Le grand marché transatlantique : négocions avec fermeté et vigilance

Intervention de Hubert Védrine, Ancien ministre des Affaires étrangères, au colloque « Le projet de marché transatlantique » du 16 septembre 2013.

Chers amis, je vais réagir sur le point géopolitique dont a parlé Jean-Michel Quatrepoint. Si, globalement, je ne suis pas en désaccord avec lui, j’analyse un peu différemment la question des grandes négociations commerciales. Je vous livrerai les conséquences que j’en tire sur la façon dont nous devons nous comporter par rapport à cet enjeu.

D’abord je pense qu’on ne peut plus parler d’ « hyperpuissance » aujourd’hui ni demain.

J’ai employé ce mot dans la décennie 90 pour caractériser un moment où, en effet, il me semblait que les États-Unis, devenus sur tous les plans la plus grande puissance de tous les temps, n’étaient comparables à rien d’autre, ni historiquement, ni géographiquement. Cela a correspondu à un moment particulier, quelques années.

Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Les Occidentaux perdent le monopole de la conduite du monde. Et la politique erronée de W. Bush a fourvoyé l’« hyperpuissance » américaine.

Aujourd’hui, les États-Unis restent la première puissance mais sont plutôt en lutte pour le maintien d’un leadership relatif. Je pense qu’ils le garderont mais à un degré de puissance, donc d’aisance de comportement qui n’est pas comparable à ce qu’ils ont connu. Je ne les vois pas en train de reconquérir une position équivalente à celle qu’ils avaient dans plus de la moitié du monde en 1945 ni à celle qu’ils ont pu avoir dans la décennie 90.

Jean-Michel Quatrepoint nous a montré que d’immenses choses se passent en Asie.

Cela explique en creux pourquoi les Américains se soucient peu d’avoir laissé l’Irak dans le chaos, pourquoi Barack Obama se dégage d’Afghanistan, pourquoi il agit « à reculons » dans l’affaire syrienne, même s’il a pensé à un moment donné que ne rien faire est la pire des solutions. Sa ligne stratégique est celle du désengagement. Les États-Unis, qui se voient déjà comme indépendants énergétiquement, ne sont plus engagés par l’accord signé sur le Quincy en 1945, (« Roosevelt roi d’Arabie »)1, même s’ils resteront très vigilants sur l’Iran et, évidemment, sur la sécurité d’Israël.

Cela explique encore mieux l’évolution actuelle de leur politique et l’importance des enjeux asiatiques.

Dans les démocraties modernes, paradoxalement, les dirigeants ont d’autant moins de leadership qu’ils sont plus proches des gens. Comme on l’a souhaité ils sont donc plus sensibles aux pulsations de l’opinion. Or l’opinion américaine voit la Chine autant comme un partenaire que comme un rival ou une menace. Les sentiments sont partagés, ce qui complique la décision politique.

Il y a en effet d’immenses enjeux asiatiques.

Si nous étions japonais, penserions-nous que notre sécurité ultime peut être assurée par les États-Unis jusqu’à la fin des temps ? Même si les États-Unis veulent à tout prix rester la puissance qui contrôle la haute mer avec une marine incomparable (à peine touchée par les réductions budgétaires, limitées, du gigantesque budget américain), les Japonais devront-ils se résoudre à ce qu’un jour les États-Unis ne contrôlent plus le Pacifique ? Que feront-ils alors ?

Peuvent-ils envisager de se résigner à une sorte de leadeship chinois et de composer un jour avec les Chinois sur les plans commercial, stratégique etc. ? Il se pourrait qu’un jour les Japonais aient à faire ce choix angoissant pour eux.

Ils pourraient aussi, conscients de ne pouvoir compter à perpétuité sur les Américains, et refusant de se mettre dans la main des Chinois, envisager de réarmer. C’est alors la question de l’arme nucléaire japonaise qui se poserait, l’opinion est contre mais ce n’est pas exclu. Jean-Michel Quatrepoint a fait remarquer que M. Abe parle déjà d’une armée japonaise.

Il y a des enjeux de défense.

Il y a aussi une gigantesque bataille commerciale par accords interposés entre Chine, Japon, États-Unis … bataille dont l’issue reste incertaine.

