La stratégie de la France vis-à-vis des États émergents

Intervention de Jean-Pierre Raffarin, Ancien Premier ministre, Vice-Président du Sénat, au colloque « Les Etats émergents: vers un basculement du monde ? » du 10 décembre 2012.

Monsieur le Ministre d’État, Messieurs les ambassadeurs, Mesdames, Messieurs, bonsoir.

Je vous remercie beaucoup de m’avoir invité.

Je voudrais en effet vous dire combien le sujet que vous posez est important et intéressant. La Fondation Prospective et Innovation, que je préside et que dirige l’ambassadeur Serge Degallaix ici présent, travaille sur ces questions mais surtout sous l’angle des BRICS. Aussi mon propos est-il très influencé par ce travail, particulièrement sur la charnière Brésil-Chine et sur l’ensemble stratégique en voie de se constituer autour des BRICS. Je mesure que le phénomène de l’émergence ne peut aujourd’hui se résumer à la question des BRICS mais mon éclairage vient de l’expérience de notre modeste laboratoire.

Lors d’un colloque que nous avions organisé sur ce thème, les interventions des diplomates invités à s’exprimer nous incitaient à penser que le phénomène BRICS n’était ni durable ni puissant : les divergences de nature, de culture entre ces pays étaient, selon eux, fondamentales et ces alliances de circonstances avaient en elles-mêmes de profonds germes de division. Ils en concluaient qu’il fallait, sur ces sujets, garder nos caps, ne pas prendre peur et surtout garder une distance attentionnée.

Je défendrai la thèse inverse. En effet, je fais le « pari de Pascal » que nous n’avons pas grand-chose à perdre à considérer que derrière l’émergence, en tout cas derrière les BRICS, il y a une force politique naissante.

Certes, cette force politique doit conjuguer les États comme les économies mais on y voit bien posée la question qui est au cœur de la thématique de conviction de Jean-Pierre Chevènement : la question de la souveraineté, du « commun », bref, de la République.
Ces pays sont très exigeants quant à leur souveraineté et, en même temps, ils sont à la recherche de causes plus grandes qu’eux-mêmes à condition que ces causes les respectent eux-mêmes. On mesure bien là qu’il y a là de l’ambition derrière ces alliances. Il y a deux ans, j’ai assisté au Forum de Boao (1), sorte de Davos de l’Asie présidé par l’ancien Premier ministre japonais Fukuda mais en fait stratégiquement animé par les Chinois. Y étaient invités les Chefs d’État et de gouvernement des BRICS : Mme Roussef, M. Medvedev, le Premier ministre indien etc. Nous étions quelques observateurs étrangers. Pendant les deux journées de travaux, je n’ai pas entendu une seule fois le mot « Europe », ce qui m’a fait un peu froid dans le dos ! Mais j’y ai pressenti un certain nombre de choses qui me font dire aujourd’hui que l’émergence est une force politique dont il faut en tenir compte et que nous devons la traiter comme telle.

Trois éléments de base me paraissent, constituer, si ce n’est une identité commune, au moins un patrimoine commun de convictions et de caractéristiques :

Les ressources d’avenir.
Ce sont des gens qui n’ont pas peur de l’avenir. Ils ont des ressources d’avenir et se sentent inscrits dans l’avenir. Les uns ont des terres rares, les autres ont des ingénieurs ou de la forêt… Ils ont des matières premières. Ils ont de l’épargne : on mesure combien l’épargne, notamment en Asie, est aujourd’hui un élément de puissance considérable. Tandis que notre vieil Occident donne le sentiment d’avoir peur de l’avenir, une des premières caractéristiques de ces pays est qu’ils n’ont pas peur de l’avenir, conscients d’avoir les ressources matérielles et surtout humaines, grâce à leurs investissements importants dans les stratégies d’éducation et de formation.

Cette première caractéristique est frappante. Les études d’opinion qui comparent les degrés d’optimisme des différentes jeunesses révèlent que l’émergence mobilise et donne, à l’évidence, des perspectives d’amélioration des conditions de vie.

