L’industrie au cœur d’un nouveau projet pour la France

Contribution de Gabriel Colletis, Auteur de « L’urgence industrielle ! » Les Éditions Le Bord de l’Eau, 2012.

Présupposé : la crise industrielle est un condensé de la crise économique, sociale et environnementale.
La question industrielle, posée en termes de « choc de compétitivité », l’est par conséquent en des termes très réducteurs.

1. La crise actuelle ne date pas de 2008
Elle n’est pas une crise financière.
Il s’agit encore moins d’une crise des finances publiques dont on pourrait sortir par des mesures d’équilibre (hausse des impôts, baisse des dépenses).
Il s’agit d’une grande crise du capitalisme, d’une mutation possible vers un nouveau modèle de développement.

On peut distinguer trois moments de cette crise longue du capitalisme :
– Une crise du travail s’exprimant par un effondrement des gains de productivité à partir de la seconde moitié des années 60. Il s’agit de la crise du taylorisme puis du néotaylorisme. Souvent « oubliée », cette crise perdure aujourd’hui ;
– Une crise liée à une ouverture mal maîtrisée des économies. On assiste, depuis les années 70, à un « débouclage » des économies (rupture du lien production/salaires/débouchés) et, pour la France, à une aggravation du déficit extérieur et une dépendance croissante (d’abord envers l’Allemagne) ;
– Une crise du capitalisme financiarisé, à partir de la seconde moitié des années 90. Le capital financier, profitant de sa volatilité, se rémunère en premier au détriment des salaires comme de l’investissement ; Il s’en suit une montée inexorable des inégalités et une déflation salariale globale comme résultat de la mise en concurrence généralisée des travailleurs.

La financiarisation des stratégies inverse le lien entre finance et investissement : ce ne sont plus les financements qui sont sélectionnés en vue de financer un investissement donné, ce sont les investissements qui sont passés au tamis en fonction d’une norme de rentabilité imposée par les marchés.

Cette grande crise est aussi une crise écologique qui s’exprime par un choc de temporalités : le temps ultracourt de la finance est en opposition au temps long des Hommes (temps de la culture, de l’éducation, des projets) et au temps plus long encore de la Nature.

On continue de considérer la Nature comme un « stock » sur lequel il est possible de prélever un « butin ».

Le capitalisme financier accentue la crise écologique. Non seulement il marchandise les ressources naturelles, mais il financiarise leur dégradation (instauration d’un marché des droits à polluer).

2. La crise industrielle est un condensé de la crise économique, sociale et environnementale

Aucun pays ne peut se développer ou rester un pays avancé sans base productive. C’est pour l’avoir ignoré que certains pays s’enfoncent aujourd’hui dans le chaos et que d’autres, dont la France, risquent d’être entraînés sur la pente du déclin. Les pertes d’emploi et la disparition de pans entiers de l’industrie ne concernent pas seulement certains secteurs ou certains bassins d’emploi. Elles ont des effets dévastateurs sur l’économie dans son ensemble, hypothéquant son avenir et celui des générations futures. Ce faisant, elles mettent en péril la démocratie.

Au cœur de la crise industrielle, la crise du travail s’exprime (comme nous l’avons vu) par l’effondrement des gains de productivité. Ceux-ci – comme on le sait – ne « tirent » plus la croissance. Mais, surtout, il est devenu illusoire de vouloir protéger les emplois industriels par un nouveau rempart Maginot de productivité.

Les pays « émergents » (y compris en Europe) atteignent des niveaux de productivité comparables à ceux des pays du « Centre » (plutôt que pays du Nord) pour un coût horaire proche des pays de la périphérie (Sud) : leur coût salarial est ultra compétitif.

La réduction du coût du travail ne peut donc tenir lieu de réponse. La question est alors : pourquoi un pacte de compétitivité dont un des objectifs (via le crédit d’impôt visant à diminuer le coût du travail) est d’améliorer les marges ? La réponse tendancielle, depuis dix ans, n’est-elle pas le doublement de la part des dividendes dans la valeur ajoutée (et non un meilleur financement des investissements) ?

Eu égard au caractère très incertain de cette orientation, il serait préférable qu’une autre conception/organisation du travail émerge ou se diffuse : la figure du travailleur « cognitif » devrait se substituer à celle du travailleur taylorien.

Ce travailleur est celui qui innove, prend des initiatives, résout des problèmes inédits. Il ne travaille plus seul mais s’insère dans une « division cognitive du travail » combinant des compétences complémentaires.

Les entreprises n’innoveront pas davantage en bénéficiant d’aides. Elles innoveront en changeant leur conception du travail, en reconnaissant les compétences individuelles et collectives plutôt que de continuer à considérer le travail comme un coût qu’il faut réduire.

Un nouveau compromis salarial devrait ainsi être élaboré entre des entreprises qui privilégieraient la compétitivité hors-coût et, en contrepartie, reconnaitraient la compétence de leurs salariés.

En parallèle à ce compromis, la définanciarisation des stratégies est un autre enjeu prioritaire, dont la réalisation conditionne, en partie, le basculement vers un « capitalisme cognitif ». Cette définanciarisation ne peut que partiellement être atteinte par la création d’une banque publique, même si celle-ci est utile.

