moins hautes.

Il me semble que Pierre de Boissieu se range dans cette catégorie.

Sa position, qui a déjà en soi le mérite d’être une position de juste milieu, qui peut plaider la prudence, le réalisme, le pragmatisme, est servie par une connaissance hors pair de la réalité européenne qu’il connaît de l’intérieur, qu’il a pratiquée pendant des années et de façon absolument directe, récente. Il est donc très impressionnant pour moi de résister à sa vision qui consiste à rechercher des accommodements. En même temps, je ne peux pas m’empêcher de me poser la question de l’écart, que je trouve quand même assez fantastique, entre la sévérité du diagnostic et la relative modestie des remèdes proposés.

Je me permettrai modestement de poser trois types de questions :
1. Cette formule d’une solution moyenne rend-elle justice à l’étendue du mal  dont souffre l’Europe ?
2. Rend-elle justice aux causes réelles, profondes, de ce mal ?
3. Rend-elle justice à l’enjeu historique de cette affaire ?

L’étendue du mal

On juge une entreprise politique à ses résultats, comme un arbre à ses fruits. Et si les résultats sont contraires aux buts poursuivis et affichés au départ, il faut prononcer l’échec.

Or, dans le cas qui nous occupe, ce qui était promis, c’était la prospérité, le plein emploi, la croissance. Nous constatons que le résultat n’est pas là. La courbe de la croissance n’a cessé de s’aplatir, de décennie en décennie, depuis trente ans. Elle est aujourd’hui pratiquement horizontale et elle menace de devenir négative. Voilà pour la prospérité.

Deuxième promesse de l’Europe, la puissance ! L’union fait la force, nous allons ensemble tenir tête aux grandes puissances du monde… Le résultat n’est pas au rendez-vous. L’Europe n’est pas devenue l’égale des États-Unis. Elle en est restée la vassale. L’Europe n’a pas plus qu’avant réussi à imposer ses vues. Elle ne parvient pas, par exemple, à faire prévaloir son idée sur un sujet aussi brûlant que le conflit israélo-palestinien. Et chaque fois qu’une crise survient dans le monde, les commentateurs sont unanimes : comment, l’Europe n’est pas là, l’Europe brille par son absence, quel dommage ! Mais non, l’Europe n’est jamais là, elle est absente. Donc, pas de puissance non plus.

Alors, il reste la paix. On se rabat là-dessus quand on a épuisé les autres sujets. Mais la paix n’était pas l’affaire de l’Europe. Au temps de la guerre froide, la paix était l’affaire de l’équilibre est-ouest et de la dissuasion nucléaire. L’Europe habillait un morceau de la paix, elle ne la fondait ni ne l’entretenait. Et depuis que la guerre froide est terminée, le bilan en matière de paix n’est pas entièrement univoque. L’Europe s’est laissée entraîner dans quatre ou cinq guerres : la Serbie, la première guerre d’Irak, l’Afghanistan, la Libye et, s’il n’avait tenu qu’à elle, nous serions en guerre aujourd’hui avec la Syrie.

L’échec est flagrant, patent. J’ajoute qu’il y a des circonstances aggravantes. Cet échec n’est pas ponctuel, il n’est pas temporaire. On peut l’observer depuis vingt ans, tout au long de la période où l’Europe, comme l’a rappelé Pierre de Boissieu, a accumulé ce qu’elle a appelé des « progrès historiques » en signant des traités plus importants les uns que les autres qui allaient changer la face du monde et de l’Europe. En dépit de l’euro, malgré tous ces progrès européens, salués comme tels, célébrés, l’échec est rebelle à toute médication, il est pis aujourd’hui qu’il y a cinq ans comme il était pis il y a cinq ans qu’il y a dix ans. C’est un échec profond dont on se demande quand il sera suffisant pour qu’on ose le constater et prononcer son nom.

En tout cas, il est tel que ça vaut la peine de se demander d’où ça vient.

Les causes

Compte tenu de sa pratique, de son expérience de la chose européenne, Pierre de Boissieu a cité beaucoup plus de dysfonctionnements que je ne saurais le faire.

Mais il me semble qu’un certain nombre de difficultés ne se réduisent pas à de simples dysfonctionnements. Je présenterai sous le nom d’apories ces difficultés structurelles, qui appartiennent à l’essence même du projet européen.

La première aporie est le rapport Europe-nation.

Au début, les deux concepts ont fait bon ménage. Les nations, épuisées, ruinées et discréditées par la Seconde guerre mondiale, ont cru trouver dans le fait de se réunir, de travailler ensemble à un projet commun, quelque chose qui les renforçait individuellement. Elles se sont trouvées plus fortes individuellement qu’elles ne l’étaient avant l’entreprise européenne. C’était l’époque de l’Europe à Six, celle que j’ai connue.

