Un nouvel ordre monétaire international n’est pas un luxe mais une nécessité
Intervention de Paul Jorion, docteur en Sciences Sociales de l’Université Libre de Bruxelles, au colloque « Quelles solutions pour le système monétaire international? » du 14 novembre 2011
Nous sommes dans une situation d’urgence.
Sami Naïr a évoqué le putsch que viennent de subir la Grèce et l’Italie. Ce qu’on leur propose aujourd’hui, ce qu’on nous proposera demain, c’est la poursuite dans une voie démentie par les faits depuis 2008 : celle de la privatisation, de la dérégulation. On persiste dans cette voie tout en essayant de résoudre des problèmes de crédit alors que chacun sait que la situation actuelle est due au fait qu’on a remplacé les revenus défaillants des entreprises et des ménages par un accès facilité au crédit : « Vos salaires ne vous permettent pas aujourd’hui de payer ce dont vous avez besoin ? Utilisez donc vos salaires de demain ! » Le problème qui se pose aujourd’hui est tout simplement projeté dans l’avenir. C’est exactement ce qui s’est passé pour la Grèce : « Vous avez trop de dette pour entrer dans la zone euro, un swap de change trafiqué vous permettra de projeter ces problèmes dans l’avenir ! » Il s’agit du processus que la psychanalyse a appelé le « refoulement ». Mais comme l’on sait, le refoulement ne peut pas se poursuivre indéfiniment. À terme, le retour du refoulé provoque l’effondrement de la personnalité. On balaye les poussières sous le tapis, mais quand la bosse finit par remplir la pièce, il devient impossible d’ignorer le problème plus longtemps.
Dieu merci, ce putsch est en train d’échouer. On impose à la tête de la Grèce et de l’Italie des gouvernements d’unité nationale, dirigés par des techniciens (ou technocrates). Des dirigeants de banques centrales sont placés à la tête de gouvernements d’unité nationale sous prétexte d’obtenir un consensus. Cela sans aucun résultat : le taux à dix ans de l’Italie n’a pas pour autant décollé ce jour-là du niveau des 6,70%. Les marchés ne manifestent aucune réaction. M. Papademos n’a pu ramener le taux que l’on réclame à la Grèce sur dix ans en-dessous de 26%. Combien de pays peuvent payer 26% sur leur dette ?
Ce putsch ne réussit pas, il ne convainc pas les marchés qui constituent la structure même du système dans lequel nous nous trouvons, un système bâti sur du crédit pour remplacer des revenus.
Il faut revenir en arrière pour comprendre comment on en est arrivé là. Le philosophe des sciences Paul Feyerabend recommandait, quand un paradigme est épuisé, de revenir à la bifurcation antérieure : au moment où ce paradigme avait été préféré à un autre, dont l’heure est alors probablement venue.
Quand des gouvernements d’unité nationale ne réussissent pas (et les marchés révèlent aujourd’hui leur échec), ils font place à des comités de salut public, qui risquent, si les problèmes à résoudre restent mal formulés, de n’arriver à aucun résultat non plus. C’est alors la rue qui prend l’initiative. Et à la vaine agitation de la rue succèdent des dictatures militaires. Les problèmes dont nous parlons ce soir ne sont donc pas purement théoriques, ils touchent directement aux types de régimes sous lesquels nous pouvons être amenés à vivre. Or nous sommes d’accord sur le fait que la démocratie, même si elle ne fonctionne pas de manière satisfaisante en ce moment, reste un idéal que nous devons défendre.
La bifurcation à laquelle il faut revenir est le choix fait en 1944 à Bretton Woods. La guerre n’est pas encore terminée mais, déjà, un certain nombre de puissances, en particulier la Grande-Bretagne et les États-Unis, reconstruisent et posent les bases d’un nouvel ordre monétaire international. Dans cette situation de fin de la Deuxième guerre mondiale on tire les conclusions qui s’imposent du fait que les États-Unis, qui n’ont pas subi la guerre sur leur territoire, représentent 70% de la création de richesse mondiale. Considérer en 1944 que l’économie mondiale se confond avec l’économie des États-Unis n’est pas une approximation dénuée de plausibilité. Les autres économies sont à genoux. Je ne parle pas de la Grande-Bretagne, je ne parle pas de la France, ni de la Russie, ni du Japon… tout cela n’existe provisoirement plus. [C’est aussi à ce moment que pour cette raison précisément on prend la décision de mesurer les dépenses d’un pays par rapport à son PIB au lieu de les comparer à ses recettes ; il aurait fallu revenir au bon sens économique aussitôt que les circonstances économiques l’auraient permis]. C’est dans ce contexte que l’on décide de considérer le dollar, devise domestique des États-Unis, comme monnaie de référence mondiale également. En 1944, il y avait une certaine plausibilité à cela mais les textes auraient dû prévoir que le jour où l’économie des États-Unis ne représenterait plus une part aussi écrasante de l’économie mondiale il faudrait remettre les choses à plat. Ce jour est arrivé il y a un certain temps déjà puisque la richesse des États-Unis ne représente plus aujourd’hui qu’environ 25% de la richesse mondiale.
