La culture, une histoire française

Intervention de Jérôme Clément, Président de la Maison de ventes PIASA depuis 2011, Président du Théâtre du Chatelet, Président du Centre national de cinématographie de 1984 à 1989, puis de la chaîne de télévision franco-allemande ARTE de 1989 à 1999 et de 2003 à 2007, au colloque « l’exception culturelle » du 14 octobre 2013.

Je suis très heureux d’être ici. Ayant suivi il y a quarante ans pratiquement tous les colloques du CERES, en compagnie de quelques personnes présentes dans cette salle, je me retrouve en territoire familier et amical pour parler d’un sujet qui m’intéressait déjà à l’époque. Il faut en effet avoir de la suite dans les idées, ce que j’ai tenté pendant toutes ces années.

Je me souviens d’un dessin de Plantu, à la une du Monde. Dans une négociation internationale, Kohl disait à Mitterrand : « François, si vous m’embêtez encore, je vous enferme pendant un week-end à regarder ARTE ». Cela avait fait beaucoup rire, moi, un peu moins… et les Allemands trouvaient ça d’un goût douteux. En tout cas, cette bataille-là a été gagnée et je m’en réjouis car cela prouve qu’on peut faire de la culture un objet de bataille victorieuse et qui donne du sens à une action dans ce domaine.

Je voudrais aborder la réflexion d’une façon un peu plus large, en particulier sur les plans politique et historique. Jean-Pierre Chevènement rappelait tout à l’heure que l’expression « exception culturelle » est née dans les années 1990, lorsqu’on discutait sur le bien-fondé d’inclure la culture dans les biens dont on devait autoriser la libéralisation. Mais les fondements idéologiques et politiques de cette affaire remontent bien plus loin. Il faut savoir que la France, dans ce domaine, occupe une place singulière. Et si le débat, une fois de plus, s’est cristallisé entre les Anglo-saxons (je mets à part le Canada) et un certain nombre de pays continentaux, la France en particulier, c’est en raison d’une longue histoire dont une nouvelle page s’écrivait à cette occasion.

Il n’est pas de pays dans lequel l’imbrication entre le pouvoir, l’État et la culture ait été aussi forte que la France.
Je vais survoler quelques épisodes de cette étonnante particularité.

C’est François Ier qui fit venir des artistes italiens – Léonard de Vinci en particulier – pour décorer les châteaux de la Loire et qui, avec l’édit de Villers-Cotterêts [1], décida que le français serait l’unique langue officielle sur tout le territoire. C’était un objectif politique que Richelieu reprit lorsqu’il créa l’Académie française, faisant de cette institution le gardien de la langue. Objectif politique parce qu’il s’agissait d’unifier le royaume et le fait que tous les peuples qui le constituaient parlassent la même langue était un objet d’intégration majeure. Ce faisant, ils ont ancré l’idée qu’un lien très étroit unissait la langue, la culture et le pouvoir.

Cette idée fut reprise d’une façon magistrale par Louis XIV qui fit de Versailles, de son architecture, de ses jardins, une construction géométrique de l’espace dans laquelle il installa les meilleurs artistes de l’époque : Lulli et Rameau pour la musique, Molière pour la comédie et Corneille et Racine pour la tragédie, la danse couronnant le tout. Tout cela a ancré dans l’esprit des Français et dans l’histoire de la France le fait que la culture, directement liée au pouvoir, naturellement dotée d’un statut spécial, protégée par le souverain, était un domaine réservé, un domaine à part. On ne parlait pas encore d’ « exception » mais la culture avait déjà un statut particulier.

Cette idée dont les fondements ont été posés aux XVIe et XVIIe siècles, s’est poursuivie à travers les régimes suivants. Après les turbulences de la Révolution, Napoléon n’a fait que suivre les traces de ses prédécesseurs en intégrant la culture à ses conquêtes. Il a montré – avec quel talent ! – pourquoi les savants et les artistes devaient être associés aux aventures guerrières, les siennes en particulier. Il a créé l’Institut qui rétablissait dans ses droits tout cet aréopage de gloires. L’idée même des « immortels », des hommes célèbres, reprise par Louis-Philippe (galerie des « Grands hommes » à Versailles, galeries historiques dédiées « à toutes les gloires de la France » [2] etc.), relevait de cette conception de la culture.