Mais très vite, les choses ont changé, cela apparaît à l’évidence dans l’expérience de Pierre de Boissieu : L’Europe prétend jouer contre les États, elle fait le procès des États-nations, qui sont responsables des guerres, qui sont incapables de traiter les problèmes parce que ceux-ci les dépassent… Elle les met au pas, elle les met à l’amende, elle les met au coin, elle les met en pénitence. Bref, elle les met en tutelle. La troïka se promène partout pour aller dicter aux États ce qu’ils ont à faire. Et sans bien nous en rendre compte, nous en sommes arrivés au point où nos parlements nationaux soumettent leurs copies à Bruxelles pour examen avant de voter.

La deuxième aporie est le rapport Europe-démocratie.

Là aussi, l’histoire commence bien. L’Europe est faite de nations démocratiques regroupées dans une large mesure pour sauver la démocratie contre la menace de l’Est, de l’union soviétique, de l’armée rouge. Donc la démocratie a trouvé son compte dans les premières années. Il faut constater que depuis quelques temps, c’est de moins en moins vrai, là encore, pour des raisons qui ne sont pas circonstancielles. La méthode communautaire, chère aux grands Européens, fait intervenir les institutions.

Que sont ces institutions ?

La Commission n’est pas démocratique. Elle fonde sa légitimité sur la compétence technique et sur la « vertu », l’impartialité, l’indépendance d’esprit… On peut concevoir que cela fonctionne quand il s’agit pour cet aréopage de mettre en musique une union douanière dont le traité de Rome a défini très précisément les conditions, quand il n’y a plus qu’à appliquer, c’est un travail technique d’administration. Mais aujourd’hui, l’Europe prétend avoir des compétences quasi générales et les Européens voient dans la Commission l’embryon d’un futur gouvernement. Or, la Commission, qui n’est pas démocratique, ne peut être un gouvernement.

Alors, dira-t-on, il y a le Parlement européen qui légitime la Commission. On a suffisamment dit ce qu’il en était du Parlement pour qu’il n’y ait pas lieu d’y revenir.

Et alors, il y a les États qui sont au Conseil. Mais je suis frappé par le fait qu’au Conseil tout consiste à essayer de ruiner la règle de la majorité. En réalité, le Conseil est fait de telle sorte qu’il n’y a véritablement consensus que s’il y a unanimité des États. Chacun des gouvernements réunis à la table du Conseil est élu par la moitié plus un de ses nationaux (dans le meilleur des cas). Si on passe à la majorité des États, on passe à la majorité de la majorité, c’est-à-dire une minorité. Nous organisons le gouvernement d’une minorité. De plus, tous les mécanismes de majorité qualifiée et de coopérations renforcées finissent par aboutir à ce qu’une petite minorité puisse entraîner tous les autres.

Le rapport de l’Europe à la démocratie est donc extrêmement équivoque.

La troisième aporie est le rapport entre l’Europe et le droit.

L’Europe, c’est sa fierté, a remplacé les relations de force entre les États européens par des relations négociées, inscrites dans les traités, donc gravées dans les tables de la loi, surveillées par des juges.

Mais en réalité on s’aperçoit que le droit a bon dos et que son respect n’est pas toujours le souci principal. Sur le plan international l’Europe déclare adhérer aux « principes » des Nations unies. Elle préfère adhérer aux principes qu’aux clauses des Nations unies, à la Charte de l’ONU. Parmi ces clauses il y a le respect de la souveraineté nationale, l’intégrité des frontières, la non-ingérence. Or l’Europe est en train de négocier avec un pays qui occupe une partie du territoire d’un autre, qui n’a aucune intention de mettre fin à cette occupation. La Turquie est en violation permanente, durable, acceptée, revendiquée, du droit international. Cela n’affecte pas beaucoup les Européens.

J’en viens à l’essentiel. Dans ces difficultés, que j’ai appelé les apories, les choses commencent bien avant de se dégrader. Pourquoi ? L’Europe n’est pas en apesanteur dans un vide intersidéral. Elle est au milieu du monde et ce monde a changé.

Née dans l’Europe de Yalta, elle est née à son image. C’était un sous-bloc dans le bloc occidental face au bloc oriental. Ce sous-bloc européen renforçait, équilibrait, aérait le bloc occidental. En retour le bloc occidental fournissait au sous-bloc européen sa protection, son cadre, sa fonction et, en réalité, son projet. Si bien que lorsqu’après la chute du mur de Berlin on est entré dans un autre monde, celui de la mondialisation, le moule à l’intérieur duquel les pays européens commençaient à coaguler a été cassé et les digues se sont ouvertes pour l’élargissement indéfini, inarrêtable.

