Intervention de Sami Naïr

Intervention de Sami Naïr, membre du Conseil d’administration et du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, au séminaire « Un printemps arabe? » du 26 mai 2011

Merci, Monsieur le Président.

Lorsque nous avons décidé d’organiser la réunion d’aujourd’hui, nous ne voulions pas faire concurrence au G8 qui se réunit sur le même sujet (1). Nous voulions d’abord nous faire une opinion.
Les deux propos que nous venons d’entendre nous aident à dessiner le cadre général dans lequel on peut se construire cette opinion.

L’actualité du mouvement que nous examinons pose d’abord un problème de méthode. Nous sommes dans une relation sujet/objet ; nous participons de cet événement d’une manière ou d’une autre. Notre analyse, notre regard, les cadres conceptuels que nous utilisons sont déterminés par notre propre participation. Cela signifie, du point de vue de la méthode, que nous ne pouvons prétendre à l’objectivité et que tout ce que l’on pourra dire ici, aussi profond que cela puisse paraître, doit être considéré comme hypothèses de travail que l’avenir confirmera ou infirmera.
De ce point de vue, j’ai particulièrement apprécié la prudence, naturelle chez un grand diplomate, d’Hubert Védrine. Nous sommes sur un terrain extrêmement fluctuant et nous ne pouvons pas tutoyer l’histoire de ces sociétés en affirmant que quelque chose de fondamental et d’irréversible est arrivé.
Cependant, nous sommes dans une situation très particulière : le moment historique que nous vivons est exceptionnel dans la mesure où, pour la première fois dans le monde arabe, nous assistons à un phénomène aussi important et original.
Jean-Pierre Filiu a raison de l’inscrire dans la logique de la Nahda du XIXe siècle. Mais je nuancerai son propos en disant que c’est aussi une rupture avec la Nahda. La Nahda a posé la question de la « renaissance » essentiellement à travers l’identité culturelle religieuse modernisée alors que nous sommes ici dans un autre paradigme mental, un autre paradigme conceptuel. Mais c’est un point de détail.
Je ne reviendrai pas non plus sur ce qu’il a dit à propos de la Palestine, qui, à mon avis ne se situe pas sur le même plan que celui auquel nous avons affaire avec les révoltes dans le monde arabe.

Je vais essayer de répondre rapidement et de manière très hypothétique à trois questions :
Pourquoi ?
Comment ?
Vers où va-t-on ?
Ce ne sont pas des questions d’évidence. Et il est extrêmement difficile de faire le tri dans la masse des informations qui affluent et des interprétations qui circulent.

I. Pourquoi ?

Je distinguerai, du point de vue de l’histoire, deux types de causalité dans ce qui est arrivé. Je ne me place ni du point de vue de la gestion politique actuelle ni de celui de la décision mais du point de vue de la perspective d’ensemble.

La cause première, la cause fondamentale, est le type de régime sociétal, le système social global qu’ont expérimenté, mutatis mutandis, les sociétés des pays arabes en général, de ceux dans lesquels sont intervenues des révolutions violentes et de ceux dans lesquels ont cours les mobilisations en particulier aujourd’hui. L’expérience fondamentale, la cause première qui a provoqué partout l’explosion, est la contradiction, dans ces pays, entre l’existence de systèmes politiques fermés et la transformation de la société au cours de ces trente dernières années. Nous sommes dans une situation de fermeture des systèmes politiques face à des sociétés de plus en plus ouvertes et de plus en plus complexifiées. Barack Obama l’a dit à sa manière et les manifestants le disent tous les jours : ça ne peut plus continuer parce qu’il y a une contradiction entre ce qu’est devenue la société, sa complexification, et la nature de ces systèmes politiques fermés.

C’est d’ailleurs par ce biais qu’on peut aborder la question de la nation que vient de soulever Jean-Pierre Filiu. Effectivement, partout on voit le drapeau réapproprié par le peuple qui s’identifie à la nation ; celle-ci n’est plus la propriété des gouvernants. Cette ouverture de la société, cette complexification de plus en plus grande, ont fait que les régimes se sont trouvés confrontés à une situation qu’ils ne comprenaient pas. Les diplomaties européennes ne comprennent pas ce qui se passe mais les régimes de ces pays eux-mêmes ont été pris au dépourvu.

On peut faire une typologie des formes d’États qui ont été mises en place depuis Mohamed Ali, c’est-à-dire depuis le milieu du XIXe siècle. Depuis la Nahda, trois grandes formes d’États se sont succédé, mutatis mutandis bien sûr : Celle qui va en gros de 1870 à 1940 ; une autre forme d’État s’instaure à partir de la seconde guerre mondiale jusqu’aux années 1980 ; une troisième forme d’État, que j’appelle « l’État dégénérescent », s’est mise en place depuis la fin des années 1970. Ces trois formes étatiques fonctionnent chacune à leur manière et gèrent chacune à leur manière la conflictualité sociale et politique.
Dans la troisième forme d’État, la conflictualité était gérée sur le modèle de la répression-défection. Il n’y avait pas d’espace entre la répression brutale et la défection qui consistait à inciter les opposants soit à émigrer soit à rallier des mouvements contre-sociétaux sous haute surveillance (les islamistes). D’où les modes de comportements que l’on pouvait tester en parlant avec les gens de ces pays, allant du découragement (« On ne peut rien faire, c’est fini… ») au sentiment de l’imminence d’une explosion (en particulier en Algérie).

