Intervention de Bernard Miyet, Président de la société de conseil Valarda Consulting, Président du Directoire de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (SACEM) de 2001 à 2012, au colloque « l’exception culturelle » du 14 octobre 2013.
Je me suis occupé du dossier « exception culturelle » en 1993. Lors d’un précédent colloque sur les Nations-Unies [1], j’avais dit ici même que 1993 était en fait la résultante de 1985, date de lancement de l’Uruguay Round. C’est dans les décennies 1980 et 1990 que s’est instauré le règne absolu du libéralisme à tout crin, du libre jeu du marché, de la dérégulation et de la destruction systématique de toute instance tendant à réguler les marchés, notamment financiers. Seuls surnagent à l’époque une OMC portée au plus haut de sa gloire et un FMI dont le seul rôle est d’imposer des plans d’ajustement structurel pour les seuls pays en développement. Cette influence idéologique s’est exercée tout au long des négociations qui se sont déroulées jusqu’à aujourd’hui.
La volonté farouche et constante des autorités françaises est de faire respecter une règle claire : les services culturels, le monde de la culture, ne peuvent pas se réduire à de simples objets d’échanges marchands. Si d’autres peuples (les Indiens ou les Chinois), par leur culture ou leur langue, sont mieux protégés que nous ne le sommes contre le rouleau compresseur américain, la France affiche sa volonté de préserver le public national de ce déferlement d’images venu d’outre-Atlantique comme de sauvegarder notre capacité à financer et à produire. L’objectif permanent de la politique des États-Unis, Jérôme Clément l’a rappelé, a été d’imposer idéologiquement et culturellement le modèle américain, dès les accords Blum-Byrnes [2]. On aborde toujours la question sous l’angle économique et financier mais ce n’est pas seulement pour des raisons de pure idéologie du libre marché que ce combat est conduit. Il ne faut pas s’y tromper.
Dans cette affaire, la France a été – et continue à être – confrontée à l’indolence ou à l’indifférence des pays européens, plutôt philo-américains, souvent moins concernés par les aspects politiques de leur culture et, dans un certain nombre de cas, soumis à une très forte pression américaine. En effet, les négociations de 1993 de ce point de vue, ont été rudes, elles le sont encore dans le cadre de la négociation en cours d’un traité de libre-échange euro-américain. Plus encore, dans le cas d’un trade-off, nos voisins européens préfèrent sacrifier ce qui n’intéresse que les Français (agriculture ou culture) pour préserver leurs intérêts dans d’autres domaines tels que les services bancaires (pour les pays du nord) ou les transports maritimes (pour la Grèce). Cette logique est limpide pour qui n’aborde pas cette discussion sur le plan purement économique.
Pourtant personne, même dans les pays les plus ultra-libéraux, ne songe à contester le fait que les Arts dit « nobles » (opéra, théâtre, ballet, musique classique) soient soutenus par une politique de financement sous forme de fiscalité ou de mécénat. On estime tout à fait légitime qu’une aide leur soit apportée, si ce n’est par une intervention directe de l’État, à tout le moins par la fiscalité, forme dérivée de financement public d’une demande non solvable.
En revanche, les mêmes considèrent que le cinéma et l’audiovisuel doivent être considérés comme des industries et non comme des arts. Toute mesure visant à les aider apparaît donc illégitime. Or, sous l’angle purement économique, la capacité d’investissement et d’amortissement d’une œuvre est proportionnée à l’ampleur du bassin linguistique concerné, ce qui crée des distorsions de concurrence très fortes. Le marché américain est pour sa part un bassin immense mais impénétrable pour les autres cinématographies (sous prétexte que le doublage ou le sous-titrage est inacceptable pour les Américains). Des pays comme le nôtre ont une capacité de création, un vivier de créateurs. Il existe une demande du public pour les œuvres à caractère national. S’en tenir à une pure logique de la concurrence serait donc de nature à justifier la légitimité d’une action culturelle afin de rétablir un équilibre remis en cause par rapport à ces réalités de marché.
C’est sous cet angle économique que j’abordais alors les questions avec nos partenaires américains et non en alléguant une « exception culturelle » de principe, encore moins en ouvrant le faux débat d’une prétendue meilleure protection de notre production culturelle par rapport à ce que produisent les créateurs américains.
