Tout est bien qui a une fin

Intervention de Wilhelm Nölling, Professeur d’économie à l’Université de Hambourg (Allemagne), ancien parlementaire et ancien membre du SPD et de la Bundesbank, au colloque « L’euro monnaie unique peut-il survivre? » du 24 septembre 2012.

Tout d’abord, nous devons tous accepter une vérité fondamentale : c’est la monnaie unique qui est absurde et pas la dette publique ou les dettes extérieures. Voilà des sujets dont on parle beaucoup, mais qui ne sont pas le problème de fond. Ils n’en sont que les conséquences accablantes.

L’efficacité d’une monnaie repose sur le fait que les citoyens sont convaincus de sa pérennité et de son utilité indéfectible pour le pays. Une fois la confiance des citoyens gagnée, la monnaie doit être à même de fonctionner correctement. J’aimerais vous rappeler que, dans une société démocratique, il n’existe, à ma connaissance, aucune institution plus importante qu’un ordre monétaire sur lequel on peut compter.

Nous savons tous qu’un patchwork de dix-sept nations – aujourd’hui encore fondamentalement indépendantes et largement hétérogènes – a vu le jour, dénué de toute protection émanant d’une Europe économiquement et politiquement unie. Une tâche qui était impossible à accomplir à l’époque et qui l’est encore aujourd’hui.

Il n’y a pas d’autre endroit au monde où telle entreprise visant à imposer un ordre monétaire dans un environnement économique et politique aussi varié ait été lancée. Voyez à quel point la situation de l’Europe est unique et mesurez l’audace de la classe politique de l’époque de mettre en place, ou mieux, de prendre le risque de mettre en place une telle nouveauté. De plus en plus de personnes, y compris parmi ceux que l’on nomme leaders, semblent se rendre compte qu’il convient de considérer aujourd’hui la création d’une monnaie non expérimentée comme l’erreur la plus dévastatrice de l’histoire monétaire de l’humanité.

Cette union monétaire a été pensée avec obstination pour durer à jamais, pour résister à toute éventualité d’éclatement en dépit des conséquences si l’aventure venait à échouer. Après douze années d’existence, il est désormais clair que l’euro peut être assimilé à une tumeur du cerveau inopérable dont la classe politique refuse d’admettre l’existence. Devant cette situation, les sorciers-guérisseurs à l’œuvre avec leurs scalpels affûtés négligent la cause réelle de la maladie et enchaînent les stratégies médicales les unes après les autres, inefficaces, pour ne pas dire contre-productives. Ils perdent ainsi du temps et, au lieu de guérir leur patient, dépensent des sommes astronomiques tandis que ce dernier traîne un mal qui le conduit vers une mort certaine.

En outre, la classe politique européenne, sans exception aucune, n’utilise pas à bon escient l’expérience ratée de l’euro comme moyen de changer radicalement non seulement notre ordre monétaire, mais aussi le système dans son ensemble tel que nous l’avons toujours connu.

On met en place de nouvelles institutions qui empiètent sur le droit des parlements et des États indépendants en matière de contrôles de dépenses antidémocratiques par les bureaucrates de Bruxelles. Elles s’immiscent dans les marchés financiers au point de faire du Fonds luxembourgeois à compartiments multiples le maître du contrôle de l’argent y compris de la Banque centrale et de le distribuer à la guise des bureaucrates.

Savons-nous vraiment ce que les politiciens et bureaucrates de Bruxelles ont à l’esprit lorsqu’ils parlent de superviser l’ensemble des banques en Europe ? De même, pour intervenir dans la préparation et la réalisation de pas moins de dix-sept budgets nationaux, Bruxelles et Luxembourg auront besoin de milliers d’experts hautement qualifiés, à salaires compétitifs bien entendu. Après la mise en place d’un bureau des affaires étrangères, absolument inutile, à la tête de plus de 3 000 diplomates, nous verrons bientôt émerger deux institutions encore plus grandes et beaucoup plus puissantes.

Verser de l’argent aux gouvernements dans le besoin – c’est ainsi que je les appelle – deviendra très certainement une pratique aisée et lucrative pour éviter les réformes et pour permettre à ces gouvernements de garder une main dans la poche d’autres Européens, une manière déplorable d’adhérer aux idées d’une Europe libre et démocratique. Au lieu de cela, le mot d’ordre sera « qui ne demande rien n’a rien », et bientôt, une grande partie de l’Europe s’habituera à des doléances permanentes.

