Une tribune de Jean-Luc Gréau, membre du conseil scientifique de la Fondation Res Publica, parue dans Le Monde du 26 octobre 2011.
La monnaie unique nous a été présentée comme un facteur déterminant de la prospérité future de l’Europe, l’instrument qui nous manquait pour consolider nos économies et affronter la compétition internationale qui ne cessait de s’élargir.
Grâce à la force intrinsèque de la nouvelle monnaie, grâce aux conditions d’emprunt favorables qui en découleraient tant pour les emprunteurs publics que privés, et grâce à sa qualité de future monnaie de réserve concurrente du dollar, les économies concernées trouveraient le chemin d’une croissance substantielle et stable. « La monnaie unique sera le garant du plein-emploi« , croyait pouvoir dire Michel Sapin, ministre de l’économie, durant la campagne référendaire de 1992.
Parallèlement, les économistes apôtres de l’expérience soutenaient qu’elle constituait un double rempart, d’abord contre les dévaluations abusives, étrangement qualifiées de « compétitives » dans leur jargon inimitable, contre la gestion laxiste des budgets, ensuite. Opter pour la monnaie unique revenait à dire adieu à une certaine manière de gérer les économies et les Etats, basée sur la facilité, à emprunter le chemin de l’innovation et de la compétitivité créatrice des vraies richesses. Enfin on pouvait escompter que les autorités européennes joueraient le rôle de gardiens vigilants de la nouvelle monnaie.
Notre thèse, à l’inverse, est que la monnaie unique a surgi de cerveaux marqués du double sceau de l’inculture économique et historique.
Premier point : en 1991 et 1992, nous avions un choix crucial à opérer entre l’unification monétaire et le libre-échange mondial. Sachant que les pays qui ont réussi leur unification monétaire, tels que les Etats-Unis, tout au long du XIXe siècle, et l’Allemagne du zollverein (union douanière), avaient opté pour un régime de protection commerciale, destiné tant à consolider leurs industries naissantes qu’à donner la priorité aux échanges intérieurs et à la cohésion du système économique national, il nous fallait décider entre les deux paris de l’unification monétaire ou de la mondialisation commerciale.
Ne l’ayant pas fait, nous avons laissé se développer les forces centrifuges liées au libre-échange au détriment de l’unité de la zone. L’Allemagne illustre cette contradiction. Pour retrouver une compétitivité tous azimuts, elle a délibérément ramené la rémunération de ses salariés au-dessous de leur productivité, mais au détriment de ses partenaires qu’elle écrase, tout en réduisant sa demande intérieure à leur détriment.
Deuxième point : la cohésion économique de l’Europe dépend moins des critères de gestion tels qu’ils sont définis dans les traités, à la mode d’un Gosplan soviétique, que de la capacité effective des différents membres de créer des tissus d’entreprises denses et diversifiés apportant la richesse, les emplois et les recettes fiscales.
Or, la monnaie unique ne pouvait par elle-même entraîner l’essor souhaitable. Le remède esquissé, consistant à doter d’infrastructures neuves les pays les plus « pauvres » en prélevant sur les pays les plus « riches » a subi un échec total. Les bénéficiaires des fonds de cohésion structurels de Jacques Delors sont entrés les premiers dans l’oeil du cyclone. Les transferts de ressources n’ont pas suffi, ils ont même incité certains pays, comme l’Espagne, à choisir un modèle de développement aberrant fondé sur l’essor sans limites du secteur du BTP.
Troisième point : la monnaie forte voulue par ses fondateurs a joué contre leurs objectifs. Ils s’imaginaient qu’elle tirerait les économies vers les hauteurs. Les entreprises choisiraient la haute technologie et les marchés de grand avenir, laissant derrière elles les vestiges de la deuxième révolution industrielle qui avait cependant fait la prospérité de l’Occident de l’après-guerre. Elles obéiraient ainsi au schéma, d’une simplicité confondante, qui assigne à l’Occident la supériorité technique et managériale pour laisser au reste du monde les productions vulgaires où la créativité et la qualification des personnes jouent un rôle secondaire.
L’expérience a démontré au contraire que les industries anciennes restaient indispensables, ce que les Allemands ont compris, et que nos concurrents de l’ancien tiers-monde étaient en mesure de nous égaler, voire de nous surpasser. L’euro surévalué est ainsi venu ajouter ses effets dommageables à ceux du libre-échange inconditionnel. C’est pourquoi les managers européens poursuivent le déménagement de leurs activités européennes vers les verts pâturages de l’Asie émergente.
Quatrième point : la zone euro n’a jamais été étanche. Nous vivons dans un monde étrange. Les créances nées d’un côté de l’Atlantique peuvent migrer en masse vers l’autre côté. C’est ainsi que le krach du marché hypothécaire américain a pu dévaster les comptes des banques européennes, puis nous avons plongé dans la grande récession. Celle-ci a provoqué à son tour une dégradation des comptes publics sans équivalent depuis la seconde guerre mondiale.
La plupart de nos dettes publiques, encore gérables à la veille du séisme de 2008, ne le sont plus, le seuil critique ayant été dépassé. Qui peut prétendre que les dettes grecque, irlandaise, portugaise, espagnole, italienne, voire française et belge, sont remboursables ? Et qu’adviendra-t-il à la surpuissante Allemagne si, demain, ses partenaires sont à terre ?
Cinquième point : comment se fait-il que les banques soient en faillite virtuelle du fait de leurs souscriptions de mauvaises dettes publiques, alors que leurs dirigeants n’ont cessé de dénoncer la gestion laxiste des Etats dont ils acceptaient les titres d’emprunt. La procédure qui a consisté à confier à de grandes banques sélectionnées, les « primary dealers », la prise ferme des nouveaux emprunts, débouche sur une aberration. Les Etats et les banques sont les otages les uns des autres. C’est ainsi que le profane doit comprendre le scénario de ces deux dernières années.
En 2009, il s’est agi de sauver les Etats, comme la Grèce et l’Irlande, pour sauver l’euro. En 2010, il s’agit de sauver les banques pour sauver, s’il en est temps encore, les économies en même temps que l’euro.
Il est sans doute trop tard. Impossible de remédier aux écarts de compétitivité au sein de la zone sans une reconfiguration ou un éclatement de l’euro, synonyme de crise des marchés du crédit à l’échelon occidental ou mondial. Impossible de réaliser la réduction des montants dus par les Etats pour les remettre à flot sans faire basculer les détenteurs des emprunts, banques ou compagnies d’assurances, vers la cessation de paiement.
Au moment où l’euro entre en agonie pour quelques semaines ou quelques mois, nous voudrions attirer l’attention sur ce qui devrait être l’impératif absolu de tout dirigeant politique et économique. Aucune économie ne peut vivre sans système de crédit en ordre de marche.
Dès lors que le nôtre est en péril grave, il convient d’envisager la recréation, en urgence, d’un nouveau système de crédit, doublement appuyé sur l’épargne intérieure et les nouvelles banques centrales à instituer, pour empêcher une dépression sans précédent historique. Cessons de gloser sur le fétiche euro et sur la gouvernance européenne, agissons pour la survie de nos économies et de nos populations.
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