En 1993, nous étions confrontés à un environnement idéologique ultra-libéral, en particulier au sein de la Commission européenne avec un Commissaire Leon Brittan libéral s’il en est. Nous étions aussi en présence d’un certain nombre de pays membres avant tout mobilisés pour la défense de leurs intérêts dans des secteurs beaucoup plus essentiels pour eux que la culture ou l’agriculture. La sémantique étant importante, je n’ai jamais présenté l’exception culturelle comme un problème d’exclusion mais au contraire comme une liberté, celle pour un État de préserver sa faculté de réglementer, de légiférer et de financer sa propre création et production audio-visuelle.
Selon la logique de l’OMC, dans les négociations multilatérales quiconque s’engage doit faire des propositions. Une fois déposées, par un effet de cliquet, ces engagements interdisent tout mouvement de retour en arrière, quelles que soient les évolutions économiques sur le secteur donné et les évolutions technologiques à venir.
Fallait-il ou non s’engager à prendre d’irréversibles mesures de libéralisation du marché ? Tel était le fond du débat sur le GATT. Or les ministres européens de la Culture ou de la Communication n’avaient aucune notion des procédures et du fonctionnement du GATT. De leur côté, les ministres du Commerce extérieur et des Affaires étrangères, dont la seule préoccupation était le trade off, ne connaissaient pas les spécificités propres au secteur audio-visuel, notamment la distorsion de concurrence dont j’ai parlé, et assimilaient les industries culturelles à des industries traditionnelles.
Nous avons pu créer un biais entre les uns et les autres en raison de l’absence de concertation entre les uns et les autres au sein de chaque gouvernement comme entre les Commissaires européens. J’avais préparé ce dossier avec le ministre de la Communication, Alain Carignon, le ministre de la Culture, Jacques Toubon et Elio di Rupo à l’époque ministre de la Communauté française de la Région de Bruxelles-Capitale qui, à ce titre, assurait la présidence belge de l’Union européenne. Nous avons réussi le tour de force de faire adopter le même jour, à Mons par les ministres de la Culture et de la Communication et à Luxembourg par les ministres des Affaires étrangères et du Commerce extérieur, des positions totalement opposées.
Grâce à l’intervention de Jacques Delors et de son directeur de cabinet Pascal Lamy, le Collège des Commissaires a, dans la foulée, adopté une position contraire aux propositions initiales de Brittan. Ce fut le moyen de bloquer la machine infernale des mandats donnés par les conseils des ministres européens des affaires européennes ou du commerce extérieur où la France était systématiquement mise en minorité. C’est donc grâce aux dites Conditions de Mons définies par les ministres de la Culture que la Commission a verrouillé Brittan sur ces négociations. La confusion créée par ces divergences de vues et l’absence de concertation entre départements ministériels, cette ignorance des réalités (pour les uns de ce qu’était l’OMC, pour les autres de ce qu’était le marché des biens culturels) furent paradoxalement des atouts dans cette négociation.
L’OMC fut créée dans la foulée, en avril 1994. Depuis cette date, cette instance, qui était le lieu privilégié de tous les pays occidentaux, n’a plus évolué. Les seules évolutions sont aujourd’hui le fait de négociations bilatérales tant les pays occidentaux sont paralysés par les pressions des pays du Sud. C’est la raison pour laquelle nous sommes aujourd’hui dans une négociation bilatérale entre les États-Unis et l’Europe. En effet, les États-Unis s’efforcent d’obtenir par voie bilatérale ce qu’ils n’ont pas pu obtenir ou ce qu’ils redoutent de devoir consentir dans le cadre de l’OMC.
Ceci étant, les discussions reviennent en permanence sur ces questions de l’audiovisuel. Sortant de la logique propre à l’OMC, on a évolué vers la notion de « diversité culturelle » (Jérôme Clément l’a évoqué). Mais, là encore, si la « diversité culturelle » est apparemment plus attractive pour les pays du Sud, elle recèle un certain nombre d’ambiguïtés qui ne permettent pas de trouver des solutions claires. Juridiquement, la Convention de l’UNESCO sur la diversité culturelle ne s’impose pas nécessairement à l’OMC. Par ailleurs, dans le cadre des accords bilatéraux, certains pays du Sud font référence à certaines dispositions qui fixent des obligations aux pays du Nord. Est-ce une cause du retour au principe d’ « exception culturelle » dans le cadre de cette négociation directe avec les États-Unis?