Dans les années écoulées, les États-Unis ne sont toujours pas arrivés à leurs fins. En Amérique latine, par exemple, ils n’ont pas réussi à concrétiser tous les accords commerciaux qu’ils voulaient mettre en œuvre. Toute initiative américaine n’est pas forcément vouée au succès.

Pour les États-Unis, les enjeux primordiaux sont en Asie. Cela a des effets politiques, telle la volonté d’accélérer le basculement de la Birmanie dans un camp qui ne soit pas spécifiquement chinois.

Beaucoup de pays d’Asie du sud-est redoutent les Chinois (le Vietnam lui-même, malgré le déversement d’ « agent orange » qu’il a subi pendant des années, négocie des accords de sécurité avec les États-Unis). Ils n’ont pas du tout envie de rester en tête-à-tête avec la Chine dans la région.

L’Australie est partagée, balançant à chaque élection entre un Premier ministre sinophile et un premier ministre sinophobe.

Il est donc exact qu’il y a d’énormes enjeux en Asie, pour très longtemps.

En revanche, je trouve trop « marxiste », trop simple l’interprétation des mécanismes qui ont amené les États-Unis à proposer le grand marché transatlantique. Elle ne tient pas compte des compétitions multiples à l’intérieur du « monde affreux des multinationales », multinationales bientôt presque aussi nombreuses dans les pays de ce qu’on appelait autrefois « le Sud » qu’aux États-Unis, avec des croisements très compliqués, avec des « chaînes de valeur qui nous unissent »2 comme le dit Pascal Lamy. Nous assistons à une gigantesque « foire d’empoigne ». IBM avait inventé le concept de « multinationales » pour déguiser le fait qu’elles étaient toutes américaines. Ce terme désignait alors les méga-entreprises américaines et deux ou trois entreprises japonaises. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Les choses sont devenues plus complexes.

La possibilité pour les multinationales d’instrumentaliser le pouvoir américain via le lobbying se heurte au fait qu’elles ont entre elles des intérêts contradictoires. Si certaines « multinationales » ont besoin d’une politique « d’appeasement » avec la Chine, d’autres ont plutôt intérêt à l’affrontement avec la Chine. L’ensemble du système militaro-industriel américain n’a pas intérêt à un partenariat trop étroit avec la Chine selon un schéma « G2 », qui a d’ailleurs été illusoire. Si leurs intérêts croisés obligent la Chine et les États-Unis à gérer ensemble cette situation de partenariat/rivalité, ils ne seraient pas pour autant capables de s’entendre pour gérer les problèmes du reste du monde.

Sans la puissance structurante américaine – qu’on l’aimât ou non – nous sommes dans un monde « sans maître ». Les Chinois sont incapables de jouer ce rôle et je ne crois pas qu’ils en aient l’intention, sauf sur une base régionale élargie.

Il n’y a pas encore de « communauté internationale ». L’ONU n’est qu’un cadre. Le G20, le G7, au sein desquelles des luttes d’influences se poursuivent, ne sont pas des pouvoirs mais des enceintes. Et il n’y aura évidemment pas de gouvernement mondial.

C’est pourquoi, même si je ne la trouve pas tellement réjouissante, je suis plutôt sur la ligne d’un Pierre Hassner, qui parle de « chaos stratégique », ou d’un Richard Haas, qui parle d’un « monde apolaire ». Alors qu’en France, on a beaucoup annoncé un « monde multipolaire ».

Si le but était d’énerver les Américains, c’était réussi : chaque fois que Chirac prononçait les mots « monde multipolaire », Condoleezza Rice ripostait par une déclaration précisant que les États-Unis surplombaient ce monde multipolaire.

Que pourrait être un système multipolaire ?

Ces jours-ci, sur le cas très particulier de la Syrie, Poutine a trouvé une occasion de transformer son pouvoir de nuisance résiduel périphérique en un atout qui referait de lui un partenaire obligé. Il a pu le faire à partir de l’influence qu’on prête à la Russie sur la Syrie. Mais ce pouvoir est faible sur la plupart des autres terrains. Peut-on parler d’un pôle russe ? La Russie est un pays qui garde un immense avenir … Espérons qu’elle n’incarnera pas ce que Clémenceau disait du Brésil (« Le Brésil est un pays d’avenir et le restera longtemps ») !

Le Japon est en proie à ses hésitations, cela a été dit.

