Deux ans après son lancement, la transition énergétique allemande fait face à des défis majeurs
Intervention de Etienne Beeker, économiste de l’énergie, au colloque « La France et l’Europe dans le nouveau contexte énergétique mondial » du 17 juin 2013.
Je travaille pour le Centre d’analyse stratégique, aujourd’hui Commissariat général à la stratégie prospective, l’ancien Commissariat au Plan. Ce qui me vaut d’être ici, c’est d’avoir rédigé une note sur la transition énergétique allemande sur l’issue de laquelle je suis assez sceptique.
Je m’exprime à titre personnel même si ce que je vais dire reflète assez fidèlement le contenu de cette note.
Si je me suis intéressé à ce pays d’un point de vue énergétique, c’est parce que l’Allemagne est un cas assez intéressant à étudier. C’est un pays riche, qui dispose de capacités financières importantes. Nation technologique, elle dispose aussi d’un outil industriel puissant. Et sa population manifeste à tout le moins une forte sensibilité environnementale. C’est aussi le pays dont on nous répète à l’envi qu’il doit servir de modèle à notre politique puisque, depuis dix ans, l’Allemagne réussit à peu près sur tous les plans.
Mais, d’un point de vue énergétique on peut se poser la question.
La transition énergétique allemande a pour nom Energiewende (tournant énergétique).
Energiewende : une transition radicale aux objectifs vertueux
Le but est d’abord d’arrêter le nucléaire (aujourd’hui 20 % du mix) avant de s’affranchir aussi des fossiles. L’idée est de lutter contre les gaz à effet de serre que les Allemands aimeraient voir diminuer de 80 % en 2050 par rapport à 1990.
La première originalité de cette transition énergétique est l’efficacité énergétique : les Allemands espèrent diviser par deux leur intensité énergétique d’ici 2050. Le fait que la production d’électricité reste stable à 600 TWh suppose une électrification de nombreux usages, ce qui va dans le sens de ce que disait Jean-Paul Bouttes tout à l’heure : si on veut décarboner, on est obligé de basculer vers l’électricité.
La deuxième originalité est de vouloir retirer le nucléaire en même temps qu’on fait des renouvelables, un « sans les mains, sans les pieds » assez complexe à mettre en œuvre !
Situation équilibre O/D du 21 au 25 mars 2013 (Allemagne)
Les Allemands découvrent aussi que l’éolien et le solaire ne sont pas des énergies locales.
Tout à l’heure, M. Bouttes a évoqué des régions de Bavière où il arrive qu’on produise 15 MW de solaire pour 5 MW de consommation. Contrairement à ce qu’on imagine parfois, le solaire n’est pas consommé dans la maison couverte de panneaux photovoltaïques. En général, le solaire produit quand les gens ne sont pas chez eux et il ne produit pas quand les gens sont chez eux, ce qui nécessite des lignes pour transporter cette énergie.
L’antinucléarisme allemand est ancien et puise ses racines assez profondément dans la culture germanique mais il est renforcé par le fait que le nucléaire est une énergie nécessairement centralisée. Les Allemands, traditionnellement organisés en Länder, aiment bien contrôler leur énergie et la produire localement. Ils sont en train de découvrir à travers ces grandes lignes THT que la nouvelle gestion énergétique ne peut pas être locale. À rebours de ce qui était visé, la gestion des lignes a été transférée des Länder vers le niveau fédéral. Et bientôt, en raison de ce qu’on appelle les loop flows (flux de boucle) qui « débordent » à la fois en Pologne, en République tchèque, en Autriche, en Hollande, en France, la gestion devra être européenne. Le choix des énergies renouvelables suppose donc une gestion à l’échelle la plus étendue possible.
Les Allemands avaient néanmoins « assuré leurs arrières » en prévoyant des énergies de base pour suppléer à l’intermittence des renouvelables.
L’Allemagne a assuré sa sécurité d’approvisionnement grâce au gaz
Paradoxalement, l’Energiewende fait baisser les prix du marché de gros de l’électricité, non sur la facture des particuliers mais sur les marchés de gros.
Deuxième paradoxe : le charbon fait un grand retour sur la scène énergétique allemande et européenne. Le prix du gaz est resté stable mais le prix du charbon a baissé sur les marchés internationaux. La raison en a été évoquée : les gaz de schiste s’imposent dans la production d’électricité aux États-Unis dont le parc électrique fonctionnait jusque-là à moitié au charbon. Les surplus de charbon américain arrivent donc en Europe à un prix qui baisse. La production allemande de gaz a donc baissé et les Allemands, qui ont du charbon mais surtout des lignites (roche intermédiaire entre la tourbe et le charbon), ont rouvert des mines en 2012. RWE a notamment repris l’exploitation du lignite dans la région de Hambach où on déplace des populations et on condamne des cultures car ce type d’exploitation à ciel ouvert, avec de gigantesques excavatrices, requiert des surfaces gigantesques. On rase des villages pour exploiter le lignite ! Les réserves de lignite – l’énergie nationale allemande par excellence – sont quasiment illimitées (plusieurs centaines d’années). J’ajoute que six centrales à charbon sont en construction. Voici la sacro-sainte lutte contre l’effet de serre plutôt compromise. Les émissions de CO2 avaient augmenté l’an dernier en Allemagne et dans toute l’Europe, ce qui est assez cocasse quand on sait que l’Europe a les règles les plus contraignantes en matière environnementale.
