L’Euro contre l’Europe : pourquoi le passage à une monnaie commune est aujourd’hui la seule solution raisonnable

Intervention de Jacques Sapir, Directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, au colloque « L’euro monnaie unique peut-il survivre? » du 24 septembre 2012.

Mesdames et Messieurs, cette conférence se tient au lendemain d’une série d’événements qui, en ce mois d’octobre 2012, ont agité toute l’Europe et qui ont montré que la poursuite de l’austérité, menée par les différents gouvernements européens, se trouve aujourd’hui confrontée à des forces de rappel extrêmement puissantes :
Au Portugal, le gouvernement, renonçant à mettre en place les mesures sur les salaires et sur les pensions, a décidé de rouvrir des négociations avec les partenaires sociaux.
En Grèce la perspective d’un nouveau plan d’austérité provoque aujourd’hui un blocage politique à la fois interne et externe avec la troïka (1).
En France, le week-end dernier, le conseil fédéral du parti écologiste (2), pourtant largement favorable à la construction européenne, a voté à une très grande majorité son refus du traité TSCG.

Tout ceci indique que nous sommes aujourd’hui arrivés à un butoir. Soit nous allons vers une surenchère dans l’austérité qui se ferait nécessairement par des moyens non démocratiques, soit se posera le problème des formes de régulation d’une zone économique hétérogène.

La zone euro, telle qu’elle fonctionne actuellement n’est pas fonctionnelle. Cette zone n’est pas intégrée de manière homogène en fonction des différents pays. En effet, des pays qui ne sont pas membres de la zone euro sont aujourd’hui plus intégrés avec la zone euro que des pays de la zone euro eux-mêmes. La part du commerce import et export de la Hongrie, de la Pologne ou de la République tchèque avec la zone euro est nettement plus importante que celle de la France, de la Grèce ou du Luxembourg. Par ailleurs, les conditions d’évolution de la productivité restent largement divergentes entre les pays de la zone. Le capital circule de moins en moins au sein de la zone, et les conditions de travail restent largement différentes.

Nous sommes donc bien en présence d’une zone économique hétérogène.
De ce point de vue-là, les conditions de régulation peuvent soit prendre la forme de structures fédérales soit opérer un retour vers des fluctuations de change de monnaies nationales.


L’hypothèse fédérale
impose de quantifier ce que cela exigerait de transferts des parties riches de la zone euro vers les parties moins riches, voire fortement appauvries.
Patrick Artus estime cette charge à 12% du PIB de l’Allemagne qui serait largement (à 90%) payée par l’Allemagne.
Une autre manière de faire les calculs consiste à considérer deux choses :
Ces pays devraient faire un effort considérable dans les domaines de la recherche et de l’enseignement afin d’obtenir les gains de compétitivité, de productivité, qui leur permettent d’inverser la tendance d’accroissement de leurs coûts salariaux réels. Les sommes nécessaires atteignent 95 à 110 milliards d’euros par an sur une période minimum de huit à dix ans. Ces pays devraient en outre recevoir une aide pour financer leur déficit structurel avec l’Allemagne, les Pays-Bas, la Finlande et l’Autriche, ce qui implique à nouveau des montants compris entre 100 et 120 milliards d’euros. Autrement dit, il faudrait transférer à ces pays (la Grèce, l’Espagne, le Portugal, l’Irlande, probablement en partie l’Italie voire la France) un minimum annuel de 200 à 230 milliards d’euros. Ces transferts seraient largement financés par l’Allemagne, ce qui porterait la contribution nette de l’Allemagne à 200 milliards d’euros par an, soit 8 % de son produit intérieur brut. Le problème, on le voit, n’est pas que l’Allemagne ne veuille pas le faire, c’est que l’Allemagne ne peut pas le faire ! Une contribution de ce montant aboutirait inévitablement à casser les reins de l’économie allemande.

Cela nous impose de penser l’autre mode de régulation au sein de cette zone hétérogène : des dévaluations ou des réévaluations de monnaies. Cela veut dire recouvrer les monnaies nationales. Beaucoup de gens craignent légitimement que cela ouvre un espace privilégié à une spéculation monétaire internationale qui, en son temps, a emporté le Système monétaire européen. Il faut se souvenir que les deux grandes crises spéculatives qu’a connues le Système monétaire européen ont fini par aboutir à sa destruction.

Il nous faut donc poser les prérequis d’une monnaie commune européenne.

Ces prérequis sont à mon avis au nombre de trois.