Les Européens n’en finissent pas de ne pas savoir ce qu’ils veulent. C’est pourquoi je ne dis jamais « l’Europe » mais « les Européens ».

Il n’est donc pas simple de définir des alliances possibles dans le système multipolaire. L’idée naïve selon laquelle nous pourrions nous mettre d’accord avec les émergents démocratiques (l’Inde, le Brésil) ne fonctionne pas. Nous avons avec eux presque autant de sujets de désaccord qu’avec la Chine (avec laquelle nous avons aussi des sujets d’accord…). C’est compliqué.

Je suis plutôt frappé par l’état d’instabilité et d’imprévisibilité du monde.

Si les États-Unis sont hors d’état de reconstituer une situation d’hyperpuissance, ils peuvent, ne serait-ce que par défaut, se maintenir longtemps comme le leader relatif, sorte de « hub » du système.

Les États-Unis sont dans une phase longue où, pour des raisons intérieures, il leur devient de plus en plus difficile de projeter la puissance.

Il y a des interventionnistes à droite : les néo-conservateurs, comme à gauche : les liberal hawks (les uns et les autres ont des émules à Paris). L’origine des néo-conservateurs remonte à l’époque où des conservateurs très agressifs considéraient que Kissinger, sorte de Chamberlain, était trop conciliant à l’égard de l’URSS. Selon eux, les États-Unis ne pouvaient que « se faire avoir » dans des négociations avec l’Union soviétique à l’égard de laquelle il fallait adopter une attitude beaucoup plus dure et, contrairement à Truman, qui avait eu tort de se limiter à une politique d’endiguement, faire du refoulement, de la reconquête. Ce sont souvent des intellectuels d’extrême-gauche qui, au terme de leur parcours, sont parvenus à la droite du parti républicain pour former les « néo-conservateurs ».

Il y a aussi des non interventionnistes dans les deux camps aux États-Unis, comme ici. Les uns arguent qu’on ne peut pas intervenir si on n’a pas réuni toutes les conditions de la légalité internationale. Les autres se réfugient dans l’isolationnisme, se désintéressant du reste du monde. C’est la position du Tea Party. Cela vient de la position allemande et celle de la plupart des Européens.

Dans une situation d’une telle complexité, je ne crois pas les États-Unis capables de la stratégie machiavélique et calculée que décrit Jean-Michel Quatrepoint. Certes, je suis convaincu que certaines multinationales nourrissent ces craintes à propos des négociations sur le grand marché atlantique. Mais d’autres sont favorables à ce projet et quelques-uns sont partagés, hésitants.

Il ne faut donc pas surestimer la rationalité des acteurs. Il y a aussi les aléas, le désordre, les erreurs de calcul !

Ceci m’amène à mon point essentiel : je pense qu’il ne faut pas avoir peur a priori de ces négociations.

Elles sont déjà décidées. Nous n’en sommes plus à nous demander ce qui va être décidé lors du prochain conseil européen. L’accord a été donné par tous les Européens. Il a d’ailleurs été précédé, Jean-Michel Quatrepoint l’a rappelé, de beaucoup de signaux favorables, y compris du Parlement européen. Personne n’a protesté. Je rappelle qu’à la fin des années 90, l’ambassadeur de M. Clinton à Paris, Félix Rohatyn, répétait que l’intérêt des Européens résidait dans un grand marché avec les États-Unis, avec lesquels un compromis serait trouvé. En effet, insistait-il, le poids cumulé des États-Unis et de l’Europe dans l’économie et le commerce mondial serait tel qu’il s’imposerait aux autres. Ce discours n’est donc pas nouveau.

« Ce n’est pas nouveau » peut se comprendre dans deux sens : « c’est un complot ourdi de longue date » ou bien « c’est une possibilité envisagée depuis longtemps ».

Je n’aurais peut-être pas dit exactement la même chose avant que la décision ne fût prise. Mais puisque les Européens se sont engagés, puisque nous avons obtenu l’exception culturelle… c’est différent. Peut-être pas de façon définitive, Jean-Michel Quatrepoint a raison de faire cette remarque. Avons-nous eu raison de jouer tout de suite cette carte ? la conséquence est que nous ne pourrons pas bloquer la prochaine négociation sur un autre point. Or il y a peut-être d’autres points, plus vitaux, que nous n’avons pas encore identifiés.

Mais nous sommes engagés !

