Intervention de Baudouin Dupret, directeur du centre Jacques Berque (Rabat), directeur de recherche au CNRS, au séminaire « La Charia : qu’est-ce à dire ? » du 15 avril 2013
Partons du fait que la charia est la Loi islamique. Comme toutes les religions révélées, l’islam comporte une dimension normative, c’est-à-dire une série de prescrits et d’interdits, une Loi avec un L majuscule, parce qu’elle est d’essence divine. Une fois que ceci est affirmé, on n’en est cependant pas bien plus avancé. Il faut en effet savoir quelles sont les sources desquelles dérivent la Loi, quelle est leur hiérarchie, quelles en sont les interprétations, comment les savants et les croyants s’en sont emparés et, surtout, quelle forme cela peut prendre aujourd’hui. Deux perspectives s’offrent à l’observateur qui n’est pas engagé dans une démarche dogmatique : soit il rend compte des différentes acceptions du terme à travers l’histoire ; soit il s’attache à en parler pour ce qu’il signifie au présent. En dix points succincts, tentons ce double exercice !
1. La charia est d’abord un mot, un mot d’arabe. Il n’est pas doté d’un sens propre, clair, manifeste, universel. De ce fait, seuls les usages qui en sont faits à travers le temps et l’espace nous disent ce qu’il est. Autrement dit, il n’est pas de signification intrinsèque qui soit accessible à l’entendement, humain à tout le moins. Pour savoir ce qu’est la charia, il convient impérativement de parler en contexte : s’agit-il de la pespective de l’école chaféite naissante, au IXème siècle, à Bagdad, du soufisme de Jalal al-Din Roumi, à Konya, au XIIIème siècle, de l’empire ottoman des Tanzimat, au XIXème siècle, ou encore des Frères musulmans égyptiens, au XXème siècle ? Parle-t-on de production doctrinale, de pratique judiciaire, de revendication politique ? Le terme « charia » n’a de sens que dans ses usages. Ce que l’on dit et entend dire de la charia aujourd’hui ne peut être donc compris qu’au présent, et non dans une apesanteur interstellaire.
2. Dès lors que l’on s’intéresse à la charia en tant que vocable, il faut en parler comme d’un jeu de langage. Et l’on se rend compte, alors, que le terme n’est pas toujours utilisé pour dénoter, mais qu’il est aussi régulièrement utilisé pour connoter. Autrement dit, utiliser le mot « charia » ne renvoie pas systématiquement à une signification technique, à une définition donnée a priori par un spécialiste, à un sens « scientifique ». Quand on réinsère le terme dans ses jeux de langage, on remarque qu’il peut parfois prendre un sens juridique – comme quand il est question de « droit musulman » –, parfois un sens politique – comme quand on revendique dans une campagne électorale « l’application de la charia » sans jamais dire ce qu’il y a lieu de comprendre derrière cette formule. La mise en perspective des jeux de langage permet aussi de voir à quel point le terme peut servir de point de ralliement identitaire, positivement ou négativement. Dans un cas, il servira à valoriser un patrimoine normatif spécifique ; dans l’autre, comme souvent c’est le cas en France, il fera office de repoussoir.
3. Classiquement, on considère que le Coran et la Tradition du Prophète sont les deux piliers de la Loi islamique. Il convient de remarquer que le texte coranique, tel que fixé dans les cinquante ans suivant le décès de Muhammad, et le corpus de la Sunna, tel qu’il s’est accumulé sur plus de deux siècles à partir du début de l’ère musulmane, l’Hégire, ne sont que marginalement concernés par la prescription et la proscription. Le Livre sacré et la Tradition sont avant tout composés d’inspirations mystiques, de morales et d’histoires à valeur exemplative. Ils renvoient au contexte de la Révélation, à savoir l’Arabie des VIème et VIIème siècles, à la vie du Prophète qui, de prédicateur, s’est transformé en chef d’une communauté naissante. En outre, ces deux sources majeures de la charia, dans le cours de leur constitution aussi bien qu’après avoir été fixées, ont toujours dépendu de la lecture que leurs spécialistes proposaient. On pense tout particulièrement aux grands courants de l’islam que sont le chiisme et le sunnisme ou, au sein de ce dernier, aux quatre grandes écoles : malikite, hanafite, chafiite, hanbalite.