Les Européens doivent se réveiller et prendre conscience des changements en route qui transforment l’Europe en un monstre de bureaucratie manquant de responsabilité et comptant ouvertement sur l’argent gagné par les autres. Nous devrons nous habituer à des taux de chômage toujours en hausse et à une dette publique imparable tandis que la planche à billets des banques centrales affichera le plein emploi.

En résumé, trois institutions soulignent la voie vers une Europe nouvelle :

Tout d’abord, une Banque centrale européenne dotée d’un pouvoir et d’une volonté politiques pour alimenter les marchés en capitaux, brisant ainsi la loi des non-remboursements.
Ensuite, un organe directeur des marchés financiers, basé à Luxembourg.
Enfin, une agence de contrôle des budgets des États, basée à Bruxelles.

À l’inverse de la création de ces pierres angulaires très puissantes, non contrôlées et incontrôlables de l’Europe nouvelle, nous nous trouvons devant des parlements et des gouvernements qui, sans exception, perdent de leur puissance, de leur influence et de leur prestige. Oui, il s’agit d’une structure nouvelle et plutôt déséquilibrée, en faveur de moins de liberté et de moins de démocratie.

Dans la lutte à venir, tandis que les bureaucrates s’échineront à s’établir et à trouver leur place pour coordonner et exécuter une nouvelle politique commune, il sera fort déplaisant de voir le chaos dégénérer en catastrophe. De même, il sera intéressant d’observer si, oui ou non, des millions d’Européens protestent contre cet empiètement sur leurs droits et leurs conditions de vie en voyant le renflouement incessant des États en faillite et les énormes transferts d’argent et de droits de propriété. Ce n’est qu’une question de temps pour que ces conséquences du nouvel ordre deviennent de moins en moins acceptables et supportables.

Mon parcours en tant qu’économiste et homme politique de longue date me fait penser avec certitude que cette Europe deviendra incontrôlable et que les États donateurs et les États bénéficiaires de l’aide permanente perdront l’estime d’eux-mêmes et leur espoir en un avenir prometteur d’une zone euro intégrée sur le plan monétaire.

En effet, je propose que nous abandonnions la vieille Europe que nous avons connue. Celle qui émerge ne sera pas aussi paisible, et, plus important encore – je me permets d’insister sur ce point –, elle ne représentera plus un acteur sérieux, puissant et fort de l’économie mondiale, fortement compétitif et productif. Ajoutez à cela l’issue la plus probable, à savoir l’affluence sur les marchés européens de capitaux illimités créateurs d’hyperinflation afin d’effacer les vestiges d’une aventure infortunée pensée il y a plus de vingt ans.

Ce qui me frappe le plus, c’est l’absence absolue d’objectifs convaincants à l’horizon. Quand cette transformation des institutions de l’Europe touchera-t-elle à sa fin ? Combien d’années faut-il attendre avant de pouvoir profiter d’une zone euro plus homogène, dans laquelle tous les membres sont enfin compétitifs et autonomes ? Est-il seulement envisageable d’attendre une suppression graduelle des contrôles ainsi que des financements des déficits des États par la planche à billets ? Est-il seulement envisageable d’arrêter de renflouer des pays sous tension permanente en transférant – comme je l’ai indiqué plus tôt – des sommes d’argent énormes des pays du nord vers les pays du sud ? Nous devons également admettre que la tentative de surmonter une crise existentielle que nous nous sommes infligée en renonçant à toutes valves de sécurité contre les tempêtes inflationnistes est réellement vouée à l’échec.

