Intervention de Jean-Pierre Filiu

Intervention de Jean-Pierre Filliu, professeur associé à Sciences Po, au séminaire « Un printemps arabe? » du 26 mai 2011

Messieurs les ministres, Monsieur le professeur, Monsieur l’ambassadeur, Mesdames, Messieurs, je suis très ému de parler à cette tribune. Beaucoup, dans cette salle, connaissent, maîtrisent, pratiquent le sujet bien mieux que moi. Comme Jean-Pierre Chevènement a eu l’amabilité de le signaler, je ne pourrai poursuivre le débat avec vous car je suis attendu à Sciences Po pour y parler de … la révolution arabe !

Au-delà de la démocratisation, le concept-clé de ces mouvements – que je me permettrai de décrire dans un livre très prochain sur « La révolution arabe » (1) – est la nation, avant même d’être la démocratie. Taḥrīr, la place centrale du Caire où s’est mobilisée la contestation contre Moubarak, Taḥrīr, cela veut dire « libération » et cela est un symbole à tous égards. Ce que nous voyons aujourd’hui est le prolongement d’une longue histoire de près de deux siècles, celle de la Nahda, la « renaissance ». Cette renaissance est aujourd’hui en train de se déployer, de se réaliser, avec beaucoup de souffrances mais aussi avec beaucoup de joies pour chacun des peuples concernés qui construisent un nouveau récit national en devenir.
C’est pourquoi, avant même la mort de Ben Laden, au cours d’un raid américain dans la nuit du 1er au 2 mai 2011 à Abbottabad, Al-Qaïda ne pouvait pas faire face à des mouvements d’une telle ampleur car l’Arabe virtuel, le Musulman sans nation, dont elle parlait, n’existe pas. Le seul pays qui ait été construit sur l’Islam est le Pakistan. On connaît la suite : une génération après l’indépendance en 1947, la sécession du Bangladesh a causé la mort de trois millions de Musulmans aux mains d’autres Musulmans. L’identité-même du Pakistan (2), parce qu’elle n’est qu’islamique et qu’elle n’est pas encore nationale, continue de se chercher.
Ce qu’on voit aujourd’hui dans le monde arabe est en fait l’émergence de toutes ces nations. Je rejoins pleinement Hubert Védrine sur le doute qui doit nous animer par rapport aux généralisations. Il faut arriver à maîtriser une forme de dialectique. Ce n’est pas un mouvement panarabe mais un mouvement qui se déploie dans une sphère publique arabe qui est unique parce qu’elle a été mise en mouvement par des moyens de communication – on cite Al Jazeera, Facebook, mais il y en a bien d’autres – et surtout parce qu’elle est portée par la première génération qui parle un arabe de masse, un arabe laïc auquel elle a été initiée hors des cadres de la religion. On a dit beaucoup de mal des programmes d’arabisation ici ou là. On a eu sans doute raison mais aujourd’hui cent millions de jeunes Arabes, femmes et hommes, parlent la même langue et ont accès aux mêmes sources. On a vu pendant ces derniers mois qu’ils ont les mêmes aspirations.

Ce mouvement, qui résonne d’écho en écho min al-moukhit ila al-khalij (de l’océan au Golfe), marque aussi la consécration des frontières postcoloniales.
Depuis 2008, depuis la reconnaissance diplomatique formalisée à Paris entre la Syrie et le Liban, le partage colonial du Moyen-Orient entre la France et la Grande-Bretagne à l’issue du premier conflit mondial est stabilisé. Même la question palestinienne se déroule à l’intérieur du cadre de la Palestine mandataire et le conflit se noue autour des conditions de mise en œuvre du plan de partage, envisagé dès 1947, entre un État juif et un État arabe.
Les mouvements révolutionnaires actuels se déploient derrière ces frontières postcoloniales. Il est frappant de voir comment ces États-nations consolidés régénèrent ou « inventent », pour reprendre ce mot très noble, le récit patriotique en lui offrant symboles et martyrs. Aujourd’hui, le drapeau de l’insurrection libyenne (alam al-istiqlâl) n’est pas seulement le drapeau de la monarchie, c’est le drapeau de l’indépendance, le drapeau de l’État qui, en 1951, avait réalisé l’union entre le Fezzan, la Cyrénaïque et la Tripolitaine avant de se centraliser en 1963. Une dialectique se déploie entre un mouvement qui se vit sur une sphère culturelle et publique arabe et la consolidation des États-nations… qui fait d’ailleurs que c’est toujours l’autre que l’on accuse de franchir les frontières : Kadhafi accuse l’insurrection d’être soutenue par la Tunisie ou par l’Égypte ; l’insurrection accuse Kadhafi de ne vivre que par des mercenaires. Et Bachar el-Assad dénonce les bandes qui traverseraient les frontières ici ou là. La situation évolue toujours à front renversé.