En perdant ses frontières, l’Europe a cessé de pouvoir être définie. En même temps que sa dimension, l’Europe a perdu son projet. La vérité, c’est que l’Europe ne sait pas où elle va. Elle ne sait pas ce qu’elle veut devenir. Que sera-t-elle dans dix ans, dans quinze ans ? Quel est son projet ? Il n’y en a plus. La différence est grande entre l’Europe à six que j’ai connue, tout à fait présentable, et l’univers kafkaïen que décrit Pierre de Boissieu. Nous avons complètement changé de monde. Nous n’avons plus de projet. La meilleure preuve que nous n’avons plus de projet, c’est que l’Europe ne fait plus rien d’européen. Ce qu’elle croit être une politique étrangère est une politique d’apologie des droits de l’homme et de prosélytisme de la démocratie. Ce n’est en rien une politique européenne. C’est une politique universelle dans son principe qui peut aussi bien être mondiale. De la même façon, l’Europe s’élargit indéfiniment parce que le monde est fait de telle sorte qu’on ne peut pas fermer la porte. En même temps, il faut se souvenir que l’Europe s’est coagulée au moment où elle a refusé la zone de libre-échange de l’ALE (Accord de libre-échange). Or aujourd’hui, elle propose d’aller vers une grande zone de libre-échange mondiale. Cela a échoué à l’OMC mais on va reprendre ça avec les États-Unis.

C’est une Europe qui n’a plus conscience de ce qu’elle est. Elle ne peut plus fermer sa porte, elle est une auberge espagnole.

L’enjeu historique

Nous sommes devant un phénomène historique de très grande portée. Le changement a deux conséquences nocives. Non seulement l’Europe est décalée, elle n’a plus beaucoup de sens, mais elle est devenue un danger pour le monde et un danger pour ses États membres.

Elle est un danger pour le monde parce qu’elle est construite au rebours du monde. Ne voulant pas accepter la mondialisation dans son principe, elle se fonde sur des principes qui sont exactement opposés à ceux de la communauté mondiale. La communauté mondiale est pour la souveraineté nationale, pour le respect des frontières, contre l’ingérence, pour les institutions onusiennes. L’Europe est contre tout cela. L’Europe ne veut plus des États-nations, les frontières ne doivent pas les arrêter. L’ingérence est un droit. Elle n’a pas sa place dans les instances onusiennes, et, quand elle en a l’occasion, elle s’en passe. Quand il lui arrive d’obtenir leur autorisation, c’est pour n’en faire ensuite qu’à sa tête, comme on l’a vu dans l’affaire libyenne (où elle a obtenu une autorisation et en a profité pour renverser Kadhafi). L’Europe est devenue un danger parce qu’elle cumule les illusions de la puissance (tous ensemble nous, Européens, sommes très forts, nous pouvons dicter notre loi à tout le monde) et les impuissances de la faiblesse : dès qu’il est question d’agir il n’y a plus personne. Rien n’est plus dangereux que ces colosses aux pieds d’argile qui font les fiers à bras et sont incapables d’agir.

Nous avons manqué un aiguillage en 1989. Nous nous sommes embarqués étourdiment dans une voie qui se révèle être une impasse. Il faudra bien, à un moment donné le constater et arrêter les frais.

Ce n’est pas un phénomène historique absolument sans précédent. Déjà, au tournant des XVe et XVIe siècles, le monde s’était ouvert. Ce fut une première mondialisation. Christophe Colomb avait découvert l’Amérique, on parcourait le monde, également en direction de l’Extrême-Orient. La France, pendant ce temps, n’avait rien trouvé de mieux à faire que de se lancer dans les guerres d’Italie1. Le mirage italien l’avait emporté sur ce qui aurait dû mobiliser ses efforts et sa politique, le grand large du monde.

Aujourd’hui, nous sommes un peu devant le même problème. Nous sommes emprisonnés dans le carcan européen et nous manquons les occasions du monde. Nous avons besoin pour aller dans le monde d’entités qui soient responsables et qui parce qu’elles sont responsables ont une certaine promptitude de coup d’œil, une capacité de réaction, une vitesse d’exécution. Tout cela exige d’avoir les mains libres. Faute d’avoir les mains libres, l’Europe est un boulet qui s’attache aux pieds des États européens alors que l’Europe, dans son ensemble, ne peut rien faire. Eux-mêmes sont stérilisés, déresponsabilisés, finalement paralysés.

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[1] À la fin du XVème siècle, l’Italie, très fragmentée, apparaît comme un ensemble riche et densément peuplé. Les capitaux et les marchands des différents États italiens dominent l’Europe au plan économique, tandis que les réalisations intellectuelles et artistiques des maîtres italiens fascinent toutes les cours. Le roi de Naples, sans héritier, lègue à la France ses possessions. Ce n’est qu’en 1492 que Charles VIII, décide de faire valoir ses droits sur Naples, et prépare une expédition militaire vers « son » État, c’est la première campagne d’Italie (1494-1495) : Charles VIII conquiert le royaume de Naples que la Sainte Ligue le contraint à abandonner. En 1501 la deuxième campagne d’Italie permet à Louis XII de reprendre le royaume de Naples, qu’il devra céder à l’Espagne en 1504. Par la victoire de Marignan (1515), François Ier récupère le Milanais. En 1559 le Traité du Cateau-Cambrésis met fin aux guerres d’Italie.

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Le cahier imprimé du colloque « Refaire l’Europe ? Aperçu rétrospectif et esquisse d’une politique » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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