Pour un dialogue social constructif mais offensif
Intervention de Mohammed Oussedik, Secrétaire confédéral de la CGT, au colloque « Nouveau pacte social : mode d’emploi » du 21 mai 2013
Je donne tout de suite la parole au « procureur » M. Oussedik. Que pensez-vous de l’accord intervenu ? Pourquoi la CGT ne l’a-t-elle pas signé ? Comment voyez-vous la transposition de cet accord au niveau de la loi ? Enfin comment situez-vous la perspective générale du rôle du syndicat par rapport au modèle social dans le contexte du pays qui est le nôtre ?
Mohammed Oussedik
Je vous remercie de m’accueillir dans votre colloque. Cela fait partie des moments très importants qui nous permettent d’exprimer un certain nombre de points de vue même si je sais que, dans la salle, beaucoup rencontrent notre organisation syndicale et savent quelles sont ses positions.
Si vous le permettez, je commencerai, non pas en réaction ou en « procureur », mais simplement par quelques mots sur les principaux points qu’a développés Louis Gallois, notamment sur l’état du dialogue social dans le pays. Ce point est crucial. En effet, c’est de notre capacité à assurer un dialogue social constructif mais offensif qu’émergeront les consensus et les compromis (dont la CGT est aussi capable).
Sur l’état du dialogue social, c’est devenu un lieu commun de prendre des références à l’échelle européenne, voire plus loin. La comparaison franco-allemande, notamment, porte sur de nombreux sujets (compétitivité, sujet social…). Mais, comme Louis Gallois l’a rappelé, nous n’avons pas la même histoire sociale ni la même histoire du dialogue social.
Le Pacte historique de 1945 a abouti à des compromis sociaux extrêmement importants – qui ont jalonné les « Trente glorieuses » et ont souvent perduré – et à des compromis économiques décisifs. On peut citer le compromis sur la nécessité d’avoir une politique industrielle et des services publics de qualité. Il a constitué un socle de développement économique très important pour le pays. Il faut donc le mettre au rang des succès qu’a pu engranger notre forme de dialogue social.
On oppose souvent des organisations syndicales qui seraient puissantes dans les pays nordiques, et singulièrement en Allemagne, et qui seraient « incapables de compromis » et plutôt faibles en France, citant par exemple le taux de syndicalisation, qui est effectivement de l’ordre de 7 % à 8 % dans notre pays, ce qui est extrêmement faible au regard de l’Allemagne, voire de l’Italie dont le « modèle » est un peu plus proche du nôtre.
Il faut dire que nous avons deux types de dialogue social :
La culture et l’histoire font qu’un dialogue social interprofessionnel s’est figé au fil des années autour de postures et d’idéologies, tant du côté des organisations d’employeurs que dans les organisations syndicales.
Mais un dialogue social ancré sur l’entreprise et des branches a permis un certain nombre de progrès, de résultats assez positifs. On peut évoquer le nombre de salariés couverts par les conventions collectives en France (plus de 90 % des salariés sont couverts par une convention de branche). À ce propos, le nombre de branches avoisine le millier !…, dont beaucoup rayonnent sur quelques dizaines de salariés. Nous l’avons appris grâce aux chiffres sur la représentativité. Je vous rejoins sur la nécessité de réformer cela.
Il faut parler de la réalité de la négociation collective, du dialogue social dans les entreprises, dans les branches. À ce sujet, une distinction est nécessaire, très liée aux choix de politique économique faits par les différentes majorités au cours des cinquante dernières années. Le dialogue social, effectif dans les grandes entreprises, est difficile dans les PME et totalement absent dans les très petites entreprises. Sans parler du virage vers les services et la finance, on a fait, en matière de politique industrielle, le choix de champions industriels. Au fil des ans, nous avons délégué notre politique industrielle et notre politique économique à ces grands groupes dans lesquels il a fallu organiser un dialogue social auquel l’ensemble des entreprises, y compris sur une même filière, n’ont pas été associées. On peut regretter, par exemple, que la question de la sous-traitance – et du dialogue social dans les entreprises sous-traitantes – soit souvent absente des réflexions sur les filières industrielles. C’est un sujet sur lequel nous devons progresser par une réflexion collective.