Internet amplifie les divergences avec Washington mais les prémices d’internet existaient déjà en 1993. À l’époque, les Américains avaient tout tenté, proposant de nous concéder une exception culturelle sur les services traditionnels (radio, télévision) contre des engagements de libéralisation sur tout ce qu’on appelait alors les nouveaux services : la vidéo à la demande, le pay-per-view (qui, à l’époque, ne transitait pas par le câble de télécom ni par ADSL mais par les réseaux câblés ou par voie satellitaire). Nous avions tenu bon pour éviter que tous les nouveaux services n’entrent dans un processus de libéralisation totale. Nous souhaitions préserver notre capacité de réglementer ou de légiférer dans l’ensemble du domaine des services audio-visuels, quelle que soit leur forme de distribution (voie analogique, voie numérique, satellite, câble, internet…). Aujourd’hui, sans la directive « télévision sans frontière » de 1989 et notre faculté maintenue d’observer ce qui se passe sur internet ou les nouveaux médias, ce champ-là serait livré au seul libre jeu des forces du marché.
Des questions difficiles que l’on ne peut évacuer d’un revers de main se posent en toute hypothèse maintenant. Avec l’arrivée d’internet, sommes-nous en mesure de préserver les règles en vigueur pour les médias traditionnels ? Comment va évoluer le partage de la valeur compte tenu des relations nouvelles qui s’établissent entre créateur, producteur, diffuseur et distributeur ? Au cours des dernières années, nous avons assisté à un transfert massif d’une rente au profit des opérateurs télécom, des intermédiaires techniques, qui se traduit par un appauvrissement du financement de la création. L’une des questions du rapport Lescure qu’évoquait Alain Dejammet, porte sur la recherche de formules permettant d’obtenir de ceux qui bénéficient directement ou indirectement de la diffusion de ces œuvres une participation au financement de la création et de la production.
L’exception culturelle est centrée en priorité sur le monde du cinéma. Cette place particulière du cinéma s’explique par son poids, la vision collective de la culture et l’intérêt du gouvernement : Le CNC, qui existe depuis 1946, est le lieu d’une réelle osmose entre les milieux culturels, l’administration et le monde politique, avec des passerelles entre ces diverses parties prenantes. L’audio-visuel a fortement bénéficié de cette situation, ce qui n’est pas le cas des autres secteurs culturels (musique, littérature, arts plastiques ou graphiques) qui n’entrent pas dans le cadre de l’exception culturelle, à l’exception de la chanson française qui bénéficie des quotas de diffusion radio. Mais ceux-ci posent malgré tout des problèmes aux créateurs nationaux car le seul repère culturel étant la langue il n’y a aucune protection pour la musique instrumentale, classique, techno ou jazz, domaine où les Français occupent encore une place importante.
Ces questions se posent dans le domaine de la littérature. Le prix du livre a été fait pour protéger l’offre dans les librairies mais il n’a pas réglé le financement du livre lui-même.
Dans le domaine des arts graphiques et plastiques, c’est encore le mécénat ou le commerce qui déterminent le financement de ce secteur créatif et non pas la logique de l’exception culturelle qui s’impose.
Enfin, cette règle fondamentale : dans un monde d’hyper-abondance de l’offre, ce n’est pas le règne de la diversité qui s’impose mais celui de l’homogénéisation, de la concentration par celui qui dispose des moyens marketing les plus forts. On l’a vu dans les années 80 au moment de l’irruption des cassettes VHS quand s’est développée l’illusion de l’abondance qui s’est au final transformée, sur le plan économique, en une consommation concentrée sur un nombre d’œuvres de plus en plus réduit. C’est un monde qui tend à marginaliser, éliminer et réduire le financement des œuvres les plus difficiles et des créateurs les plus modestes.
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[1] Intervention de Bernard Miyet lors du colloque organisé par le Fondation Res Publica le 6 juin 2005 « L’ONU en 2005 », où intervenaient également Serge Sur, Denis Bauchard, Gilbert Guillaume, Lord David Hannay, S.E.M. Boutros Ghali, Régis Debray et Stéphane Hessel.
[2] Signés le 28 mai 1946 entre le secrétaire d’État des États-Unis James F. Byrnes et les représentants du gouvernement français, les accords Blum-Byrnes, en contrepartie de la liquidation d’une partie de la dette française, prévoient la fin du régime d’interdiction des films américains imposé en 1939. À la fin de la même année, les autorités françaises créent le Centre National de la Cinématographie (CNC) pour protéger la création cinématographique française.
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