Je suggère donc de ne pas avoir peur a priori. Ne nous comportons pas comme le patronat français en 1957, terrorisé par un Marché commun dont il pensait qu’il allait anéantir toutes les capacités industrielles françaises. Notre manque de confiance en nous, devenu pathologique, est un des problèmes récurrents de notre pays, qui ressurgit à chaque étape.

Nous devons dans cette négociation savoir ce que nous voulons et ne pas nous limiter à une vision purement négative. Nous ne pouvons pas nous satisfaire de voir protégée l’exception culturelle française, c’est trop court. Nous avons aussi des intérêts offensifs, comme le Commissaire européen au commerce, Karel De Gucht n’a pas tort de le dire.

Nous, Français, avons des intérêts français, et non abstraitement « européens ». Jean-Michel Quatrepoint a montré tout à l’heure que les Allemands ont, quant à eux, des intérêts spécifiques.

Sachons nous aussi ce que nous voulons.

La question des normes est intéressante. Il est vrai que rien ne se jouera sur des droits de douane à 3 %. Mais l’enjeu normatif est énorme.

À l’exception des rares voix qui parlent d’Europe-puissance, la plupart des Européens croient dans la capacité normative de l’Europe. Il serait naïf de croire que nous réussirons à équilibrer les puissances réelles du monde en leur imposant nos normes. Mais c’est un élément sérieux dans la négociation.

Avons-nous les capacités, nous, Européens, d’imposer nos normes au reste du monde ? Non, pas telles quelles. L’expérience de la conférence sur le climat peut nous en faire douter.

Mais en cas d’accord entre États-Unis et Europe, l’ensemble pèserait 40 % du commerce international ! La puissance normative de cet ensemble s’imposerait alors aux autres.

Encore faudrait-il que nous ne capitulions pas en route ! Mais pourquoi le ferions-nous ?

Nous n’en sommes qu’au début de cette négociation. Or, je le répète, les négociations lancées par les Américains n’ont pas toutes abouti. Elles se sont heurtées, ici ou là, au désaccord de leurs partenaires (Brésil ou autres). Ne préjugeons donc pas que la négociation se soldera forcément pour les Européens par un abandon total de leurs positions (après que les Français auront eux-mêmes été abandonnés par les Européens…) et qu’en dépit de la position des Allemands, favorables à ce grand marché, nous aboutirons à une capitulation !

Les autres Européens ont aussi des intérêts offensifs dans cette affaire.

Ne craignons donc pas d’avancer en déterminant, en matière de normes, ce que nous, Européens, sommes capables de gérer seuls.

Avec qui d’autre allons-nous faire des accords normatifs qui vont influencer le reste du monde ?

Un accord Union européenne-Chine n’est pas possible. Les désaccords sont trop nombreux. S’il peut arriver que les Américains nous irritent, ils sont quand même moins loin de nous que la Chine, l’Inde ou l’Afrique du sud.
Beaucoup de choses se jouent entre États-Unis et Europe. Et si cette carte n’est pas jouée maintenant, je ne sais pas trop quand nous pourrons relancer le jeu normatif, compte tenu de l’énorme bataille de géo-économie mondiale.

C’est donc maintenant que cela se passe.

Loin de nous satisfaire d’avoir préservé (ou cru préserver) l’exception culturelle, nous devons organiser un système de vigilance dans le suivi de la négociation.

Certes, de par le traité de Rome, c’est le commissaire compétent qui négocie, mais celui-ci n’est pas un irresponsable qui va disparaître dans la nature. Il devra parler aux autres commissaires, au Parlement européen et rendre compte.

Je pense donc qu’il faut utiliser dans le traité tout ce qui permet de suivre de très près le mécanisme de la négociation et d’obtenir que le négociateur rende compte à chaque étape pour mettre en évidence les choix.

Dans toute négociation, à un moment donné, il faut un compromis ou un échec. Selon moi, le travail de définition de nos intérêts offensifs n’est pas assez fait. Or nous aurons du mal à arbitrer avec nos seuls intérêts défensifs. Cela signifie que nous devons avoir des alliés. Réveillons-nous avant qu’il ne soit trop tard. Il sera alors vain de crier à la conjuration entre les Allemands et les Américains pour nous étrangler ! Il y a un travail à faire en amont qui pour moi est un des enjeux des prochaines années.