La définanciarisation signifie de rendre liquide une finance qui se comporte comme un gaz. Pour cela, le principe général de régulation devrait consister en l’introduction de « retardateurs temporels » : taxe sur les transactions financières ultracourtes (trading de haute fréquence), taxation différenciée des plus-values de cession selon la durée de détention des titres, droits de vote des actionnaires au prorata de la durée de détention, etc.

Enfin, un lien doit être fait avec la croissance. Les mesures prises pour soutenir la réindustrialisation et, plus largement, un nouveau développent des activités productives, sont difficilement compatibles avec une croissance lente, a fortiori la perspective d’une récession.

Ce constat avait été fait en son temps (1982-1983) par Jean-Pierre Chevènement lorsque celui-ci affirmait, à l’époque, qu’une politique industrielle dynamique coïncidait mal avec une politique dite de « déflation compétitive ».

Aujourd’hui, davantage cependant que de mesures de soutien de la croissance (qui pourront s’avérer néanmoins nécessaires), nous avons besoin d’un nouveau modèle de développement.

3. Tout l’enjeu consiste à mettre le développement des activités productives au cœur d’un nouveau modèle de développement.

Pour cela, huit chantiers prioritaires doivent être engagés sans tarder, à inscrire sur le temps long et avec un agenda politique à définir :

– Repenser le travail : considérer le travail comme un apport de compétences plutôt qu’un coût. De ce point de vue, la négociation actuelle sur la tension flexibilité/sécurité des emplois ne pose sans doute pas les bonnes questions, ne prépare pas les bons compromis ;

– Repenser la compétitivité : engager une démarche globale d’innovation (produit, process, organisation, systèmes d’information) fondée sur une reconnaissance des compétences des salariés. Cette démarche est bien plus large que celle qui reposerait sur la seule dynamisation de la R&D ;

– Repenser le système productif : concevoir le système productif non comme une somme d’entreprises (a fortiori de groupes dont le devenir est nettement moins lié à celui de l’économie française que dans les années 60 ou 70) mais comme un « système » dont l’unité élémentaire est l’interrelation : relations entre entreprises, entreprises/laboratoires de recherche/universités ;

– Repenser l’entreprise et la démocratie salariale : reconnaître l’entreprise comme une institution (distincte de la société de capitaux), avec un organe dirigeant spécifique (distinct du conseil d’administration où se rassemblent les actionnaires). L’entreprise devrait être considérée comme un bien commun définissant un périmètre large des parties prenantes : détenteurs du capital et salariés mais aussi fournisseurs, clients, représentants de l’intérêt général ;

– Repenser la finance : mettre la finance au service du développement des activités productives par l’introduction de « retardateurs temporels » (voir supra) ;

– Repenser l’orientation des activités productives : contrairement à une représentation dominante (selon laquelle les marchés des pays développés sont supposés saturés), les besoins fondamentaux sont de plus en plus mal assurés : malnutrition, santé, logement, mobilité, habillement… Transformer ces besoins en autant d’opportunités de valorisation des savoir-faire des entreprises, en lien avec les laboratoires de recherche et les Universités, constitue donc un enjeu essentiel.
Cette réorientation, qui doit faire émerger des domaines nouveaux à caractère transversal (nutrition/santé ; logement/mobilité), suggère une articulation nouvelle entre industrie et services, souvent opposés à tort. Cette réorientation doit s’appuyer sur des technologies transversales comme la numérisation du signal ou les biotechnologies ;

– Repenser le lien aux territoires : plutôt que de continuer à favoriser les mesures de localisation (équivalents-subvention prenant la forme de soutiens à l’implantation : infrastructures, haut débit, zones d’activité, exonérations diverses de cotisations), viser l’ancrage territorial des entreprises est un défi déterminant. Ce défi peut se baser sur un principe simple : celui du besoin croissant des entreprises de compétences complémentaires lié à leur recentrage. Les territoires qui se développeront seront ceux qui proposeront ces compétences en les organisant en réseau ;

– Repenser le lien entre les activités productives et la Nature : favoriser les économies d’énergie en premier lieu ainsi que les énergies renouvelables. Dans la même perspective, favoriser le développement de circuits plus courts, celui des territoires. Au final, mettre en œuvre un développement progressif de ce que certains appellent une « économie industrielle de la fonctionnalité ». Cette façon de se représenter l’économie consiste à faire payer un service (transport, chauffage, éducation, culture, soins, etc.) ou l’usage d’un bien plutôt que ce bien lui-même. Cette conception originale de l’économie et des stratégies peut être défendue pour des raisons éthiques comme économiques : moindre pollution et moindre consommation de ressources naturelles à service égal ou amélioré. C’est l’un des moyens de diminuer l’empreinte écologique des personnes comme des entreprises ou des collectivités. Le présupposé, susceptible donc d’être favorable à la promotion d’un nouveau paradigme industriel, est que celui qui vend le service a alors tout intérêt à produire des objets solides, durables, recyclés ou recyclables et sûrs. Dans cette perspective, les entreprises ont intérêt à fabriquer des produits durables et évolutifs – assortis de services – dont elles proposeront l’usage au consommateur.

L’ensemble de ces chantiers constitue un très vaste programme de changement, un nouveau paradigme de développement au cœur duquel se trouvent l’industrie et les activités productives. Ces chantiers pourraient constituer l’épine dorsale d’une politique économique profondément renouvelée pour la France.

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