On trouve ce double modèle sous sa forme dure en Libye, en Tunisie, en Syrie, des dictatures qui fonctionnent à défection faible mais à répression forte. D’autres pays fonctionnent à défection forte et à répression faible (dans le sens du modèle de Hirschman (2) en sciences politiques) : l’Algérie, le Maroc, l’Égypte aussi à sa manière, cherchent à ménager des espaces de plus en plus grands de défection, pourvu qu’on ne remette pas en question un système qui a l’intelligence de chercher à s’adapter.

Ces modèles ont tenu trente ans, jusqu’aux événements qui ont récemment secoué la Tunisie et surtout l’Égypte. La généralisation des mobilisations montre que ces systèmes de répression-défection, de contradiction entre fermeture politique et ouverture croissante des sociétés, ne fonctionnent plus. On peut tourner le problème comme on veut, on peut s’inquiéter de la suite des événements, voire redouter une régression mais le fait est que quelque chose est tombé, non seulement dans la réalité mais aussi dans les mentalités.

On connaît les causes profondes qui ont conduit à cette situation, mais il est important de les pointer pour analyser la situation :

– L’accroissement des inégalités sociales, en soi, est quelque chose de gérable. Mais dans une société où la répression et la défection ne s’accompagnent pas de prise de parole, les inégalités sociales deviennent évidemment ingérables. Les gens vivent les inégalités sociales comme un fatum contre lequel ils ne peuvent rien faire et ils n’ont pas d’autre solution que de tout casser parce qu’ils sont dans une logique de fermeture totale. Ce développement des inégalités sociales par l’appauvrissement des couches populaires et des couches intermédiaires a été très important dans tous ces pays ces dernières années. L’appauvrissement des couches moyennes a été massif pratiquement partout. En Tunisie, depuis la fin des années 1990, la situation s’est terriblement dégradée et les couches moyennes, comme les couches populaires, sont très angoissées devant leur avenir.

– Une exclusion systémique originale :
À l’intérieur du système, la classe d’âge qui est exclue (les « jeunes » entre dix-huit et trente ans) est celle qui ne partage pas avec le reste de la population l’histoire longue. Comme M. Filiu l’a dit très justement, ils ont un rapport totalement décomplexé à leur identité, à leur monde comme à l’Occident (ils regardent d’ailleurs du côté de Paris et de Londres). Ils ne se voient en aucune manière différents, ils sont dans la « mêmeté » (comme dirait Foucault).
Les exclusions systémiques dans les systèmes sociaux globaux se font en général en bas. La marginalisation se fait sur les couches basses. Or, ici, l’exclusion systémique se fait au centre du système et concerne des jeunes qui n’appartiennent ni aux couches moyennes ni aux couches populaires, qui, en situation de transition vers la conquête d’un statut social, sont conscients de l’effort consenti – souvent d’ailleurs par l’État – pour leur conférer ce statut social… remis en question par le système lui-même ! J’ai fait une enquête personnelle à l’université de Tunis. Les diplômés du département de droit de Tunis doivent entrer dans le système de la corruption et payer pour pouvoir trouver un travail, souvent en s’endettant pour cinq ou sept ans. Le phénomène est massif. L’exclusion systémique est au cœur du système. Bien sûr, derrière cette exclusion, il y a la dualisation mais je n’insiste pas là-dessus.

– Le troisième élément, qui me semble le plus important, est une nouvelle formation culturelle identitaire, discursive, en rupture avec les normes identitaires jusque là imposées par le haut et déconnectées du monde vécu de chacun et du monde global en général. Concrètement, on ne croit plus aux discours du pouvoir : la légitimité nationale, l’indépendance nationale, le combat des anciens etc. sont considérés comme des valeurs du passé. On tourne la page. On est dans une logique identitaire culturelle, dans une formation culturelle totalement différente. Les jeunes révolutionnaires n’ont pas la conscience de cette différence mais ils ne sont plus dans le même système de références. Ils sont dans un système de références national – cela a été dit fort justement – mais ils veulent produire et construire eux-mêmes leur propre identité nationale. Ils rejettent l’identité imposée par un système totalement délégitimé, qu’il s’agisse des pouvoirs politiques ou des islamistes, c’est-à-dire de tous les partis, tous les mouvements qui ont une posture d’attribution d’identité. Toute attitude d’attribution d’identité par le haut est cisaillée à la base dans ces sociétés, tout particulièrement chez les hommes. Cette nouvelle logique identitaire commence aussi à émerger dans les couches populaires.