La négociation sur le marché transatlantique ne pourra pas aboutir en deux ans. Elle prendra du temps. Il faut donc travailler auprès de tous les autres Européens, auprès des milieux économiques, des entreprises, de l’ensemble des groupes d’intérêts dans les autres pays pour constituer une coalition préventive afin de ne pas se tromper d’arbitrage le moment venu.

Il faut ensuite bien intégrer le calendrier. Ce projet, lancé comme pouvant aboutir vite, n’a aucune chance d’être réglé avant la fin de la Commission Barroso en 2014. Il va donc concerner aussi la Commission suivante. Cela peut influer sur le choix du représentant français qui sera nommé et sur la définition du poste clé pour la France. Je pense plutôt à un poste économique qu’au poste détenu par Mme Ashton (même si on met un génie de la diplomatie à sa place, c’est un « job » impossible). Cela se jouera plutôt sur les postes de commissaires économiques ou commerciaux.
Cela nous amène à 2015 ou 2016. Je pense qu’il y aura des contradictions aux États-Unis sur cette question. Les Européens doivent donc parler aux Américains. Nous pouvons faire évoluer les positions américaines. Nous voyons en effet à quel point le système institutionnel américain est plus compliqué qu’avant.

Vous aurez compris ce que je veux dire quand je parle de la vigilance nécessaire pour suivre une grande négociation.
Cela suppose aussi d’être compris de l’opinion. Il doit être possible de traduire en termes simples ce qu’est un intérêt offensif, quels sont les points sur lesquels nous ne lâcherons pas, quels sont nos alliés potentiels. L’opinion doit être informée, non pas par une pédagogie de slogan ni par de la « communication » mais par une vraie pédagogie.

Nous serions beaucoup plus forts si nous parvenions – contre toutes nos traditions – à des accords  bipartisans sur ce sujet. Certes, les partis politiques, par nature, haïssent tout ce qui est bipartisan. Toutefois, sous la IVème République, et même sous la Vème République, de grandes choses ont été faites, des politiques importantes pour le pays ont été menées pendant longtemps, qui, sans apparaître explicitement comme des accords de coalition, n’étaient pas remises en cause par les différentes forces.

Aujourd’hui, c’est nécessaire. Peut-être ne faut-il pas trop le dire, mais alors faisons-le sans le dire. Nous devons nous poser cette question, d’autant que sur ce sujet aucune vraie contradiction de fond n’oppose les partis de gauche et les partis de droite de gouvernement.

Nous devons y réfléchir parce que nous serions évidemment beaucoup plus forts dans les moments difficiles de la négociation déjà engagée, s’il faut nous opposer à un arbitrage que voudrait faire le commissaire compétent.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Hubert, de ces vues tout à fait perspicaces.

Je pense aussi que le partenariat transatlantique mettra beaucoup de temps à se mettre en place. Je note toutefois que la balance commerciale américaine enregistre un déficit de 118 milliards de dollars par an sur l’Europe (sur l’Allemagne, devrais-je dire, car la France est maintenant déficitaire par rapport aux États-Unis). On peut penser que les États-Unis voudront redresser leur balance commerciale au détriment des pays excédentaires. Le problème de notre insuffisante compétitivité est donc posé à travers le partenariat transatlantique.

Sur la vue géopolitique, je me méfie beaucoup de la complexité depuis qu’au nom de la « pensée complexe », chère à Edgar Morin, un de nos amis avait réussi à affoler les boussoles dont nous croyions, à tort ou à raison, avoir doté le Parti socialiste. C’était il y a bien longtemps, en 1991 si je me souviens bien. Évidemment tout est chaotique mais il faut bien avoir quelques idées simples – peut-être trop simples – mais structurantes pour l’action.

Un des nombreux mérites de l’exposé de Jean-Michel Quatrepoint est d’avoir esquissé dans le paysage une bipolarité qui déjà structure le monde. Selon la Banque mondiale, le PNB chinois dépassera le PNB américain avant 2020. C’est tout de suite.

Mais la puissance économique ne se réduit pas au PNB et je suis convaincu que le déclin américain s’étalera sur des décennies, peut-être même sur le siècle.