Autre problème :
Les électriciens allemands (et européens) se retrouvent en difficulté financière
L’industrie allemande s’inquiète parce que c’est elle qui finance cette transition énergétique. Peter Altmaier, le ministre allemand de l’Environnement a d’ailleurs parlé, à propos de l’Energiewende, d’une « opération à cœur ouvert», sur le système industriel du pays.
Au moment où l’Allemagne est sans cesse citée en exemple, les Français devraient lire les titres de journaux allemands :
- Die Welt le 21/03/13 : « Deutschland droht die Deindustrialisierung » (L’Allemagne est menacée de désindustrialisation).
- Die Welt le 06/04/13 : « Teure Energie gefährdet den Technologievorsprung » (L’énergie chère menace le bond technologique).
- Frankfurter Allgemeine le 02/04.13 « Deutschland setz seine Wettbewerbsfähigkeit aufs Spiel » (L’Allemagne met sa compétitivité en jeu).Le gouvernement a pris des mesures : les entreprises allemandes électrointensives sont exonérées des coûts de transport de l’électricité par les lignes ; elles bénéficient de réductions de taxes diverses et ne participent pas au financement des énergies renouvelables ; elles ne paient pas le CO2 inclus dans la production des kWh qui sont produits aux trois quarts par du fossile et le total des subventions a dépassé les 10 milliards d’euros en 2012. La Commission européenne a d’ailleurs ouvert une enquête le 6 mars dernier selon le chef d’ « aides illégales d’État ». C’est une affaire à suivre.
Si les entreprises ne paient pas, qui paye ? Pour l’instant, la réponse du gouvernement allemand est très claire, c’est le consommateur d’électricité allemand.
Les petits consommateurs domestiques ou industriels sont seuls à soutenir le développement des ENR et voient leur prix de l’électricité augmenter rapidement
L’opinion publique allemande face à la hausse des prix de l’énergie
Lancée il y a deux ans, l’Energiewende, fait déjà face à des défis qui semblent quasiment insurmontables. Peter Altmaier a parlé de 1000 milliards d’euros (un chiffre rond destiné à marquer les esprits) rien que pour sortir du nucléaire avant 2030-2040 ! Et ce n’est que la première étape de l’Energiewende. Il faudra ensuite sortir du fossile, trois fois plus important que le nucléaire. Et c’est la population qui supporte ce prix. Mais l’Allemagne est riche et peut-être les Allemands trouveront-ils des moyens de financer cette transition.
Pour avoir travaillé dans la gestion du système électrique, le souci immédiat me semble être plutôt technique. L’énergie intermittente est déjà surabondante : Jean-Paul Bouttes a parlé de 30 GW de solaire, je crois qu’on est déjà à 35, et on dépassera sans doute les 40 GW cet été. C’est plus que la demande moyenne en été. Et il faut rajouter environ 28 GW d’éolien. Quand tout cela produit à plein il faut parvenir à suivre la charge alors que de nombreuses centrales à gaz ont donc dû fermer ou ont été placées sous cocon. Les gestionnaires du réseau allemand doivent faire des prouesses pour arriver à gérer cette intermittence. Jusqu’à quand y parviendront-ils, nul ne le sait ? Le risque de black-out me parait personnellement être la première menace qui pèse sur le système électrique allemand, et par ricochet, européen.
Les énergies renouvelables sont un moyen compliqué à gérer qui demande de la régulation à un niveau supérieur et qui, très capitalistique, demande des financements particuliers. En Allemagne, ce sont des subventions étatiques. On revient donc à d’autres systèmes de fonctionnement. Outre-Manche, on remarquera que le Royaume-Uni revient également à plus de régulation, ce qui peut étonner de la part du pays qui a lancé la libéralisation du secteur en Europe, en s’appuyant toutefois sur le gaz de la Mer du Nord, un moyen souple d’utilisation.
Les Allemands sont assez conscients de la situation, ce qui laisse prévoir des évolutions après les élections fédérales du 22 septembre prochain.
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[1] Le régulateur s’est prononcé le mercredi 5 juin 2013 pour une hausse des tarifs réglementés de l’électricité de 9,6 % dès l’été pour couvrir les coûts d’EDF. En 2014, la CRE estime que les prix devraient encore augmenter de 3,2 % avant d’augmenter une nouvelle fois l’année suivante. « Nous n’envisageons absolument pas de procéder au rattrapage du retard accumulé depuis plusieurs années immédiatement, compte tenu du niveau du pouvoir d’achat des Français », a déclaré Mme Vallaud-Belkacem, citant le président de la République.
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