Echange avec la salle, animé par Alain Dejammet, Président du conseil scientifique de la Fondation Res Publica, au colloque « La France et l’Europe dans le nouveau contexte énergétique mondial » du 17 juin 2013.

Alain Dejammet
Avant d’entendre M. Beeker, qui nous parlera de l’Allemagne, nous allons ouvrir un échange avec la salle sur les aspects géopolitiques, déjà évoqués par les deux orateurs précédents, notamment Olivier Appert.

François-Xavier Breton
Il y a quelques années, j’avais assisté à un débat à la Maison de l’Espagne sur la politique énergétique en Europe. Ce qui était dit m’avait surpris : en fait il n’y a pas de politique énergétique européenne. Les différentes instances européennes n’ont jamais été capables d’en mettre une sur pied. La France et l’Espagne, par exemple, n’achètent pas leur gaz au même endroit. L’énergie, même dans le cadre européen semble rester une prérogative de souveraineté nationale.

Dans la salle
Étudiante à Sciences politiques, j’ai une question relative à l’accord qui a été trouvé il y a une dizaine de jours entre le président Obama et le président chinois [1] sur les HFC. Est-ce une simple opportunité sur un sujet ou cela préfigure-t-il une nouvelle forme de gouvernance, pas à pas, entre des forums restreints, pour décider de ce genre de choses ?

Nathan Laïk
Je suis normalien en philosophie.
M. Appert a posé la question : Qui va payer ? les anciens ou les nouveaux ?
Concrètement, quelle est votre réponse ?

Thierry de Montbrial
Si l’énergie a joué un rôle fondamental historiquement à la base de la communauté européenne, la question de la politique européenne de l’énergie ne s’est jamais concrétisée. Les raisons en sont très proches de celles qui font qu’il n’y a pas de véritable politique européenne de la défense. Sans parler des considérations techniques, dans cette question énergétique des enjeux de pouvoir mènent à une concurrence frontale entre les différents pays membres de l’Union européenne. Une intégration européenne beaucoup plus avancée qu’elle ne l’est aujourd’hui pourrait peut-être résoudre les questions essentielles. Toutefois, des progrès pourraient être faits dans la coordination et la mise en cohérence des politiques des pays membres. Mais la politique européenne de l’énergie est aujourd’hui un objectif trop ambitieux par rapport à la réalité de l’Union européenne.

Quant à dégager des politiques cohérentes à l’échelle mondiale … c’est la difficulté européenne à la puissance 10 ! Nous avons dans ces domaines des problèmes réellement fondamentaux, liés à des techniques de négociation d’une extraordinaire complexité.

S’agissant de la question sur l’accord entre Obama et le nouveau président chinois… Peut-on vraiment parler d’un accord ? Quand des chefs d’État se rencontrent, ils échangent de belles paroles pour faire un communiqué. Mais quelle machine suivra pour mettre en œuvre dans le détail de tels accords ? Aujourd’hui, ni les Américains, ni les Chinois ne sont prêts à prendre, au niveau national, des engagements précis dans ces domaines. A fortiori s’il s’agit de se mettre d’accord entre eux…

La question « Qui va payer ? » est éminemment politique. Chinois ou Indiens se demandent pourquoi ils devraient aujourd’hui payer l’addition alors que les Occidentaux ont pollué allègrement la planète pendant des siècles. Ce ne sont pas des problèmes économiques mais, fondamentalement des problèmes politiques.

François Nicoullaud [2]
L’Iran a subi très durement la politique de sanctions qui a frappé à la fois ses importations d’essence raffinée (il ne dispose pas d’une capacité suffisante pour raffiner son propre brut à usage interne) et ses exportations (divisées par deux selon les estimations). Cette politique de sanctions a eu des effets politiques intérieurs en attisant le mécontentement de la population. Dans la récente élection présidentielle, les Iraniens ont rejeté les candidats qui prônaient « l’économie de la résistance » (c’est un langage dont ils sont sevrés) et se sont tournés vers celui qui leur donnait l’espoir de normaliser leurs relations avec le monde extérieur, à savoir Hassan Rouhani.

Si, pendant toute cette période, les sanctions ont eu un coût pour le sanctionné, elles ont eu aussi un coût pour les sanctionneurs. La relation du monde occidental avec l’Iran s’est considérablement appauvrie. La relation américaine s’est pratiquement interrompue depuis 1979, date de la prise des otages américains par les jeunes révolutionnaires iraniens [3]. Pour l’Europe, le délitement de la relation est venu plus tard mais, à l’heure qu’il est, la qualité et la quantité de nos échanges économiques et énergétiques avec l’Iran se sont terriblement appauvries.