Tout d’abord, il faudra évidemment maintenir les institutions de coordination monétaire entre pays, ne serait-ce que pour définir les niveaux de dévaluation ou de réévaluation que les différentes monnaies nationales devraient adopter les unes par rapport aux autres et pour refaire, de manière régulière (tous les ans ou dix-huit mois) un état de la situation afin de voir si certains pays doivent encore dévaluer ou d’autres réévaluer. Par exemple, il est tout à fait évident aujourd’hui que la Grèce doit dévaluer très fortement par rapport à l’Allemagne (entre 50 % et 60% estime-t-on). Mais si, sur la base de cette dévaluation, la Grèce retrouvait une croissance, retrouvait le chemin de gains de compétitivité, ce niveau de dévaluation ne devrait pas forcément être maintenu. On peut tout à fait imaginer qu’au bout de trois ou quatre ans, on prenne la décision de réévaluer la drachme retrouvée de 5 %, voire de 10 %.
Il faudra donc absolument conserver des éléments de coordination structurelle.

Deuxième point important : il faudra, autant que faire se peut, limiter la spéculation monétaire interne. C’est tout à fait faisable à la condition que les pays qui seront membres de ce nouveau système de coordination monétaire (et non union monétaire) qui devrait évidemment déboucher sur la création d’une monnaie commune s’accordent aussi sur le principe de mesures limitant soit l’existence de marchés, soit la liberté d’opérations sur certains marchés. Ces mesures concerneront évidemment les opérations à très court terme dont certaines (les opérations au jour le jour) pourraient être interdites ou très fortement réglementées. Les opérations de vente à découvert devraient aussi être fortement découragées. Nous savons depuis une vingtaine d’années, d’un point de vue théorique, que ces mécanismes de spéculation sont très profondément déstabilisants. Ceux qui affirment que la spéculation est stabilisante partent de l’idée que l’on est dans un monde d’information parfaite. Or on sait très bien qu’il suffit d’intégrer dans les modèles de spéculation des éléments d’information imparfaite – je me réfère là aux travaux de James Grossman et de Joseph Stiglitz (3) – pour montrer qu’au contraire on aboutit à des phénomènes de déstabilisation extrêmement forte.
Il faut donc absolument limiter la spéculation interne.

Le troisième prérequis est l’union bancaire. On en discute, c’est une bonne chose. Je ne pense pas qu’un passage à la monnaie commune implique d’abandonner ce projet d’union bancaire car il est extrêmement important que les banques, dans les pays qui accepteraient cette monnaie commune, aient les mêmes règles prudentielles et les mêmes règles sur la banque de détail. Il est d’ailleurs complètement aberrant que, dans le cadre d’une monnaie unique évidemment beaucoup plus exigeante qu’une monnaie commune du point de vue d’une union bancaire, on ait laissé les pratiques des banques de détail diverger de la manière que l’on connaît dans les années qui ont précédé la crise. C’est ce qui explique en particulier l’ampleur des dettes des banques espagnoles et le problème des banques irlandaises.

Quelle sera la place de cette monnaie commune dans un système monétaire international ?
Il faut revenir en arrière : en 1995 (l’euro n’existait pas encore), le dollar ne constituait que 59% des réserves des banques centrales. Il est passé de ce niveau à 70% des réserves des banques centrales mondiales en 2003. Autrement dit, l’introduction de l’euro ne s’est pas faite contre le dollar, elle s’est faite contre les petites monnaies (la livre, le yen, le franc suisse). Ce sont ces monnaies qui ont le plus souffert de l’introduction de l’euro.

Si aujourd’hui nous pouvions mettre en place une monnaie commune, celle-ci pourrait à terme devenir un point de référence pour les banques centrales, ce qui impliquerait évidemment que soient émises progressivement des dettes dans cette monnaie commune, en particulier dans le cadre de transactions entre la zone de la monnaie commune et le reste du monde. Car s’il n’y a pas de dette libellée dans la monnaie commune, on ne peut espérer voir cette monnaie commune servir d’instrument de réserve.

Cette monnaie commune aurait l’immense avantage d’attirer à elle toute une série de pays car ce système beaucoup plus souple que la monnaie unique qui fonctionne aujourd’hui, garantit en même temps une certaine stabilité face aux spéculations internationales. Il est parfaitement imaginable que des pays comme la Russie ou la Chine, sans demander à faire partie de la zone de la monnaie commune, décident d’indexer leur monnaie sur cette monnaie commune. On sait que les dirigeants de ces deux pays ont appelé à l’émergence de nouvelles monnaies de réserve internationales. Ils n’ont évidemment plus confiance dans l’euro dont on voit depuis deux ans et demi la part dans les réserves des banques centrales diminuer régulièrement. Ils n’ont pas plus confiance dans le dollar.