La dimension continentale
La dimension continentale des BRICS, majeure dans un grand nombre de domaines, est évidente dans la compétitivité et dans la norme de compétitivité. En effet, le lancement d’un seul produit sur le marché domestique lui confère la norme mondiale en raison de la dimension et de la taille des marchés, ce qui, évidemment, change complètement les données par rapport à l’Europe où, pour conquérir certaines dimensions, il faut exporter sur des marchés de plus en plus larges. Dès le début, les projets bénéficient de normes de compétitivité qui nous sont initialement inaccessibles. Réalité économique, cette dimension continentale est aussi une réalité géopolitique, chacun se positionnant – c’est le cas pour le Brésil et l’Afrique du sud – comme un continent dans le continent qui gère son influence sur les autres États de ce continent. Il y a là une ambition.
Certes, ce raisonnement bute contre la relation entre la Chine et l’Inde mais, globalement, cette dimension continentale fait que le champ de réflexion et d’analyse diffère radicalement de que ce que nous pouvons connaître dans notre Europe quelque peu divisée.

Le développement paradoxal.
Le Ying et le Yang chinois me semblent, M. l’ambassadeur, très repris par la thématique brésilienne.

C’est dans l’air du temps : Edgar Morin appelle cela « la pensée complexe ». C’est l’idée de présenter tout et son contraire, la dialectique fondamentale qui fait que, parlant d’une cause et de ses effets, on tient les effets comme partie intégrante de la cause.
Selon cette pensée, on peut être à la fois riche et pauvre, il n’y a pas un monde riche et un monde pauvre, un monde du Nord et un monde du Sud, on n’est pas pollueur ou environnementaliste, on est, en permanence, les deux à la fois. La Chine a introduit et développé naturellement cette identité bipolaire. Quand on croit l’appréhender on s’aperçoit que la conception inverse est aussi vraie. On est obligé en Chine de mettre un « s » à vérité(s) parce que le contraire est aussi évident que la formulation initiale.
La Chine est probablement le pays le plus centralisé du monde (avec un parti communiste à 82 million d’adhérents). Elle est, en même temps, un pays extraordinairement déconcentré où les provinces ont des pouvoirs considérables (on peut, par exemple, installer beaucoup d’entreprises sans passer par Pékin). La Chine concilie donc centralisation et décentralisation.

La Chine est à la fois le pays le plus pollueur et celui qui investit le plus dans les énergies renouvelables.
C’est un pays extraordinairement pragmatique mais c’est sans doute celui qui planifie le mieux : le 12ème plan chinois est un texte assez moderne, stratégique, mais qui permet un certain nombre de pragmatismes.

Le Brésil organise Rio + 20 (2) sans renoncer à sa recherche forcenée de pétrole, montrant bien qu’on peut être en même temps défenseur et de la forêt et du pétrole. Vous m’aviez raconté, M. Saint-Geours, quand j’avais eu le plaisir de vous rencontrer à Brasilia, que le budget brésilien est revu tous les deux mois pour corriger les dérives budgétaires des finances publiques, de manière à maîtriser le budget (ce n’est pas ce que nous observons chez nous, même si on a de plus en plus de collectifs budgétaires (3)). Le Brésil, qui montre cette capacité à centraliser par un budget réajusté en permanence est en même temps un État fédéral où les États et les métropoles ont un pouvoir considérable. Lui aussi est à la fois centralisé et décentralisé. Très attaché à l’idée de souveraineté nationale et à des comportements extrêmement patriotiques, ce pays en même temps ouvert et toujours en conquête d’alliances et de définition de réseaux et d’ouverture.

C’est cette idée qui fait qu’on est inclassable.

Il faut savoir, quand vous êtes autour d’une table avec des Chinois, que si leur intérêt est d’apparaître comme la deuxième économie du monde, ils vous parleront du PIB en valeur absolue, mais si leur intérêt est d’apparaître dans le camp des pays pauvres, ils vous parleront du PIB par habitant (ce qui place la Chine au 100ème rang mondial) ! Suivant les circonstances, ils sont tout et le contraire de tout et nous présentent un monde assez insaisissable. Ils en font une stratégie : puisqu’ils ont en eux la richesse et la pauvreté, ils ne voient pas pourquoi ils devraient se contenter de participer à une moitié du monde. Ils ont l’ambition de participer à la globalité du monde.

Cette identité est claire et s’impose au-delà des différences entre les géographies et les systèmes politique : La confiance en l’avenir, la dimension continentale, la pensée complexe à la Edgar Morin (Edgar Morin qui a appelé un de ses derniers livres : La Voie (4), ce n’était pas un hasard !) créent autour du phénomène de l’émergence une pensée commune.