Pour beaucoup de nos dirigeants, la seule question est : sommes-nous prêts à tout faire pour le ralentir ? Est-ce vraiment notre rôle ? Je ne le pense pas. La bipolarité n’a pas que des inconvénients : quand il y a deux « patrons » on a quelques marges de liberté. Le Général De Gaulle l’avait très bien compris en son temps. Mais nous en sommes encore très loin.

Cela ne signifie pas que nous ne sommes pas de bons alliés des États-Unis mais nous voulons être alliés sur un pied d’égalité. Nous défendons notre point de vue… du moins nous essayons. En effet, Hubert Védrine l’a dit, nous sommes engagés par cette négociation, les États-Unis sont parvenus à leurs fins.

Mais par qui sommes-nous engagés ? Par M. Barroso ? Celui-ci se comporte en digne successeur de Jean Monnet et l’ombre portée de l’hégémonie américaine explique beaucoup de choses. M. Barroso a fait une proposition qui, de toute évidence, agréait aux États-Unis : du point de vue de notre balance commerciale, de notre compétitivité, nous n’avons pas grand-chose de bon à attendre du partenariat transatlantique. J’aimerais savoir dans quelles conditions tout cela a été préparé, travaillé.

Hubert Védrine a raison de nous exhorter à la vigilance, comme il a raison de dire que si la France reste dans l’OTAN, elle doit avoir une démarche et une parole indépendantes.

La réalité, c’est que nous sommes engagés, non seulement par la Commission européenne mais par le Conseil européen qui a approuvé ses propositions, moyennant l’exception culturelle que nous avons obtenue in extremis.

Comment cette vigilance peut-elle s’exercer alors que, structurellement, nous souffrons de deux asymétries évidentes ?

L’asymétrie monétaire : les États-Unis maîtrisent la monnaie mondiale, le dollar. Nous ne maîtrisons pas notre propre monnaie. Notre économie est écrasée par un euro surévalué, compte tenu de ce que sont les structures de l’économie française.

L’asymétrie vis-à-vis des pays qui produisent à très bas coût (on peut le comprendre étant donnée leur situation) et qui, d’autre part, ne jouent pas toujours le jeu. Que restera-t-il de l’’idée du « juste échange », tant proférée sur les plateaux, une fois que nous serons pris dans ce partenariat transatlantique ?

Où et par qui seront jugés les différends qui pourraient survenir ? Certainement pas en Europe… Et, quand bien même seraient-ils jugés en Europe, nous n’aurions aucun moyen de contrôler la procédure. Nous sommes engagés par des institutions européennes dont nous savons par expérience qu’elles ne défendent pas les intérêts de l’Europe.

Et je ne fais pas vraiment confiance à M. De Gucht pour défendre les intérêts de la France.

Prenons l’exemple des normes. En Europe, elles sont définies par les Allemands. Nous avons complètement capitulé. Le patronat (MEDEF, UIMM…) sur ce sujet, doit être écouté. Mais la puissance publique a un rôle à jouer en matière de normes. J’avais créé une Direction des normes au ministère de l’Industrie mais le ministère de l’Industrie n’existe plus, quelque valeureux que soit le défenseur du « made in France », M. Montebourg. À peine subsiste-t-il un ministère de la Consommation [3].

Le problème de l’État se pose en France. En effet, pour exercer ce devoir de vigilance, encore faudrait-il avoir un État, encore faudrait-il avoir réfléchi des années à l’avance, avec des experts compétents, avec des équipes qui sentent derrière elles l’impulsion d’une volonté politique, aux problèmes qui vont se poser, à la façon de les relier à nos priorités de développement. Ce travail n’est pas fait. Nous allons de réunion en réunion au Conseil de l’Union européenne (Conseil des ministres). Les dossiers ne sont pas préparés. Les ministres, qui changent constamment, hésitent à s’imposer dans des réunions à 28 (voire davantage). Il m’est arrivé de participer au Conseil Intérieur-Justice, c’étaient des assemblées pléthoriques où, quand on devait élever la voix et taper du poing sur la table, on avait l’impression d’être les derniers des malotrus ! Il n’est pas simple, dans ces institutions, de défendre nos intérêts.

Comment corriger ces asymétries ?