M. Triffin, économiste des années 60, rappela les faits suivants. Pour qu’une banque centrale puisse jouer son rôle et maintenir la stabilité des prix, il faut que la monnaie créée représente la richesse effectivement produite à l’intérieur d’un pays, or le dollar a une double fonction : il représente la richesse domestique américaine et, sous le nom d’eurodollar, circule dans le reste du monde, servant de monnaie de référence, de monnaie de réserve utilisée par les autres nations pour réguler leur commerce international (importations et exportations). Triffin attira alors l’attention sur le fait qu’une devise ne peut bien évidemment pas représenter deux richesses à la fois.
En 1944, le dollar est ancré à l’or (au taux de 35 dollars pour une once d’or fin). Les dépenses considérables engagées par les États-Unis pour la Guerre du Vietnam inquiètent les autres pays, essentiellement la France et la Suisse, qui demandent l’échange des dollars qu’ils ont en réserve contre de l’or. Comme l’or vaut alors bien plus que 35 dollars l’once, Nixon dénonce unilatéralement en 1971 la parité or/dollar. Or cette dernière contraignait jusque là les États-Unis à maintenir un certain contrôle sur les dollars qu’ils émettent. Il n’existe dès lors plus de limite : les États-Unis peuvent imprimer des dollars à la demande, laissant la responsabilité de la gestion de cette masse monétaire au reste du monde.
L’attitude actuelle de la Chine doit être interprétée dans ce cadre-là. En effet, l’ancrage du yuan au dollar est la seule position défensive envisageable dans un tel contexte, où les États-Unis peuvent jouer à leur guise de la dévaluation compétitive de leur monnaie. Difficile de reprocher à la Chine de faire ce que l’ensemble des autres devises auraient dû faire en réalité pour se prémunir contre la désinvolture américaine. Comme l’a dit Jean-Michel Quatrepoint, la Chine s’adapte aux circonstances. Mais elle le fait à un rythme qu’elle peut moduler en faisant pression sur le taux de change de l’eurodollar avec les autres devises, ce que lui permet son énorme réserve de dollars qu’elle a la capacité d’injecter dans l’économie mondiale ou de retirer à sa guise.
Voilà la situation dans laquelle nous nous trouvons. Que faire quand, comme en 2008, une récession frappe ?
Faire une relance « keynésienne » ? Seuls les États-Unis en ont la capacité grâce à leur « planche à billets ». Ils émettent des dollars qui se transmutent en problème pour le reste du monde ! C’est à juste titre que la Banque centrale européenne n’a pas été dotée de cette capacité. Il faut en effet rester attaché au principe selon lequel la monnaie créée à l’intérieur d’un pays (ou d’une zone économique dotée d’une monnaie unique, comme la zone euro) doit représenter une véritable création de richesse. Si ce principe n’est pas maintenu, l’hyperinflation n’est pas nécessairement au coin de la rue mais le risque que ferait courir une hyperinflation est d’une telle gravité qu’il ne faut à aucun prix le prendre. Quand l’hyperinflation est là, la machine ne répond plus et aucune instance monétaire, aucune instance gouvernementale, ne dispose encore du moindre pouvoir qui lui permettrait de face à la situation.
Une autre option existait en 1944 à Bretton Woods, option présentée par John Maynard Keynes. [Ironie de l’histoire, la position américaine était alors défendue par Dexter White dont nous savons aujourd’hui qu’il était aux ordres du Kremlin…]. John Maynard Keynes préconise « un ordre économique pacifié ». Cette idée de paix s’était imposée à lui à partir de 1929, quand, face à la crise, montaient en puissance en Europe des alternatives de type totalitaire et autoritaire dont Keynes considérait à juste titre qu’elles étaient des voies sans issue. Paradoxalement, il reprend sans doute une idée d’Ernst Friedrich Schumacher (qui a connu la renommée dans les années 1970 grâce à son livre « Small is beautiful » (1), l’un des grands fondateurs du mouvement écologiste sous sa forme décroissante, un Allemand installé en Angleterre, un économiste qui deviendra très proche de Keynes et qui s’inspire d’une invention due à Hjalmar Schacht (qui fut directeur de la Banque centrale allemande avant de devenir le ministre des Finances de Hitler). Schacht était parvenu à reconstruire une force militaire (dans un pays qui peinait à s’acquitter des compensations imposées par le Traité de Versailles) en créant pour ce faire une économie parallèle fondée sur une pacification des rapports économiques entre l’Allemagne et d’autres nations, par des échanges équitables, par un système de Bons (comme le sont par exemple aujourd’hui les « chèques-repas »). Schumacher avait rédigé à ce sujet un rapport remarqué par Keynes qui vit là le système qui permettrait de reconstituer un ordre monétaire international pacifié. Il ne s’agit pas, dans ce cas, d’utiliser la devise d’une nation particulière mais de créer de toutes pièces une monnaie qu’on ne verra jamais circuler dans les boutiques. Personne n’aura jamais de « bancor » dans sa poche, en supposant qu’on ressuscite le projet de Keynes qui avait dénommé ainsi une future monnaie de compte internationale. Celle-ci fonctionnerait au niveau d’une « chambre de compensation internationale multilatérale » qui permettrait aux nations d’échanger leurs produits à un niveau supérieur à l’aide d’un système comptable dont l’unité de compte est le bancor. Beaucoup d’avantages résultent, en cascade, d’un tel système : la disparition des paradis fiscaux, l’impossibilité de faire circuler des capitaux purement spéculatifs à l’intérieur des zones économiques liées par l’accord, etc. À l’intérieur de ce système il n’y a pas d’avantage à être exportateur net par rapport à importateur net : tous deux voient leurs échanges rééquilibrés par une dévaluation ou une réévaluation annuelle, tous deux sont pénalisés par des amendes en cas de récidive.