4. La référence à la charia n’est pas fréquente dans le Coran. À vrai dire, les savants musulmans ne parlaient pas de charia et ne prétendaient pas la connaître, jusqu’au XIXème siècle , voire au XXème siècle, parce que cette prétention fût revenue à s’équivaloir à Dieu, à commettre donc le péché capital d’associationnisme (chirk). Il existe toutefois une littérature normative inspirée de la charia. La littérature sur la Loi islamique s’est fixée, à partir du IXème siècle, dans un genre particulier qu’on appelle le fiqh. La meilleure traduction que l’on puisse donner à ce terme n’est pas celle de « droit musulman », comme on l’entend souvent, mais celle de « doctrine ». Des traités furent produits, dans chacune des grandes écoles du sunnisme comme dans la famille chiite, puis des commentaires et abrégés de ces traités. En parallèle, la technique particulière de la consultation (fatwa) connut un essor considérable et fit souvent l’objet de recueils et compilations. On ne saurait trop insister, par ailleurs, sur l’effet qu’exerça l’émergence d’empires, et principalement l’empire ottoman, sur la Loi islamique, quand une des écoles accéda au statut de doctrine officielle de l’État. Enfin, sous l’effet de la colonialisation ou sous la pression des puissances européennes, de nombreux pays s’engagèrent dans une politique de réformes qui aboutit le plus souvent à transformer la Loi islamique en droit musulman. J’insiste sur ce phénomène : il est faux de penser la charia et le fiqh en termes de droit, c’est-à-dire en termes de droit positif tel que nous entendons ce mot aujourd’hui. Cette pensée est le fruit du XIXème siècle, le fruit des réformes concomitantes de l’émergence d’États nationaux centralisés, le modèle jacobin ayant largement servi dans différents pays du monde musulman.
5. La connaissance de la Loi islamique (fiqh) est une des principales disciplines de l’islam savant. Une science des fondements de la connaissance de cette Loi (‘ilm usul al-fiqh) fut développée afin d’en articuler les sources et d’en rationaliser la méthodologie. Selon des modalités variables d’une école à l’autre, cette science reconnaît quatre fondements : le Livre sacré (Qur’an), la Tradition prophétique (Sunna), le consensus des musulmans ou de leurs savants (ijma‘), le raisonnement analogique ou déductif (qiyas, istihsan, istinbat, etc.) Le grand savant Muhammad al-Shafi‘i est la figure de proue de la science des fondements. Entre autres choses, il permit d’organiser les relations entre les deux sources premières que sont le texte coranique et les traditions prophétiques. Je n’explorerai pas cette voie pourtant extrêmement intéressante parce que l’on voit à quel point les jurisconsultes, les savants doctrinaires musulmans, se sont engagés dans un processus qui visait à constituer une normativité qui n’était pas tant dépendante de la source première qu’était le Coran qu’elle ne s’en est en réalité progressivement affranchie pour devenir un mécanisme de réflexion normatif tourné sur lui-même, se développant de manière autonome.
6. Les traités de fiqh portent toujours, en premier lieu, sur les obligations rituelles propres à la dévotion du musulman. Voilà une première raison pour laquelle il est inutile d’en parler comme d’un droit. Les principes rituels qui vous disent comment accomplir la prière ne relèvent pas d’un droit au sens où nous entendons ce mot aujourd’hui. Pourtant, ces principes rituels sont toujours le premier chapitre d’un traité de doctrine, d’un traité de fiqh . Ces obligations rituelles sont les cinq piliers de l’islam : la profession de foi (shahada), la prière rituelle (salat), l’aumône (zakat), le jeûne (sawm), le pèlerinage (hajj). À cela s’ajoutent souvent des exigences de pureté rituelle et des interdits d’ordre alimentaire. Où l’on retrouve l’anecdote rapportée tout à l’heure par Monsieur le Président concernant sa conversation avec son homologue algérien à propos du jeûne. Le respect du jeûne constitue une obligation rituelle mais en aucun cas une obligation juridique. Et si condamnation il pouvait y avoir dans un pays comme l’Algérie aujourd’hui, ce serait une condamnation pour faits d’outrage à l’ordre public et aux bonnes mœurs et jamais pour infraction à la charia. Dans un deuxième temps, ces traités s’intéressent surtout aux relations familiales. Ce domaine est celui où se concentre la normativité islamique : mariage, divorce, filiation, sucessions. C’est ici que se nichent nombre de prescriptions et proscriptions faisant débat aujourd’hui, telles que la tutelle de la femme, la dotation de l’épouse par son mari, l’autorité du mari, le droit unilatéral du mari à dissoudre le mariage (répudiation), les devoirs conjugaux asymétriques, les droits successoraux inégaux en fonction du genre. Il faut noter que l’exercice de la justice, dans le contexte des sociétés musulmanes médiévales et modernes, était généralement séparé de l’activité de production doctrinale. Le juge disposait, sur la base de sa connaissance du fiqh, d’un grand pouvoir discrétionnaire. Souvent, il appuyait sa décision sur la consultation d’un expert, le mufti.
