L’Indonésie, nouvel émergent

Intervention de Loïc Hennekinne, Ambassadeur de France, ancien Secrétaire général du Quai d’Orsay et membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica au colloque « Les Etats émergents: vers un basculement du monde ? » du 10 décembre 2012.

Je parlerai de l’Indonésie, un émergent de deuxième génération, en quelque sorte.

Publié il y a deux mois, peu de temps après un rapport de la Chartered Bank (1), un rapport de McKinsey (2), prévoit que dans vingt ans l’Indonésie figurera parmi les six ou sept grandes puissances économiques mondiales.

Ce nouveau venu dans la catégorie des émergents – qui, pour employer une comparaison sportive, est en tête de la deuxième division et aspire à accéder à la première –, est un pays de 240 millions d’habitants, quatrième pays le plus peuplé du monde. C’est aussi le premier État musulman par sa population.

Je conterai d’abord une belle histoire, celle de la sortie réussie d’une dictature qui a duré trente ans. À Hervé Juvin, je dirai que l’Indonésie est non seulement une économie mais, également, un État émergent. Je narrerai aussi une histoire un peu plus triste, celle de l’incapacité de la France depuis vingt ans d’en comprendre les enjeux.

Si je dis que l’émergence de l’Indonésie est une belle histoire, c’est parce que, dans ce pays, le retour à la démocratie a accompagné une très forte croissance économique.

Un État qui s’est renforcé.
Pendant trente-trois ans, depuis 1965, ce pays a vécu une dictature et des massacres qui furent parmi les plus dramatiques de l’après-Deuxième guerre mondiale (près d’un million de victimes : des communistes, des opposants de gauche … ou des voisins, des rivaux, dont on voulait se débarrasser).

C’est seulement en 1998 qu’il a réussi sa transition vers la démocratie, qu’on a appelé la Reformasi (3).

Depuis 1998, l’Indonésie a eu trois présidents, à la suite d’élections non contestées. Tout d’abord un musulman modéré, Abdurrahman Wahid (oct. 1999 – juillet 2001), dont l’état de santé (il était quasiment aveugle) a écourté la présidence. La fille du héros de l’indépendance, Megawati Soekarnoputri (juillet 2001 – octobre 2004), qui a certainement profité de l’aura de son père, lui a succédé. Enfin, un général modéré, Susilo Bambang Yudhoyono, surnommé « SBY » qui est dans la dernière année de son second mandat et ne peut pas se représenter. L’année prochaine une nouvelle donne apparaîtra. L’Indonésie, qui connaît des élections législatives régulières et relativement honnêtes, est un pays où règne le multipartisme, où les partis musulmans sont tout à fait minoritaires et d’ailleurs en perte de vitesse par rapport à la période précédente. C’est aussi un État qui a su lutter contre les mouvements terroristes islamistes après l’attentat meurtrier de Bali d’octobre 2002.

Un État démocratique qui a bénéficié des atouts stratégiques et économiques du pays.
La position centrale de l’Indonésie dans la région Asie-Pacifique est un atout considérable.

40 % du transport maritime mondial, notamment des hydrocarbures, passe par le détroit de Malacca, entre Sumatra et la Malaisie, le détroit de Sunda (Détroit de la Sonde), entre Sumatra et Java et le détroit de Lombok, entre Bali et Lombok.
L’Indonésie se trouve au centre d’une région à forte croissance potentielle et réelle, avec les partenaires majeurs que sont la Chine et le Japon. Ce pays est un grand producteur de matières premières énergétiques – le pétrole s’épuise (4) mais le gaz l’a remplacé et, demain, le gaz de schiste offre de fortes potentialités –, le premier producteur et exportateur d’huile de palme et parmi les exportateurs majeurs de caoutchouc.

Il a mené une politique économique assez sage. Depuis dix ans, avec une croissance moyenne de 6 % par an, il a ramené sa dette de 80 % à 25 % du PIB – ce qui peut nous faire rêver ! – tandis que son déficit budgétaire dépasse à peine 1 %. Pour son développement, il s’appuie essentiellement sur la consommation intérieure, passant de 20 millions de consommateurs importants il y a vingt-cinq ans à plus de 60 millions aujourd’hui. L’Indonésie, de ce fait, attire les exportateurs et les investissements étrangers. Mais ce pays tient à sa souveraineté économique tout autant qu’à sa souveraineté politique. Si des exploitations ont été confiées, il y a très longtemps, à des étrangers (Total pour le pétrole), ce pays maintient son contrôle sur beaucoup de grands groupes locaux, traditionnellement contrôlés par l’armée ou par la communauté chinoise. Pour ces raisons tenant à la politique et à la tradition, les voir tomber entre des mains étrangères est difficilement envisageable.