C’était là la proposition faite par Keynes en 1944. Elle ne fut pas prise en considération en raison du rapport des forces de l’époque (les États-Unis représentant, je le rappelle, 70% de la croissance mondiale, le reste du monde, 30%). La solution américaine fut adoptée en négligeant le fait que l’économie des États-Unis ne représenterait pas éternellement 70% de la richesse mondiale.
Aujourd’hui, les États-Unis disposent, de fait, d’une minorité de blocage au niveau du FMI. En raison de leur puissance militaire, ils jouent également le rôle de gendarme du monde, fonction que bien des États leur abandonnent volontiers. Le rapport des forces leur reste très favorable dans le concert des nations.
En octobre 2009, M. Zhou Xiaochuan, président de la Banque centrale chinoise, a prononcé un discours prescrivant de revenir au projet proposé par John Maynard Keynes en 1944. Il a été entendu à Paris : nous savons que M. Sarkozy est allé défendre une position de ce type devant M. Obama. Nous savons aussi que M. Obama lui a claqué la porte au nez, raison pour laquelle on a peu parlé de cette réunion.
Les États-Unis vont-ils abandonner de gaieté de cœur un système qui leur permet de survivre dans un climat économique exécrable en demandant au reste du monde de résoudre leurs problèmes ? La seule façon d’inverser ce rapport de forces serait une pression exercée par l’ensemble des autres États sur les États-Unis, pour exiger un changement de système, pour mettre en œuvre une pacification des rapports entre les nations. Si nous ne le faisons pas, le contexte continuera de se dégrader. Or nous sommes dans une situation d’urgence puisque les marchés ne réagissent même pas positivement au putsch idéologique en cours.
Je parlais tout à l’heure de la poussière poussée sous le tapis, c’est exactement ce que les États-Unis ont fait le 4 août quand ils ont repoussé au 23 novembre l’accord sur le replafonnement de leur dette. Les tensions sont fortes dans le pays, perceptibles même dans la rue. On observe une montée parallèle de l’extrême gauche et de l’extrême droite. La polarisation est perceptible au sein des instances représentatives, à l’intérieur du Congrès et du Sénat. Les problèmes des États-Unis vont réapparaître au devant de la scène à partir du 23 novembre (2).
C’est donc en toute bonne conscience que nous devons mobiliser l’ensemble des nations en vue d’obtenir des États-Unis qu’ils s’associent à la mise en place d’un nouvel ordre monétaire international propre à succéder à celui qui est mort en 1971. Eux aussi bénéficieront sur le long terme de la nouvelle formule qui leur offrira un cadre leur permettant de sortir de leurs propres difficultés, notamment celles que leur pose le déficit faramineux de leur balance des paiements. En effet, pour produire au fil des années des dollars en quantité suffisante pour servir de monnaie de réserve pour la planète entière, ils ont dû acheter bien davantage qu’ils ne pouvaient produire eux-mêmes. Le sevrage sera sans nul doute douloureux, il n’en est pas moins indispensable. Les États-Unis doivent prendre conscience de ceci au moins : qu’un nouvel ordre monétaire international constitue la condition de survie du système auquel ils sont tout particulièrement attachés.
Merci.
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(1) Small Is Beautiful: A Study Of Economics As If People Mattered, collection d’essais de l’économiste britannique Ernst Friedrich Schumacher, objet d’une première publication en 1973. (éditée en français par Contretemps / Le Seuil sous le titre Small Is Beautiful – une société à la mesure de l’homme.
(2) Le « super comité » chargé de réduire le déficit fédéral des États-Unis a annoncé le 22 novembre l’échec de sa mission. Les démocrates et les républicains n’ont pas réussi à s’accorder sur les mesures d’austérité à prendre afin de réduire la dette de 1200 milliards de dollars du pays.
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