Qui a rempli ce vide ? C’est la Chine ! Les Iraniens nous disent avec regret qu’ils auraient préféré traiter avec nous et que c’est faute d’un autre choix qu’ils ont dû le faire avec les Chinois. Mais cette crise finira par se résoudre, d’une façon ou d’une autre. Un jour viendra la détente. La question est de savoir si cette place de la Chine sera alors irréversible. Pourrons-nous retrouver les positions que nous avons eues dans le passé ? Je suis à cet égard relativement optimiste parce qu’il y a des domaines où la Chine ne peut pas entrer en compétition avec nous. Même quand la Chine ou d’autres pays asiatiques remportent des contrats, comme la réalisation de grands projets énergétiques, ils doivent, en sous-main, se tourner vers nous pour obtenir les compétences qui leur manquent. Je pense que cela restera.

Je terminerai en parlant d’un phénomène intéressant : La production de pétrole de l’Iran diminue de façon constante depuis trente ans. On en arrive à se demander si un jour la courbe de la consommation d’une population dont le niveau de vie augmente (d’où l’accroissement du nombre d’automobiles, des besoins énergétiques…) ne croisera pas la courbe de la production qui a baissé, notamment parce que l’Iran a été coupé des capacités de modernisation de l’exploitation de ses champs pétrolifères. Le potentiel de relance demeure mais avant que la courbe ne remonte, l’Iran vivra encore des périodes difficiles.

Claude Martin [4]
À l’époque où Thierry de Montbrial, moi-même et un troisième diplomate constituions le premier noyau du CAP (Centre d’analyse et de prévision) du Quai d’Orsay, notre ministre, Michel Jobert nous avait dit, alors que le Cheikh Yamani [5] sortait de son bureau, que nous devrions passer rapidement à 85 % d’électricité nucléaire, un objectif aujourd’hui réalisé qui apparaissait alors comme totalement fou. Il faut saluer la vision de ce grand ministre.

S’agissant de la Chine, je suis de ceux qui, sans être prochinois, relativisent les imputations faites à la Chine. En effet, les Chinois agissent en général par rapport à nos propres comportements. Quand les Chinois achètent une sardinerie à Concarneau, c’est que quelqu’un, à Concarneau, a vendu une sardinerie aux Chinois. Lorsque les Chinois achètent le vignoble de Gevrey-Chambertin, c’est parce que son propriétaire a préféré l’offre chinoise, trois fois plus intéressante.

Il faut ajuster notre attitude face à une Chine riche, puissante, qui fait vingt fois la taille de la France.

Lorsque les Chinois se sont intéressés à une grande politique énergétique, en 1978, nous venions de sortir de la licence Westinghouse et nous avions pensé pouvoir, tout seuls comme des grands, vendre des centrales à la Chine. Malheureusement, avant de vendre la première centrale, les négociations avec les Chinois prirent cinq ans, le temps de prendre toutes les précautions liées au risque de prolifération et autres. Entre temps, les Chinois s’étaient aperçus qu’il y avait d’autres producteurs : les Américains, les Japonais, les Russes et même les Canadiens (auxquels ils ont acheté des réacteurs CANDU). Aujourd’hui nous ne sommes pas – et nous ne serons plus jamais – un grand partenaire dans le développement nucléaire de la Chine, même si, grâce à EDF et à Areva, nous avons notre place que nous devons tenir.

Les Chinois décideront eux-mêmes de l’équilibre de leur politique énergétique et de leur politique nucléaire qui a un brillant avenir devant elle. Il faut encourager leur volonté de construire les centrales nucléaires par dizaines, ce qui est évidemment favorable à la lutte mondiale contre l’effet de serre. Il a été rappelé que les Chinois sont à la pointe de la technologie des panneaux solaires, comme de celles de l’enfouissement du CO2, des éoliennes et de l’énergie hydraulique, même s’il n’y a plus beaucoup de grands barrages comme celui de Gezhouba et des Trois-Gorges à construire dans l’avenir.

Plutôt qu’une attitude de limitation, de containment, de sanctions, il faut manifester vis-à-vis de la Chine une certaine confiance basée sur le souci qu’ont les Chinois eux-mêmes du développement équilibré de leur pays. Chaque fois que, dans l’exercice de mes fonctions, j’exposais devant M. Li Peng [6] la nécessité de limiter les émissions de CO2, il me répondait qu’ayant nous-même émis du CO2 pendant un siècle, nous pouvions laisser la Chine polluer pendant quelques années encore tout en essayant de rendre ses centrales à charbon progressivement plus propres et qu’ensuite elle ferait du nucléaire avec nous.