7. Ce qu’on appelle le « droit musulman » ne correspond pas à une réalité aussi ancienne que l’islam lui-même. L’idée de transformer la normativité islamique en droit et, particulièrement, en droit codifié est le résultat d’une invention qui plonge ses racines dans l’irruption européenne sur la scène musulmane. Ce sont les savants orientalistes et les administrateurs coloniaux, d’une part, et les gouvernants musulmans et les nouvelles élites modernisantes, de l’autre, qui ont cherché dans le fiqh ce qui était susceptible d’être coulé dans le moule d’un droit positif de facture napoléonienne. Le fait est que cette greffe a fait souche et qu’aujourd’hui, la notion de droit musulman fait partie de l’horizon ordinaire et normal de la pensée politique et juridique dans les sociétés à majorité musulmane, mais aussi là où une forte minorité musulmane s’est affirmée.
8. La Loi islamique s’est donc trouvée pour partie codifiée. Les relations familiales, parce que c’était le lieu où le fiqh intervenait le plus, ont été particulièrement visées. C’est ce qu’on appelle le droit du statut personnel. La plupart des pays à majorité musulmane ont un code de la famille spécifique et, généralement, celui-ci s’inspire, dans une mesure très variable, des préceptes de la Loi islamique. Il est un autre domaine où le fiqh continue à exercer une influence : les fondations pieuses (waqf ou habus). On retrouve une inspiration religieuse dans d’autres domaines, comme la finance. Le plus souvent, il s’agit de développements contemporains sur des sujets qui n’ont été que faiblement labourés par le fiqh, mais qui trouvent dans le Texte sacré une disposition justifiant de les réglementer comme, par exemple, l’interdiction coranique de l’usure (riba). Et je dis bien « usure » et non « intérêts » et c’est bien sûr dans ces mots, parce qu’on est dans des affaires conceptuelles, que se niche l’essentiel des débats qui agitent, aujourd’hui encore, l’espace musulman. Un phénomène relativement récent est observable au niveau des constitutions des États à majorité musulmane, enfin. C’est celui d’un référencement à la charia en tant que source de la législation. Il ne s’agit plus ici de codifier la Loi islamique, mais de renvoyer les législateurs contemporains à cette Loi pour qu’elle inspire leurs travaux. Je souligne l’importance de ce phénomène : nous ne sommes plus dans le fiqh adapté aux temps modernes, nous sommes dans un système constitutionnel d’États formés, à la mode jacobine, de manière centralisée, avec un texte fondamental les gouvernant. Et, dans ce texte fondamental, injonction est faite au législateur de s’inspirer d’un terme (la charia) et de la normativité qui l’accompagne, sans dire, évidemment, ce que recouvre ce terme. Ce sont en général des cours constitutionnelles composées de juges formés à la faculté de Droit (et non pas des savants musulmans) qui sont amenées à dire ce qu’il y a lieu d’entendre par le terme « charia ». Vous imaginez le déplacement qui s’est opéré en un siècle sur ce sujet.
9. Aujourd’hui, la charia est souvent devenue un slogan politique. Il ne s’agit pas tant de la voir convertie en droit musulman que de s’en revendiquer contre des régimes dont la légitimité, entre autre religieuse, est contestée. Le plus souvent, les formations politiques qui demandent l’application de la charia n’ont pas de programme détaillant le contenu de celle-ci et, partant, ce qu’il y aurait lieu d’abroger et de remplacer dans les systèmes juridiques en place. Appliquer la charia, c’est une revendication d’éthique politique, avant tout, la mise en avant d’un référentiel plutôt que l’exécution d’un programme précis.
10. La présence musulmane dans des pays qui ne le sont pas majoritairement a fait émerger de nombreuses questions. Certaines sont d’ordre juridique et portent sur la reconnaissance de droits inspirés par la Loi islamique dans des États largement séculiers. D’autres touchent à l’exercice de la religion et à la possibilité de vivre sa foi dans des sociétés où prédomine la référence aux droits humains et le principe de neutralité religieuse de l’État. Pour l’essentiel, la question de la normativité islamique n’est pas d’ordre juridique, mais de nature éthique et déontologique, c’est-à-dire morale. Il s’agit de savoir comment vivre en conformité avec ses convictions dans des situations où l’on ne partage pas nécessairement ces dernières avec la majorité de la population.
S’il y a une idée que je voudrais laisser en conclusion de mon intervention, c’est que l’erreur principale est de penser la charia et le fiqh comme un droit, au sens où nous entendons le mot « droit » aujourd’hui dans une assemblée comme la nôtre, et non pas comme une normativité, pouvant avoir, bien sûr, une dimension juridique mais ayant surtout une dimension déontologique, éthique, morale, et celle-là est fondamentalement plus importante.
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