Au fil du temps, ce type de dialogue social a exclu une grande partie du salariat. Outre la distinction liée à la taille de l’entreprise, intervient la différence qu’établit entre les salariés leur statut (CDI, CDD, intérim etc.). Comment un dialogue social qui vise un pacte industriel et économique peut-il avancer en excluant la majeure partie de son salariat ? Si cette réflexion ne figure pas dans notre agenda commun, nous risquons d’aller vers l’échec car nous provoquerons inévitablement des incompréhensions et un manque de confiance de la part de ceux qui font l’entreprise. Car au-delà des employeurs et des actionnaires il y a les salariés qui, même précaires ou intérimaires, font l’entreprise. Il faut avoir ces données en tête lorsqu’on parle du dialogue social en France.
Louis Gallois a évoqué la question cruciale de la confiance (ou de la méfiance). Il s’agit, là encore, d’un processus dont nous avons hérité. Il faut distinguer le dialogue social interprofessionnel, de plus en plus déconnecté de la réalité du salariat, et le dialogue social très vivant dans les entreprises :
On nous attribue une posture contestataire mais, dans les entreprises, nos équipes syndicales traitent chaque sujet de façon constructive. 85 % des accords d’entreprises sont signés par la CGT.
Sur cet aspect (confiance ou méfiance), nous avons manqué quelque chose sur le plan interprofessionnel, c’est ce que nous devons identifier aujourd’hui.
« Vous êtes partie prenante de l’entreprise à tous les niveaux, y compris dans les branches. On ne comprend pas vos postures de refus ou de méfiance systématiques ! », nous reproche-t-on souvent.
Quels éléments pourraient susciter notre confiance ?
La moindre des choses serait de nous associer à l’élaboration des stratégies développées par les entreprises. Nous nous sommes beaucoup investis dans la Gestion prévisionnelle des emplois et des compétences [1], un accord emblématique qui avait pour objectif d’instaurer la confiance entre les partenaires sociaux en matière de stratégie des entreprises. Partout où l’information sur la stratégie réelle des entreprises a été partagée, la GPEC a débouché sur des choses extrêmement intéressantes. Chez Saint-Gobain, le groupe que je connais le mieux, nous avons été consultés sur la stratégie de l’entreprise. Les plans sociaux, les restructurations ont été sortis de la discussion pour être traités, dans le cadre de la législation actuelle, lors des consultations de comités d’entreprises, en disposant de l’information et des expertises nécessaires. Nous n’étions pas pour autant entrés dans le monde merveilleux de la codétermination et la codécision, mais les éléments de confiance que nous avions obtenus nous ont permis de tranquilliser le débat et d’aboutir à un accord. Aujourd’hui, dans le groupe Saint-Gobain, la CGT signe 80 % des accords. Signer des accords n’est pas une fin en soi mais cela montre que le climat de confiance est installé au plus haut niveau et que nous prenons nos responsabilités dans la stratégie du groupe. Nous avons milité pour que l’anticipation, en termes stratégiques, ne soit pas qu’un mot qu’on nous jette, lorsque l’entreprise va mal et doit réduire ses effectifs, pour nous « associer » à l’accompagnement de ces stratégies… mais pas à la décision !
C’est ce qui explique qu’au moment du débat sur les conseils d’administration, conseils de surveillance etc., nous avons demandé à être associés au comité d’audit, instance par laquelle l’entreprise s’engage à donner des informations essentielles au marché. Nous considérons que ces informations doivent être communiquées aux représentants des salariés. On considère souvent que l’accès des représentants des salariés à un certain nombre d’informations sur l’entreprise relèverait du délit d’initié… permettant une contre-offensive contre les stratégies choisies. J’observe que ce n’est pas le cas dans la plupart des grands groupes.
Il faut donc établir les éléments de confiance des deux côtés. Nous sommes aussi confrontés à des postures syndicales de défiance : des organisations refusent d’être associées aux stratégies des entreprises pour ne pas avoir à trancher sur des choix douloureux (des réductions d’effectifs par exemple). Mais, au jour le jour, les organisations syndicales sont constamment amenées à trancher sur des choses douloureuses en travaillant sur les aspects sociaux.
Autre exemple en lien avec les stratégies d’entreprises. La CGT a revendiqué de pouvoir négocier le plan de formation. Mais qui dit formation dit organisation du travail, management. Eh bien, ces domaines nous sont encore interdits aujourd’hui, même si je reconnais que, dans le cadre de la loi (c’était une de nos revendications), nous allons avoir la possibilité, non de négocier mais d’influencer les orientations du plan de formation.