L’avenir du nucléaire en France et en Chine est le principal sujet sur lequel nous devons aujourd’hui coopérer et à dialoguer avec Pékin. Il faut l’aborder sans aucune crainte, confiants en nos propres technologies que nous avons la possibilité de développer à l’avenir. Malgré une prestation de serment déjà ancienne, je vous dirai en tant que coauteur du rapport de la Cour des comptes sur le coût de l’électricité que les vieilles centrales ont encore un grand avenir. De même que les centrales américaines ont été prolongées à soixante ans, j’espère que nous aurons le courage de développer et de prolonger nos propres centrales et, peut-être, de vendre nos centrales de troisième génération, même si elles sont un peu plus chères qu’initialement prévu.

Au-delà du nucléaire, nous avons avec la Chine un vaste panel de sujets de dialogue (l’éolien, le solaire), dialogue actuellement mené dans le conflit parce que l’Europe défend ses intérêts. Mais une position européenne solide n’est pas pour déplaire à la Chine. Pour m’être intéressé à ce pays depuis 1964, je peux dire que la Chine souhaite avoir en face d’elle une Europe forte ayant une position claire – même si cette position est, dans un certain nombre de domaines, contraire à ses intérêts immédiats – afin de n’être pas condamnée à un dialogue unique et oppressant avec les États-Unis.

Thierry de Montbrial

J’approuve entièrement la manière dont Claude Martin présente la question chinoise.

À l’heure de la mondialisation comme précédemment, les nations existent et existeront encore longtemps. Or les États-nations ont des intérêts qu’ils cherchent à défendre.

Dans cette perspective – François Nicoullaud ne me contredira pas – il faut regarder l’Iran bien au-delà du régime actuel, qui passera un jour ou l’autre. Il faut rappeler que le premier doublement du prix du pétrole en 1973, tout comme son quadruplement entre octobre et décembre de la même année, étaient le fait du Shah et non des Arabes comme on le pense souvent. Je suis convaincu que l’Iran finira par avoir l’arme nucléaire et cherchera, tôt ou tard, à voir son rôle reconnu dans un grand règlement au Moyen-Orient. Et s’il doit y avoir dénucléarisation, toute la zone devra être dénucléarisée, y compris Israël. Mais, quel que soit le régime (Shah, Mollahs ou autre), ce n’est pas demain la veille ! Dans cette perspective, l’intérêt du régime actuel ou de son successeur sera de jouer tant la Chine que l’Occident. À l’époque du Shah, la Chine ne comptait pas dans ces domaines mais, dans l’équation générale de la concurrence, elle sera une donnée importante, ce que nous devons prendre en compte dès maintenant dans une vision prospective, même si, en termes de réalité actuelle c’est très peu de chose et si, comme le dit François Nicoullaud, à court terme il est vraisemblable que la majorité des Iraniens aspirent à retrouver le contact avec l’Occident.

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[1] Les états-Unis et la Chine ont conclu le 8 juin 2013 un accord pour mener un effort commun contre le changement climatique, en ciblant plus particulièrement les hydrofluorocarbones (HFC), des gaz industriels. Dans un communiqué publié à l’issue d’un sommet informel entre les présidents Barack Obama et Xi Jinping, les deux pays se sont engagés à limiter la production et l’usage de ces gaz, considérés comme des « super » gaz à effet de serre, d’ici 2050.
[2] François Nicoullaud, analyste de politique internationale, a eu une longue carrière de diplomate qui l’a notamment conduit à traiter des questions de prolifération nucléaire, et à servir pendant près de cinq ans comme ambassadeur de France à Téhéran. Il est l’auteur d’un ouvrage « le Turban t la Rose » (Ramsay, 2006), tiré de cette dernière expérience, et de nombreux articles sur l’Iran et la non-prolifération dans la presse française et étrangère.
[3] Le 4 novembre 1979, des assaillants se déclarant « étudiants musulmans dans la ligne de l’imam Khomeini », investissent l’ambassade américaine de Téhéran et prennent en otages les 56 membres du corps diplomatique, dénonçant l’exil politique accordé par les états-Unis au shah d’Iran le 23 octobre 1979.
[4] Ambassadeur de France, conseiller-maître à la cour des comptes (jusqu’en septembre 2012), Claude Martin est diplômé de Sciences Po, des Langues O et de l’ENA. Il a été ambassadeur de France en Chine (1990 à 1993), secrétaire général adjoint du ministère des affaires étrangères (1994-1998) et ambassadeur de France en Allemagne (1999-2007).
[5] Cheikh Ahmed Zaki Yamani était alors ministre saoudien du Pétrole et des Ressources minérales.
[6] Premier ministre de la République populaire de Chine, M. Li Peng, spécialiste d’hydroélectricité, avait auparavant occupé le poste de ministre de l’Industrie des énergies d’État.

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Le cahier imprimé du colloque « La France et l’Europe dans le nouveau contexte énergétique mondial » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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