Il résulte de tout cela une balance commerciale extrêmement positive, un excédent commercial de 25 milliards de dollars, une inflation ramenée à 5 % et un taux de chômage, assez difficile à apprécier, de l’ordre de 7 % ou 8 %.

Mais l’Indonésie souffre de deux faiblesses.
Les inégalités restent très fortes. Le coefficient de Gini (indicateur synthétique d’inégalités de salaires, revenus, niveaux de vie) est élevé. Le PIB/hab. en parité de pouvoir d’achat avoisine 4800 dollars, mais avec des écarts extraordinaires entre les couches sociales et entre les régions de ce pays extrêmement étendu et hétérogène. Le premier risque pour l’avenir est de ne pas réussir à réduire ces écarts et ces inégalités sociales.

Depuis des dizaines d’années, l’Indonésie souffre d’une corruption très forte à laquelle elle n’arrive pas à porter remède. Elle est, selon Transparency International, au 129ème rang pour la facilité à faire des affaires et au 100ème rang mondial pour la corruption.
Ce sont deux des défis que les gouvernants devront arriver à surmonter dans l’avenir.

Contrairement au Brésil, ce pays, bien que membre du G20, n’a pas véritablement de politique étrangère, pas de projection. Il n’est pas encore très impliqué dans les regroupements régionaux.

L’histoire un peu plus triste est celle de la perte des positions françaises dans ce pays.

Après l’Indépendance, sur les trois décennies 1960-70-80, notre présence était notable.
Forte présence diplomatique
en premier lieu : on y nommait des diplomates de grande qualité comme Claude Cheysson (juin 1966 à janvier 1970)… ou, brièvement, Jean-Pierre Chevènement (5).

De très fortes positions économiques : nos grands groupes (Total, Alsthom, Alcatel, Aéroport de Paris etc.) avaient participé à l’équipement du pays. Les autorités indonésiennes rappellent toujours que le premier grand barrage, Jatiluhur, inauguré en 1967, avait été construit par des Français (6) avec des financements largement français. La présence de ces grands groupes s’expliquait, certes, par un appui assez fort de la puissance publique grâce aux « protocoles financiers » qui, à l’époque, permettaient à ces entreprises de remporter des appels d’offres en proposant des conditions de financement avantageuses. L’effort public se conjuguait donc avec une présence sur place très active de nos acteurs économiques. Dans les années 1980, la France, avec environ un milliard de francs en protocoles financiers ou aides variées à ce pays, était le deuxième fournisseur d’aide publique au développement, à peu près à égalité avec les Américains, loin derrière les Japonais. Du coup, nous avions des excédents commerciaux assez importants tout au long des années 1980. Nous avions également un gros programme de formation des élites, notamment des élites d’ingénieurs. Il y avait à l’époque un organe, l’ACTIM, qui dépendait de la Direction des Relations économiques extérieures. L’action de cet organisme fort utile fut malheureusement amputée à partir de la fin des années 80, alors qu’il permettait de former des élites technologiques que l’on rencontrait dans toutes les grandes entreprises nationales indonésiennes. A l’occasion de colloques à Paris et Jakarta, il y a quelques années, j’ai rencontré des responsables qui parlaient français et connaissaient nos technologies. Je doute qu’il en soit de même de leur relève.

La présence politique de la France était également forte. C’est en septembre 1986 qu’a eu lieu la première et seule visite d’État d’un président français, François Mitterrand. Les Indonésiens avaient apprécié que cette visite fût maintenue en dépit des circonstances (c’était, pendant la première cohabitation, le moment des attentats dans le métro, chez Tati etc., Michèle Gendreau-Massaloux ici présente, alors secrétaire générale adjointe de l’Elysée, s’en souvient certainement) et sans que le programme fût modifié. Cela n’avait fait que renforcer notre influence.

Notre politique dans les deux décennies qui ont suivi se définit assez bien par le terme américain Benign Neglect, une négligence indifférente à l’égard de l’Indonésie :

Plus aucune visite d’État entre 1986 et 2012. Aucun ministre important à Jakarta pendant vingt ans, ni ministre des Finances, ni ministre de la Défense, un seul ministre des Affaires étrangères Hervé de Charrette, s’était rendu en Indonésie en 1995.