L’observation des États émergents montre une stratégie commune articulée sur la croissance :

La nouvelle croissance
Nombre de forums opposent la croissance de l’Occident, inégalitaire, polluante, imparfaite, à la croissance inclusive des pays émergents qui, tenant compte de nos erreurs, inventent et développent la nouvelle croissance. C’est aujourd’hui à eux de construire la croissance, de porter ces nouvelles valeurs de la croissance. Nous pourrions dire, dans notre langage bien français, que ces pays nous rendent « un service public mondial de croissance ».

La Une du Monde titre ce soir « Relance de l’économie chinoise, un taux de croissance de 8,5% ». Il y a quinze jours, c’était « Ralentissement en Chine »… Il faut prendre tout cela avec un peu de distance. Mais la croissance du monde est un élément majeur de l’équilibre de nos sociétés et le fait que ces pays sont les moteurs de la croissance leur donne une force considérable.

Les échanges d’expériences sur des sujets d’avenir
Chacun s’intéresse aujourd’hui à « la ville intelligente » : les éco-quartiers, la maîtrise du développement durable, les meilleures voies de communication et la dimension à la fois sociale et environnementale du développement urbain.

Sur ces sujets, le Brésil, la Chine et même l’Inde travaillent énormément pour essayer de construire des méthodes communes. Des éco-quartiers se développent aujourd’hui en Chine avec l’intervention du Brésil et de l’Inde. Il y a des échanges d’expériences sur les sujets d’avenir.

S’il y a un sujet que toute la planète considère comme un sujet d’avenir, c’est bien « la ville intelligente », la ville socialement et environnementalement équilibrée (les Chinois diraient « harmonieuse »).

Beaucoup de réseaux se construisent qui échangent des expériences. Une des raisons qui nous ont empêchés de boucler complètement notre contrat concernant la vente du Rafale à l’Inde, alors qu’il y a un certain nombre d’accords, est probablement que l’Inde et le Brésil discutent ensemble et font en sorte de passer d’une relation bilatérale à une relation trilatérale. Même si ce dossier a fait l’objet de beaucoup de difficultés, il apparaît très clairement que les réseaux de ces pays se connectent (une réunion sur le dossier du Rafale a eu lieu récemment entre Indiens et Brésiliens). Il est en effet assez intéressant de voir comment on peut, dans un intérêt commun, échanger un certain nombre d’expériences… notamment face à un Occidental !

L’influence
L’influence des États émergents est de nature progressive mais ils ont gagné un certain nombre de positions. Il ne s’agit pas de suprématie (ni l’Asie ni le Brésil n’ont d’ambition clairement affirmée de suprématie) mais de recherche harmonieuse des équilibres du monde, tout en gagnant un certain nombre de positions. Ce fut le cas autour de la table des G20 où les BRICS sont tous représentés. Ce fut à Rio + 20 où on a vu une logique BRICS assez cohérente, même si ce n’est pas encore aujourd’hui une force complètement organisée.
Sur la réforme du Conseil de sécurité des discussions ont lieu et ce qui n’était qu’une reconnaissance peut devenir une influence, avec quelques objectifs communs sur lesquels nous devons réfléchir.

Dans ce contexte, quelle peut être la position de la France ?

Je ne vous parlerai que d’intuitions politiques, laissant aux experts le soin d’aller au fond des choses. L’intuition politique me fait redouter un danger : le moment où ces fronts se mobiliseront contre l’Occident. Je vous parlais du Forum de Boao où, sans agressivité, on constatait que les modèles anciens n’avaient pas atteint leurs objectifs et qu’il était temps d’inventer d’autres modèles. Il y avait là un message, une forme de négation de notre potentiel d’avenir.

Cela nous impose de mener une réflexion. Nous ne pouvons pas miser sur l’hypothèse que ces réseaux ne sont pas suffisamment unis et qu’un jour ou l’autre, ils disparaîtront ou, en tout cas, s’affaibliront. Il faut les prendre au sérieux. C’est pourquoi je parlais d’un « pari de Pascal ». Tant mieux s’ils ne développent pas de dialectique anti-occidentale. Mais nous devons penser à nos valeurs, à ce que nous devons représenter, à notre modèle de développement.