Pour faire écho à ce qu’a dit Hubert Védrine, il est effectivement une illusion lyrique contre laquelle nous devrions nous garder : nous ne sommes pas en 1936, ce n’est pas la Guerre d’Espagne. Les révolutionnaires égyptiens ne vont d’ailleurs pas se battre aux côtés des révolutionnaires libyens, même s’ils savent profondément que le sort de leur révolution dépend de celui de la révolution libyenne. Si Kadhafi était resté inamovible au pouvoir, il aurait déstabilisé la révolution tunisienne avant de se retourner contre la révolution égyptienne. Mais on n’est pas du tout dans un récit de ce type.
La victoire de la révolution s’accompagne d’une déferlante de célébrations patriotiques, avec le drapeau, le drapeau, le drapeau ! L’autre jour, à l’Institut du Monde Arabe, de très jeunes révolutionnaires tunisiens mimaient Superman, avec le drapeau tunisien en guise de cape. Une autre fois, des contestataires marocains, qui arrivaient drapeau en poche, n’ont commencé à parler qu’après avoir affiché le drapeau à la tribune.
Cette révolution se vit dès lors comme une « libération » : On ne demande pas la chute du régime mais son renversement ; on ne demande pas qu’il tombe, on demande à le faire tomber. Ce régime est perçu comme étranger. Il est condamné comme étranger. Il est condamné parce qu’il a trahi la nation.
C’est pourquoi ce mouvement est aussi neutre, voire sympathique à l’égard des Occidentaux. L’Occident n’est pas le problème de ces révolutionnaires. Leur problème est de renverser le traître ici et maintenant, à l’intérieur des frontières de la nation.

Certes on est aujourd’hui dans ce schéma d’ « invention » d’une nation : à bien des égards le processus de construction nationale est resté inabouti, suspendu, parce qu’il était gelé par des dictatures qui n’arrivaient plus à nourrir de liens citoyens avec leurs peuples. Mais je suis convaincu qu’après ce détour par la nation, la Palestine reviendra au cœur.
Pour différentes raisons, elle n’a pas du tout été mise sur le côté ni marginalisée : il y a d’abord le fait que cet honneur, cette dignité, cette Karama, leitmotiv de tous ces mouvements, se résume, s’incarne dans la tragédie palestinienne. Et si demain, l’honneur, la Karama, sont restaurés dans l’espace national, le mouvement sera inabouti tant qu’ils ne le seront pas en Palestine. Ce ne sont pas des mots. C’est quelque chose qui est vécu profondément par cette génération qui a fait la révolution, qui l’a réussie déjà en Égypte et en Tunisie. La première fois que la plupart de ces jeunes et très jeunes militants sont descendus dans la rue, la première fois qu’ils se sont fait tabasser, c’était pour Gaza en janvier 2009. Ils ont vécu une expérience traumatisante et fondatrice difficilement transmissible. Il faut se rappeler les vingt-deux jours où Gaza a été pilonné par une des armées les plus modernes du monde, où un million et demi de personnes sur 360 km2 n’avaient nulle part où fuir. Nous ne le voyions pas mais eux le voyaient. Nous avons beaucoup de mal à comprendre l’ampleur de ce fossé qui s’est creusé parce que la presse occidentale, la presse étrangère étaient interdites d’entrer à Gaza par l’armée israélienne (ce qui, à court terme, s’est révélé un calcul tout à fait judicieux pour ceux qui menaient cette guerre). Mais au même moment les stringers, les correspondants palestiniens qui travaillaient dans Gaza, continuaient à diffuser leurs images, vues vingt-quatre heures sur vingt-quatre par une population arabe effarée par l’horreur de ce qu’elle découvrait. Cette génération, celle qui fait la révolution, c’est celle aussi qui, à dix-huit ans, vingt ans, vingt-cinq ans, a pris ces images de plein fouet et ne les oubliera jamais. Avant les grandes manifestations de ce printemps arabe (qui a eu lieu en hiver), il faut remonter aux manifestations de solidarité avec Gaza en janvier 2009 pour retrouver des cortèges de la même dimension à Sanaa, à Rabat et ailleurs – au Caire beaucoup moins – et on sait ce que tout cela signifiait.

En résumé : retour à la nation sous la forme d’une libération… et retour à la Palestine beaucoup plus vite que certains le prophétiseraient.

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(1) Jean-Pierre Filiu, La Révolution arabe, dix leçons sur le soulèvement démocratique, Paris, Fayard, 2011.
(2) Voir les actes du colloque intitulé « Où va le Pakistan ? » organisé le 22 juin 2009 par la Fondation Res Publica.

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Le cahier imprimé du séminaire « Un printemps arabe? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation

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