Ceci m’amène à un dernier point d’une importance tout à fait considérable.
On répète à l’envi que l’euro est l’innovation qui a fait le plus pour la création d’une Europe fédérale. Mais en réalité l’Union européenne est en train d’être détruite par l’euro.
Elle est minée par l’ampleur de la crise récessive que nous connaissons, crise qui peut à chaque instant se transformer en une véritable dépression. Pour l’instant la zone euro ne connaît qu’une récession mais nous voyons bien que si, en particulier, la consommation française devait fléchir de manière significative cet hiver, elle entraînerait avec elle une dépression dans toute une série de pays.

Nous voyons que l’euro agite et accroît les divergences au sein des peuples et entre les peuples. Nous savons à quel point les Grecs et les Allemands aujourd’hui pratiquent ce qu’on pourrait appeler « l’amour vache ». Il en est de même entre le Portugal et l’Allemagne. Cela devient aujourd’hui un objet de débats à l’intérieur de pays, en particulier, dans le cas espagnol, entre la Catalogne et le gouvernement central. Il est clair que le problème de la Catalogne – et, plus généralement, des régions développées de l’Espagne par rapport au reste de l’Espagne – va se poser de manière dramatique avec les plans d’austérité à répétition que connaît ce pays. Ce problème va mettre des limites très nettes, très importantes, à ces plans d’austérité. Je prends le pari que le gouvernement espagnol ne prendra pas – ou n’appliquera pas – un certain nombre de mesures si celles-ci risquent de mettre en cause l’intégrité territoriale de l’Espagne.

Nous n’avons donc pas d’autre issue que la monnaie commune.
Bien sûr, nous pourrions imaginer un éclatement désordonné de la zone euro. Mais cet éclatement serait nécessairement quelque chose d’assez traumatique et nous serions de toute façon amenés à revenir progressivement vers la solution de la monnaie commune.

Il existe une troisième voie entre l’éclatement et la poursuite de l’austérité, la poursuite de la récession et de la dépression, c’est une décision européenne de dissoudre la zone euro. Si cette décision était prise par le Conseil ECOFIN (Conseil « Affaires économiques et financières »), elle aurait pour elle le fait d’être un acte européen qui, d’une certaine manière, indiquerait la poursuite de l’Union européenne (en dépit de la fin de la monnaie unique). Elle permettrait par ailleurs de manière relativement simple de mettre en place les institutions de coordination structurelle absolument nécessaires pour gérer la monnaie commune.
Autrement dit, il est de la plus grande importance que les différents gouvernements ne s’entêtent pas dans la voie qu’ils ont choisie pour l’instant et qu’ils comprennent avant qu’il ne soit trop tard qu’il est important d’avoir une autre politique, d’avoir un autre fer au feu.

C’est cet hiver que nous verrons le point de rupture. Mais nous ne pouvons pas savoir si la raison l’emportera et si l’idée d’une dissolution concertée, coordonnée, s’imposera ou si, certains dirigeants restant figés dans leurs certitudes et dans leurs illusions, nous irons vers des sorties échelonnées de la zone euro qui conduiraient évidemment à un éclatement de l’euro et rendraient beaucoup plus difficile – mais certes pas impossible – la reconstitution d’une monnaie commune par la suite.

Je vous remercie.

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(1) La troïka est composée de la Commission européenne, de la Banque centrale européenne et du Fonds monétaire international.
(2) Lors de son conseil fédéral des 22 et 23 septembre 2012, le parti Europe Ecologie – Les Verts (EELV) s’est prononcé (à la majorité de 70,64% des exprimés) contre la ratification du TSCG, « dont une lecture stricte ne répondra pas durablement aux crises auxquelles est aujourd’hui confrontée l’Union européenne et constitue un obstacle à la transition écologique… »
(3) Si toute information utile était reflétée dans les prix du marché nul agent ne serait incité à acquérir cette information coûteuse. Mais si personne n’est informé il devient rémunérateur pour un agent de s’informer. Ceci démontre qu’un équilibre efficient au sens informationnel n’existe pas. S.J. Grossman et J.E. Stiglitz, « Information and Competitive Systems » in American Economic Review, vol. 66, n°2/1976, Papers and Proceedings, pp. 246-253. Voir aussi, des mêmes auteurs, « On the Impossibility of Informationally Efficient Markets » in American Economic Review, vol. 70, n°3/1980, pp. 393-408.

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Le cahier imprimé du colloque « L’euro monnaie unique peut-il survivre? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation

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