Cela a continué sous la Troisième République et jusqu’à De Gaulle qui a créé le premier ministère pour l’Art et la Culture, faisant de Malraux un important ministre d’État, hissant ainsi la culture au plus haut niveau de l’État. Il est intéressant de constater que cette idée a traversé les courants politiques. J’ai parlé de De Gaulle, j’aurais pu évoquer le Front populaire qui s’illustra par une politique culturelle tout à fait remarquable, avec des hommes aussi importants que Jean Zay, Léo Lagrange ou Marceau Pivert (qui œuvra en particulier pour le cinéma).

L’idée très forte que la culture a une place à part dans la vie du pays a traversé l’histoire de la France, continuée de régime en régime, par les rois, les empereurs, les présidents du Conseil, les président de la République.

À cela s’ajoute un phénomène très français – frappant vu d’Allemagne –, c’est la place des intellectuels dans la vie du pays, illustrée lors de l’affaire Dreyfus par le « J’accuse » de Zola. Romanciers, écrivains, philosophes donnent leur avis sur tout, sont écoutés sur tous les sujets. Chose inimaginable en Allemagne où il est impensable qu’un écrivain donne son avis sur un sujet de politique internationale ou intérieure. On consulte les experts et non les intellectuels qui n’ont pas à donner leur avis sur des sujets auxquels, la plupart du temps, ils ne connaissent rien, c’est du moins ce qu’on pense de l’autre côté du Rhin, parfois à raison.

Cette situation à part a créé dans notre pays une responsabilité très forte de l’État national et centralisé vis-à-vis de la culture. Tel n’est pas le cas en Allemagne où l’État ne joue aucun rôle dans le domaine de la culture qui est de la compétence des Länder.

Cette particularité française a aussi installé l’idée que le pouvoir doit s’intéresser à la culture et lui faire une place à part dans la vie de la nation. En 1981, François Mitterrand, homme de culture s’il en fut, s’est inscrit dans cette tradition par un certain nombre de gestes très spectaculaires : le doublement du budget du ministère de la Culture, le prix unique du livre, les grands travaux et, avec Jack Lang, un certain nombre d’initiatives destinées à élargir le champ de la culture et à renforcer encore sa place dans la vie de la nation.

À cette conception très française et très originale s’oppose la conception anglo-saxonne dans laquelle la culture n’est pas l’affaire de l’État. Il n’y a pas eu de ministère de la Culture en Allemagne avant Schröder, encore s’agit-il d’un tout petit ministère sans compétences fédérales. Aux États-Unis la culture relève d’agences, tel National Endowment for the Arts (NEA). En Angleterre l’action culturelle est laissée à des organismes autonomes, tel l’Arts Council, avec une dimension commerciale. En Italie, le ministère pour les Biens et les Activités culturels (Ministero per i Beni e le Attività Culturali) s’occupe essentiellement du patrimoine. En Espagne le ministère de la culture n’existe que sporadiquement. Jorge Semprun occupa ce poste sous le gouvernement socialiste de Felipe Gonzales. On observe donc dans les pays d’Europe des situations diverses.

Si le modèle français fut parfois exporté, il a été aussi dévoyé. Le monde communiste fit de la culture un outil de propagande. Mais dans la conception marxiste de la société la culture avait un rôle éducatif à l’égard des masses et constituait le socle sur lequel on devait bâtir l’idéologie qui renverserait l’idéologie bourgeoise réactionnaire.

De cette situation qui a beaucoup marqué les esprits est née l’idée que, dans le grand marchandage général qui eut lieu autour des accords du GATT dans les années 1990, il fallait faire une « exception culturelle ». Bernard Miyet racontera cette affaire plus en détail tout à l’heure. Je n’anticiperai pas sur son intervention si ce n’est pour dire que le mot « exception » avait une connotation défensive. C’était en tout cas l’affirmation d’une volonté claire de la France de considérer la culture comme un monde à part, pour les raisons que je viens d’exposer.

Quelle était la nature juridique de cette affirmation ? S’agissait-il de la simple affirmation d’un principe ? Fallait-il la transformer en droit positif ? Quel statut lui donner dans les négociations, face à la diversité des cultures qui s’exprimait ?