On voit bien que cette question de la confiance ou de la méfiance repose sur des faits concrets. Je citerai les accords dits « de compétitivité-emploi » [2] qui ont fait l’objet de beaucoup de débats, de controverses. Je participais aux négociations. Le 21 décembre 2012, nous avons signé un accord compétitivité-emploi avec gel des salaires, chômage partiel… Mais, de l’autre côté, un plan d’investissement de 20 millions était signé et ratifié par l’employeur avec un engagement réciproque. Tout cela a été permis en donnant des éléments de confiance, en nous décrivant le contexte, en nous indiquant l’orientation envisagée. Nous étions invités à effectuer nos propres expertises avant de nous prononcer au nom des salariés. C’est ce que nous avons fait.
Au-delà des postures, au-delà des principes, au-delà des philosophies des uns et des autres, je pense que nous avons besoin d’éléments concrets pour établir la confiance. En cela je rejoins ce qui a été dit et la CGT sera porteuse de tout ce qui ira en ce sens.
Sur la question de la représentation des salariés dans les conseils d’administration et conseils de surveillance, Raymond Soubie peut témoigner que la CGT porte cette proposition depuis des années tout en s’interrogeant sur le niveau de représentation. Nous ne sommes pas favorables à un modèle de codétermination, de codécision, mais nous sommes prêts à jouer le jeu à partir du moment où on nous en donne les moyens et nous comptons bien nous investir sur cette proposition.
Il manque un volet crucial à la Gestion prévisionnelle des emplois et compétences, c’est la gestion prévisionnelle des stratégies économiques qu’on pourrait établir sur le périmètre de l’entreprise et même de la filière. Je rejoins Louis Gallois sur le fait que ce sont l’industrie et l’énergie qui permettront d’avoir un gâteau un peu plus gros, même si l’agriculture et les services ont leur importance. Ensuite, on discutera des parts des uns et des autres. Mais il faut qu’on accepte d’avoir une réflexion sur le dialogue social dans un périmètre beaucoup plus large. Ce que nous appelons la GPSEEC (Gestion prévisionnelle des stratégies économiques de l’emploi et des compétences) doit être établie sur l’ensemble d’une filière.
Les règles de séparation entre un salarié et son employeur et les formes de contrat de travail manquent-elles réellement de souplesse ? Cette imputation ne vise-t-elle pas à masquer d’autres problèmes : des politiques industrielles qui manquent de cohérence, des problèmes de stratégie industrielle, de la part notamment de certains grands groupes, l’absence de véritable politique de filière… ? Si nous considérons les chiffres d’inscription au chômage, le licenciement économique ne représente aujourd’hui que 2 % à 3 % des inscriptions à Pôle emploi. Le reste, ce sont des démissions, les fins de CDD, de mission d’intérim, les ruptures conventionnelles… toutes formes « souples » que toutes les entreprises utilisent pour éviter les risques. Serait-ce vraiment rendre service à l’emploi que d’instaurer encore plus de souplesse dans les relations entre employeurs et salariés ? C’est une question que je pose dans le débat.
L’Accord national interprofessionnel (ANI) pose un problème fondamental : l’articulation entre la place du dialogue social et le rôle du législateur. D’autant plus qu’on n’a pas défini les règles pendant qu’on négociait cet accord (dont je pense aussi qu’il est peut-être le plus important de ces trente dernières années). Autour de la table, une partie prenante était soumise à des règles de représentativité, l’autre ne l’était pas [Quelle est la représentativité établie pour le Medef ? Pour l’instant, il n’y en a pas]. Malgré ce cadre de négociation tout à fait imparfait, il était décidé en préalable que l’accord qui en sortirait ferait l’objet d’une loi. Certains souhaitent même que cette forme de dialogue social soit inscrite dans la Constitution, soumettant ainsi toute loi sociale à l’approbation de la partie employeur. Le lieu choisi était le siège du Medef, pour négocier sur le texte présenté par le Medef, avec des interlocuteurs choisis par le Medef !
Après cette phase, il faudra donc redéfinir les règles du nouveau pacte du dialogue social que nous appelons de nos vœux.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, M. Oussedik. Vous nous engagez à regarder vers l’avenir avec davantage d’optimisme.
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[1] GPEC (Gestion prévisionnelle des emplois et compétences). La loi du 18 janvier 2005 oblige les entreprises de plus de 300 salariés à mener une négociation sur la GPEC avec les syndicats. Cet accord vise à mettre en œuvre par le dialogue social des actions d’anticipation et de prévention favorisant la sauvegarde et le développement de l’entreprise.
[2] L’accord compétitivité-emploi signé le 11 janvier 2013 prévoit de nouvelles mesures de flexibilité en faveur des employeurs en échange d’une sécurisation de l’emploi et de nouveaux droits pour les salariés.
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