Je ne rejoins pas les tenants du protectionnisme, dans l’état actuel des choses du moins. Les Allemands n’y ont pas intérêt : ils exportent la moitié de leur production, avec un excédent de 187 milliards. Les Anglais, par principe, n’en veulent pas. Nous ne pouvons pas compter sur les autres pays européens pour nous aider à remonter le courant.
Seule une modification de la parité monétaire me semble pouvoir être opérationnelle. Elle pourrait résulter d’une volonté, d’une stratégie mise en œuvre par la Banque centrale européenne. Elle pourrait aussi être imposée par les événements… qui amèneraient un jour le cours de l’euro à fléchir. Si nous voulons récupérer un peu de la « chaîne de valeur », une monnaie moins chère serait de notre intérêt.

Peut-être existe-t-il d’autres perspectives, une monnaie commune, par exemple, plutôt qu’une monnaie unique.
Au niveau du gouvernement, c’est l’administration qu’on appelait autrefois le SGCI [4], une cellule qui regroupe tous les ministères auprès du Premier ministre et prépare les réunions européennes, qui devrait être le pilote à long terme de nos intérêts et exercer ce devoir de vigilance. Je ne suis pas sûr qu’elle ait les moyens techniques ni la volonté politique de se saisir de ce problème à moyen terme.

Il est pourtant indispensable d’y travailler dans les cinq ans qui viennent. Je ne vois pas, aujourd’hui, qui pourrait le faire.

Hubert Védrine
En invoquant la complexité, je voulais faire une remarque « anti-simplisme ». Les États-Unis, dont on a vu qu’ils étaient ces dernières années complètement erratiques sur le plan stratégique, ne sont pas capables de mener de façon continue la politique commerciale extraordinairement subtile, agressive et offensive qui a été décrite. Avec un peu plus de confiance en nous, nous devrions pouvoir jouer de cette faiblesse relative des Américains.

D’autre part, l’espace sur lequel nous ne cessons de perdre du terrain sur le plan du déficit commercial est celui où les Allemands ne cessent d’en gagner : c’est l’Europe, la zone euro !

Et M. Barroso n’a pas été le seul à appeler au partenariat transatlantique, il était suivi par l’ensemble des gouvernements européens, dont beaucoup étaient demandeurs.

C’est la raison pour laquelle nous devons prendre le temps de mettre en place la politique de vigilance nécessaire, en regardant, pays par pays, quels sont les alliés possibles.

Jean-Pierre Chevènement
Nous sommes d’accord, à ce détail près que l’Allemagne réalise aujourd’hui les ¾ de ses excédents hors de l’Union européenne.

Je donne la parole à M. Bertrand.

[1] Par le pacte signé le 14 février 1945 à bord du croiseur américain, Quincy, par Roosevelt et le roi Ibn Saoud, les USA garantissaient la protection du régime saoudien à la fois contre l’égypte, la Jordanie, l’Iran… moyennant un approvisionnement en pétrole à prix modérés. Cet accord mettait un terme à la domination européenne sur place.
[2] Titre de l’allocution prononcée lors du Séminaire sur les chaînes de valeur mondiales (organisé par l’OMC, le Ministère chinois du commerce, l’OCDE et la CNUCED le 19 septembre 2012 à Beijing) par le Directeur général Pascal Lamy. Selon lui, “le coefficient d’importation élevé de la production destinée à l’exportation a entraîné un niveau sans précédent d’interdépendance entre les pays associés aux chaînes d’approvisionnement. Il ne s’agit plus seulement des exportations. Les importations sont essentielles pour les exportations. Il ne s’agit plus seulement d’“eux”. Il s’agit de “nous”. 
[3] M. Hamon est ministre délégué auprès du ministre de l’économie et des Finances, chargé de l’économie sociale et solidaire et de la Consommation.
[4] Le SGCI (Secrétariat général du Comité interministériel pour les questions de coopération économique européenne), progressivement appelé à couvrir l’ensemble des domaines définis par le traité sur l’Union européenne, à l’exception de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), est devenu le Secrétariat général des affaires européennes (SGAE), conformément au décret 2005-1283 du 17 octobre 2005 (relatif au Comité interministériel sur l’Europe et au Secrétariat général des affaires européennes).

—————–
Le cahier imprimé du colloque « Le projet de marché transatlantique » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation »

S'inscire à notre lettre d'informations

Recevez nos invitations aux colloques et nos publications.

Veuillez saisir une adresse email valide.
Veuillez vérifier le champ obligatoire.
Quelque chose a mal tourné. Veuillez vérifier vos entrées et réessayez.