Ce sujet fut très « chaud » dans les années 1990 à 1993. Je me souviens avoir accompagné François Mitterrand en 1993 à Gdansk où il était fait docteur Honoris Causa aux côtés de Richard Von Weizsaecker, Président de la République fédérale allemande, en présence de  Lech Walesa, président de la République de Pologne. En pleine bataille de l’exception culturelle, il tint un discours [3] qui s’inscrivait dans le tour d’Europe qu’il effectuait pour convaincre les démocraties populaires nouvellement indépendantes de ne pas se mettre sur orbite américaine et de lutter vaillamment contre la pression anglo-saxonne qui visait à inonder les marchés de produits américains et, sous prétexte de libéralisation, assurer une hégémonie commerciale et idéologique par le biais des biens de consommation, en particulier les biens culturels, notamment le cinéma, et asseoir leur domination en Europe centrale. Ce n’était pas une simple affaire d’échanges commerciaux mais une bataille idéologique et extrêmement politique, bien comprise comme telle par François Mitterrand à l’époque.

Cette bataille a été gagnée. Elle a évolué parce qu’on s’est aperçu qu’il était difficile de « vendre » l’exception culturelle dans les négociations internationales et on a inventé le terme de « diversité culturelle » qui avait l’avantage d’être moins en opposition par rapport aux autres et de permettre à un certain nombre de pays réticents par rapport aux États-Unis d’exprimer aussi leur identité propre. C’est ce qui s’est passé avec plusieurs pays d’Afrique. Le Canada (à cause essentiellement de sa partie francophone) a joué un rôle très important dans cette affaire en affirmant que l’identité culturelle et la diversité culturelle devaient être acceptées. C’est ce qui a permis, dans le cadre d’une négociation diplomatique, d’agréger un certain nombre de pays à ce concept, en le faisant légèrement dévier, pour aboutir aux discussions qui ont eu lieu sous l’égide de l’Unesco et à la reconnaissance, en 2001, du fait que la culture devait être mise à part et que l’exception culturelle devait être reconnue au niveau international comme un fait. Ce fut une grande victoire diplomatique. Jean Musitelli [4] a raconté dans un excellent article, il y a quelques années, comment, avec beaucoup d’habileté diplomatique, les Français et les Canadiens avaient réussi à faire voter ce texte, bien qu’il n’eût pas de force juridique, contre l’avis des Américains qui y étaient formellement opposés. Mais il avait une force symbolique extrêmement forte et c’était là aussi un combat politique.

L’idée de la « diversité culturelle » a fait florès dans les années 2000-2010. D’aucuns ont considéré que le terme « diversité » était moins précis qu’ « exception », s’interrogeant sur le sens de cette expression et sur ses implications politiques et juridiques. Mais le front était à peu près calme.

On a vu ressurgir l’exception culturelle l’année dernière lorsque les discussions sur l’OMC ont repris et, avec elles, l’éternelle bataille. Comme les tenants du libéralisme – au premier rang desquels M. Barroso – dominent à Bruxelles, le droit de la concurrence est primordial dans l’optique de la Commission actuelle qui lutte pour empêcher que la France obtienne d’exclure de la négociation les questions de l’exception culturelle et de l’audio-visuel. L’enjeu est très important à cause du numérique et de l’apparition de sociétés comme Yahoo, Facebook etc. La question des droits d’auteur, sur laquelle on reviendra tout à l’heure, est évidemment au centre de tous ces débats.

Avons-nous gagné la partie ?

Nous remportons des victoires successives mais la bataille n’est jamais définitivement gagnée parce que les partisans et les opposants sont toujours les mêmes, mènent toujours le même combat (que leur impose leur histoire propre) et que personne ne dételle dans cette affaire !

On peut dire que nous avons gagné cette bataille-là. Pour combien de temps ? Nul ne le sait.

Je m’interroge aussi sur un problème de fond beaucoup plus important.