Je tiens à partager publiquement mon analyse de la situation et mes pronostics pour l’avenir, en dépit de leur caractère préoccupant. Pour autant, je ne m’enfermerai jamais dans un rôle négatif de pessimiste réaliste. Souvent au cours de ma vie, je me suis senti obligé de contribuer à la création de programmes socio-économiques en Allemagne, cela remonte même à 1966. Après avoir analysé le traité de Maastricht en 1992 et 1993 – à cette époque, j’avais quitté le Conseil de la Banque fédérale d’Allemagne, la Bundesbank –, j’ai écrit, dans mon livre intitulé « Monetary policy in Europe after Maastricht » (La politique monétaire en Europe après Maastricht) au chapitre 4, « What if Maastricht fails ? » (Que se passera-t-il si Maastricht échoue ?) , mon absolue certitude quant à l’enlisement du projet. J’ai proposé pas moins de cinq alternatives, car je savais les jours de la toute-puissante Bundesbank comptés. C’est ainsi que j’ai avancé la solution qui me semblait la meilleure dans l’hypothèse où l’Europe devait aspirer à une monnaie unique, à savoir privilégier un modèle bilatéral. J’ai donc rappelé ma proposition, déjà avancée en 1989 et 1990, et là je cite un passage de mon livre : « s’agissant de la possibilité d’une union monétaire entre l’Allemagne et la France, on pouvait à peine exagérer la fascination politique suscitée par une telle démarche. »

Aujourd’hui, je m’interroge : devons-nous accepter le désordre créé par les grands experts du passé ? Avons-nous le temps de penser un système plus prometteur sur les ruines de l’actuel ? Comme nous ne savons pas précisément quand l’approche privilégiée aujourd’hui donnera la preuve irréfutable de son potentiel destructeur, nous sommes contraints d’aider à provoquer la nécessité du changement. Nous devons faire tout notre possible pour trouver des solutions plus acceptables et moins coûteuses. Pour commencer, je voudrais modifier le titre de la comédie de Shakespeare (1), comme je l’ai fait en donnant un titre à mon exposé : « Tout est bien qui a une fin. »

Trois options s’offrent à nous :

La première consiste à ce que l’euro demeure un choix irréversible en dépit de son pouvoir destructeur. Prévoir ce qui va se passer à court et moyen terme est au-delà de nos compétences à tous. La politique commune va probablement réagir en fonction de ce qui semble réalisable et poursuivre l’agonie, en particulier étant donné le contexte actuel – et je me réfère à l’intervenant précédent – de l’économie mondiale qui se dégrade à grande vitesse.

Cependant, des problèmes s’annoncent en raison de la récente décision de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe – M. Chevènement y a fait référence le 12 septembre (2) – visant à porter un regard critique sur l’intention de la Banque centrale européenne d’acquérir des obligations d’États sur le marché secondaire, ce qui, à mon sens, pourrait porter un coup sérieux au principe du plan de sauvetage. La Cour considère que la pratique est illégale et rendra un nouveau verdict ultérieurement, je l’espère, avant le mois d’octobre.

La deuxième option risque d’entraîner la sortie douloureuse, les uns après les autres, des membres en faillite. Cette approche permettrait de libérer les pays des entraves de la réglementation sur l’euro dans l’espoir de meilleurs résultats en continuant seuls ou en coopération avec un ou deux membres pareillement écœurés. Les partenaires restants se sentiraient amputés, dans l’impossibilité de stopper l’hémorragie.

La troisième option pour minimiser les frictions et pour établir une zone euro viable est celle que j’ai proposée dès le début de la crise monétaire : nous devrions essayer de regrouper la zone euro actuelle, bien entendu sur la base du volontariat, pour former un noyau dur constitué de cinq à six États membres qui semblent qualifiés pour supporter la pression d’une nouvelle zone euro revitalisée. Les États membres relégués devraient alors s’adresser à un organe bien établi, en place depuis 1979 lorsque Valery Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ont développé et mis en place le deuxième mécanisme de taux de change européen. Ce dernier pourrait bien sûr admettre également les sortants de la deuxième option.

Devant l’opposition insurmontable à l’égard de la troisième option – celle qui a ma préférence –, je pense que le destin de l’Europe sera davantage déterminé par la deuxième option, avec l’hémorragie continue des États restants, amputés de ceux qui ne pourront plus faire face, prouvant ainsi l’inadéquation de nos leaders et institutions.

Je vous remercie de votre attention.

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(1) Le Dr. Nölling fait référence à la pièce de Shakespeare « Tout est bien qui finit bien » (« All’s well that ends well ») écrite entre 1604 et 1605.
(2) Voir « Un tout petit répit au système de l’euro » dans le Carnet de Jean-Pierre Chevènement :

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Le cahier imprimé du colloque « L’euro monnaie unique peut-il survivre? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation

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