Ce matin, une table ronde réunissait des maires chinois et des maires français. Il y était question des villes. Nul ne peut ignorer que les villes de France se sont spectaculairement embellies ces dernières années. La fête des Lumières à Lyon, les quais de Bordeaux, Lille et Marseille capitales culturelles : Nos villes ont fait de leur passé des forces d’avenir. Elles se sont rénovées, ont rénové leur patrimoine. Les réseaux de transports en commun en font des bassins d’emplois extraordinairement élargis. Nos villes interrégionales sont devenues non seulement belles mais attractives. Nous avons donc quelque chose à apporter, aujourd’hui encore, dans la construction d’un certain nombre de villes, pas seulement dans les domaines de la gestion des déchets ou des transports en commun. Nous pouvons apporter notre modèle européen de la ville, y compris de la grande ville. Sur ces sujets, nous avons des choses à dire.

Je voudrais essayer d’éviter que nous nous trouvions globalement marginalisés comme je l’avais été dans ce Forum de Boao. La bonne solution aujourd’hui est de rechercher la logique de projets en réseaux, de construire des réseaux de projets qui nous permettent de bâtir un certain nombre d’alliances et d’être complétement impliqués avec ces pays. Cela a été tenté à Copenhague sur le sujet de la forêt où la France était pilote pour défendre un projet qui impliquait plusieurs pays (le Brésil, le Gabon etc.). Il faut construire des réseaux qui mêlent un certain nombre de pays autour de quelques projets qui peuvent être des projets thématiques ou des projets plus stratégiques et plus politiques, par exemple sur la situation difficile de l’Afrique où les Chinois vont finir par connaître quelques soucis à défaut d’une gestion plus intelligente des systèmes. L’Europe devrait avoir un rôle à jouer. Ce n’est pas parce que l’Europe a moins d’argent que la Chine qu’elle est moins utile à l’Afrique. Là aussi des initiatives peuvent être développées sous forme de logiques de réseaux et de projets qui nous permettent de diffuser notre influence et notre puissance, voire notre valeur ajoutée : l’aéronautique (avec la Chine aujourd’hui), l’énergie nucléaire etc.

Ces réseaux de projets doivent concerner un certain nombre de sujets majeurs sur lesquels nous avons quelques forces. Il faut toujours penser à la tête de réseau. Les bons réseaux sont ceux dans lesquels nous pouvons agir et compter. Nous pouvons, autour d’un certain nombre de nos valeurs, être des acteurs de réseau et faire en sorte de développer des projets, de nous infiltrer dans ces nouvelles dynamiques. Il s’agit de ne pas laisser prospérer des alliances qui aujourd’hui ne sont que des réseaux mais pourraient devenir à un moment ou un autre des forces plus politiques.

L’intérêt de la France est de prendre au sérieux cette logique-là, de voir qu’elle n’est pas inutile à une nouvelle pensée du monde. Les émergents sont des pays à haute civilisation, ce sont des pays qui ont beaucoup de choses à apporter, qui ont un élan démographique. Attachés à l’idée de souveraineté et à l’idée de nation, à ce qu’ils ont de fort en eux-mêmes, ils ne sont toutefois pas repliés sur eux-mêmes et ils cherchent un équilibre du monde.
On a toujours intérêt à s’entendre avec ceux qui recherchent l’équilibre plutôt que de pactiser avec ceux qui cherchent la suprématie.

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(1) Créé en 2001, le BOAO Forum for Asia (BOFA) tient son nom de la ville de BOAO dans l’île de Chine du Sud, HAINAN, où se tient chaque année un colloque qui réunit plus de 2 000 personnes, principalement d’Asie mais aussi des États-Unis et d’Europe. C’est l’occasion de traiter de la situation économique et sociale de l’Asie et de publier un état des lieux quant à l’intégration de cette région, de sa compétitivité et de suivre les performances des nouveaux émergents du monde. (source : http://www.prospective-innovation.org/actualites/fondation-prospective-et-innovation-et-le-boao-forum-for-asia
(2) Vingt ans après la Conférence internationale de Rio sur l’environnement et le développement en 1992 l’Assemblée générale des Nations unies a convoqué une conférence internationale « Rio + 20 », qui s’est tenue à Rio au Brésil du 20 au 22 juin 2012.
(3) Lois de finances rectificatives
(4) La Voie – Pour l’avenir de l’humanité, d’Edgar Morin (éd. Fayard : Janvier 2011)

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Le cahier imprimé du colloque « Les Etats émergents: vers un basculement du monde ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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