Sous la pression des marchés financiers, de la crise économique, les restrictions budgétaires touchent au premier chef la culture. En France même, sous un régime socialiste, on réduit les crédits de la culture, faisant fi de sa place à part dans l’ensemble des politiques. Ce constat permet d’affirmer que la « victoire » est compensée par une défaite idéologique et politique puissante. Je ne vois aujourd’hui nulle trace d’une volonté politique de chercher à maintenir le statut particulier de la culture dans notre pays. Le discours qui est tenu au niveau international ne correspond pas à ce qui se passe à l’intérieur. Est-ce symptomatique d’une évolution plus profonde ? En effet, dans les autres pays d’Europe les budgets culturels sont systématiquement sacrifiés sur l’autel de l’équilibre budgétaire. C’est une question fondamentale : comment peut-on tenir un discours politique contre la puissance financière que représente le marché sous l’égide des banques et, dans le même temps, renoncer à ce que la culture recèle de valeurs propres. Je veux parler de la beauté, je veux parler de la poésie, je veux parler du temps qui n’est pas le « zapping » permanent, je veux parler du fait de ne pas juger les politiques par rapport à leur efficacité ou à leur rentabilité immédiate. Il est paradoxal de renoncer à la réflexion intellectuelle et aux valeurs du monde de la culture au moment-même où on prétend lutter contre les valeurs financières et ce qu’elles représentent. Les conséquences politiques risquent d’être lourdes à l’heure où d’aucuns réaffirment les « valeurs » de l’exclusion, de « l’identité nationale »… radicalement opposées à ce que nous avons voulu dire en parlant d’exception culturelle.

Ce bref rappel historique et politique remet l’ensemble des discussions actuelles dans un contexte un peu plus global.

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[1] « CXI. … nous voulons que doresenavant tous arretz ensemble toutes autres procédeures, soyent de noz cours souveraines ou autres subalternes et inférieures, soyent de registres, enquestes, contractz, commissions, sentences, testamens et autres quelzconques actes et exploictz de justice, ou qui en dépendent, soyent prononcez, enregistrez et délivrez aux parties en langage maternel françois, et non autrement. » Ordonnance d’août 1539 (ou « ordonnance de Villers-Cotterêts ») prise par le Roi François Ier imposant l’usage du français dans les actes officiels et de justice, enregistrée au Parlement de Paris le 6 septembre 1539.
[2] Par une décision prise en 1833, Louis-Philippe afficha sa volonté de trouver une nouvelle affectation à Versailles. Il lui ôta sa qualité de résidence royale et transforma le Château en musée. Passionné d’histoire, il décida d’y rassembler toutes les images peintes, sculptées, dessinées et gravées qui illustrent des événements ou des personnages de l’histoire de France depuis ses origines.
[3] …je saisis cette occasion pour le proclamer, car c’est bien le lieu, les créations de l’esprit ne sont pas des marchandises, les services de la culture ne sont pas de simples commerces. Défendre le pluralisme des œuvres et la liberté de choix du public est un devoir. Ce qui est en jeu, c’est l’identité culturelle de nos nations, c’est le droit pour chaque peuple à sa propre culture, c’est la liberté de créer et de choisir nos images.
– Une société qui abandonne à d’autres ses moyens de représentation, c’est-à-dire les moyens de se rendre présente à elle-même, est une société asservie… Il ne s’agit pas de dresser les unes contre les autres les cultures d’Europe et celle du Nouveau Monde ; mais simplement de préserver l’idée universelle de la culture face aux seules forces de l’économie et donc de faire en sorte que chaque pays, quels que soient ses moyens, puisse participer à la création, à la diffusion, au dialogue des pensées et des formes… Voilà pourquoi la France et, je l’espère, l’Europe tout entière, défendront dans l’actuelle négociation internationale la clause d’exception culturelle, celle-là même qui vient d’être adoptée par les États-Unis, à la demande du Canada, dans le traité d’échanges nord-américain. Cette clause stipulera que le cinéma et l’audiovisuel sont exclus du champ de l’accord commercial, comme le sont d’autres secteurs sensibles, tels que la santé. Toute autre position serait sans doute contraire au Traité de Maastricht qui définit en son article 128 la responsabilité de la Communauté dans – je cite : « l’épanouissement des cultures des États membres » et « l’appui à la création artistique et littéraire, y compris dans le secteur audiovisuel ». Extrait de l’allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur l’identité culturelle européenne et sur sa défense dans les négociations du GATT, à Gdansk le 21 septembre 1993.

[4] Jean Musitelli fut ambassadeur, délégué permanent de la France auprès de l’UNESCO de 1997 à 2002.

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Le cahier imprimé du colloque « L’exception culturelle » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation »

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