Une puissance moins forte de nos entreprises. Avec les protocoles financiers, interdits par l’OCDE au début des années 1990, les incitations ont disparu. L’enveloppe de coopération culturelle et technique a diminué en termes réels de 50 % en 25 ans. Résultat : notre part de marché est tombée d’un peu plus de 3 % à la fin des années 1980 (juste derrière les Allemands) à 1,3 % la dernière année, alors que la part allemande est maintenant supérieure à 4 %. Même les Britanniques et les Italiens sont passés devant nous. Notre taux de couverture commerciale est passé de 110 % à la fin des années 1980 à moins de 40 % aujourd’hui. La France est le 16ème fournisseur, le 24ème client et le 37ème pays pour les investissements étrangers en Indonésie !

Pour ne pas terminer sur cette vision pessimiste je donnerai quelques éléments d’espoir.

En 2009 nous avons découvert, grâce à la présence de son Président au G20, que l’Indonésie existait ! Quelques contacts s’ensuivirent. M. Yudhoyono est venu à Paris en décembre 2009, à la suite de quoi Mme Lagarde s’est rendue en Indonésie. François Fillon se rendit à Djakarta en juillet 2011 (aucun Premier ministre français n’était allé en Indonésie jusqu’à cette date). À cette occasion une déclaration bilatérale sur le partenariat stratégique franco-indonésien extrêmement détaillée (allant des accords de produits à la réforme du Système monétaire international) fut signée. Il reste à commencer à la mettre en œuvre, ce qui, presqu’un an et demi plus tard, n’a pas encore été le cas. Mais nos entreprises commencent à retrouver un intérêt pour l’Indonésie.
Je crois savoir qu’une mission commerciale s’y rend ce mois-ci. L’Oréal vient de décider d’y construire une usine de production (7), un investissement de plus de 100 millions d’euros. Et au sein du Medef, je voudrais louer le rôle que joue l’armateur Philippe Louis-Dreyfus, pour convaincre nos entreprises des opportunités qu’offre l’archipel.

Espérons que nous sommes en train de retrouver ce pays que nos compatriotes ne connaissent généralement, comme touristes, qu’à travers Bali. Or Bali n’est pas vraiment représentatif du reste de l’Indonésie.
Merci.

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(1) En octobre 2011, Standard Chartered (banque née de la fusion de deux banques britanniques d’outre-mer : Standard Bank of British South Africa et The Chartered Bank of India, Australia and China) prédisait déjà que l’Indonésie figurerait en 2030 parmi les six plus grandes économies dans le monde.
(2) Rapport publié en septembre 2012 par McKinsey & Company, cabinet de conseil auprès des directions générales.
(3) Reformasi (qui, en malais, langue commune à l’Indonésie et à la Malaisie, signifie « réforme ») est le slogan que les étudiants indonésiens portaient inscrit sur le front lors des manifestations de mai 1998 qui entraînèrent la chute du général-président Suharto, au pouvoir depuis trente ans. Lorsque le mouvement s’est radicalisé, on a parlé de « reformasi damai » (réforme totale)
(4) L’Indonésie a vu sa production pétrolière chuter tandis que sa consommation augmentait. Depuis 2004 elle importe plus d’or noir qu’elle n’en exporte. Elle a quitté l’OPEP (dont elle était membre depuis 1962) en 2008.
(5) Jean-Pierre Chevènement fut conseiller commercial à Djakarta pendant quelques mois en 1969.
(6) Le barrage de Jatiluhur fut le centième barrage construit (avec des crédits garantis par le Trésor français) par Coyne et Bellier (hauteur : 100 mètres, longueur : 1225 mètres, volume : 9,1 Mm3. Usine hydroélectrique de 195 MVA). Il fut inauguré en présence d’Olivier Guichard.
(7) Novembre 2012 : L’Oréal installe sur le site de Jababeka, à une soixantaine de kilomètres de la capitale Djakarta, « dans le plus grand parc industriel d’Indonésie », son 43ème site de production. L’idée est de produire 200 millions d’unités dès 2013, avant de monter graduellement jusqu’à 500 millions à l’horizon de 2015. En Indonésie, le seul marché de la beauté devrait augmenter de 4 millions de nouveaux clients par an, en raison du développement des classes moyennes. « Ici, les gens gagnent de l’argent et ils le dépensent », estime Vishmay Sharma, le responsable de l’entreprise en Indonésie. « L’indice de confiance des consommateurs est un des plus élevés au monde, avec un niveau à 115 contre 50 en France ».

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Le cahier imprimé du colloque « Les Etats émergents: vers un basculement du monde ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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