II. Comment ?

La réponse est dans la question, c’est-à-dire qu’il s’est opéré une prise de parole et personne ne pourra remettre en question cette prise de parole. Même si les processus démocratiques révolutionnaires échouent partout, la prise de parole aura marqué une rupture fondamentale dans l’histoire de ce monde.
Cette prise de parole s’est faite à partir de ce qu’on pourrait appeler une conjonction, dans le champ politique, de forces qui sont entrées en fusion : la conjonction des revendications sociales, démocratiques, politiques des couches populaires, des revendications – essentiellement de reconnaissance de statut – des couches intermédiaires et des revendications de ce qu’on appellera par commodité la classe d’âge transversale, ce qu’on appelle vulgairement « la jeunesse ».
C’est la conjonction de ces trois forces qui a transformé la fusion en fission, provoquant véritablement une explosion dans tous les pays.
Cela a commencé au mois de décembre en Algérie, par l’explosion des couches marginalisées et basses : les « sans-culotte », des gens exclus, issus du secteur informel.
Ils ont été interloqués par la façon dont les Tunisiens ont repris ce mouvement. En Tunisie, le 17 décembre 2010, considéré comme le début de la révolution, n’est qu’une date fictive. La révolution tunisienne a véritablement commencé avec les émeutes dans le bassin minier de Gafsa en 2008. Le frère de Leila Trabelsi, Belhacen Trabelsi, co-chef du clan, avait décidé de prendre en main le secteur informel, le trafic de contrebande dans la frontière avec l’Algérie et la Libye. C’est parce qu’il a complètement déstabilisé le système informel tribal de cette région que cela a commencé à exploser. Depuis 2008, il ne s’est pas passé un mois sans affrontements violents (telle la répression extrêmement brutale de juin), jusqu’à l’immolation de Mohamed Bouazizi.

Schématiquement, cette fusion qui produit l’explosion se fait à partir de trois éléments :
C’est une demande d’entrée dans le système social global. Les gens demandent à être pris en considération, à faire partie du système, peu importe où, à entrer dans le système dont ils sont aujourd’hui exclus par des logiques de déstabilisation et de marginalisation. C’est le point commun entre les couches intermédiaires, les couches populaires et les couches marginalisées en Tunisie et en Égypte. Les Tunisiens, les égyptiens, considèrent qu’ils sont la société, que cette société leur appartient. Cette logique d’entrée s’oppose à la logique de défection comme à la logique répressive. On pourrait longuement gloser sur le symbole de l’immolation en culture musulmane, mais il est clair que le geste manifeste d’abord la révolte contre l’exclusion totale que le sujet ressent par rapport à sa société et ses normes.
Une demande de mobilité ascendante est observée partout. Nous sommes dans des logiques de refus de déclassement. Les gens en ont assez d’avoir des diplômes qui ne servent à rien, de voir leurs statuts dévalués…

Le point le plus important et le plus difficile à traiter, parce qu’il va conditionner la situation de transition, est le problème de la refondation du droit. La question de la refondation du droit qui se pose partout est corrélée directement à la question de la dignité, rejoignant par là le fondement même du droit. Jean-Pierre Filiu vient de dire qu’on entend partout répété le mot Karam (dignité). Il ne peut pas y avoir de dignité s’il n’y a pas de droit, il ne peut pas y avoir de droit s’il n’y a pas de respect de la dignité. Derrière dette conception de la dignité, derrière ce droit comme Karam, un autre problème, absolument essentiel, est caché. C’est le refus de la corruption, le refus de vivre dans une société où la corruption occupe le siège central, c’est-à-dire le refus de vivre en marge de la loi. Il faut que la loi soit la loi, donc qu’elle respecte la dignité. Et la dignité, c’est, quand on brigue un poste après avoir obtenu un diplôme, ne pas devoir payer, tricher ou passer par le cousin qui connaît le … etc. Ne pas devoir fuir à l’étranger. C’est un point extrêmement important.

Le mouvement va continuer.
Or, il est clair que, dans ces pays, les régimes actuels ne peuvent pas répondre à ces aspirations. Ils ne peuvent pas satisfaire la revendication d’entrée ; ils ne peuvent pas satisfaire la revendication de mobilité ascendante ; ils ne peuvent pas satisfaire la revendication du droit-dignité sans se remettre totalement en question. C’est un élément important pour comprendre ce qui se passe.

Il y a aussi les moyens : internet, l’organisation par réseaux, sur lesquels il y aurait beaucoup à dire.
Mais le plus important, dans la transition actuelle, me semble être la création d’une situation de double pouvoir que j’ai observée en Tunisie (et, dans une moindre mesure, en Égypte). D’un côté le gouvernement de transition, d’après le 14 janvier, essaie d’avancer dans une totale instabilité. Chaque manifestation engendre immédiatement un remaniement. Il suffit que cinq cents personnes manifestent avenue Bourguiba en criant : « On ne veut pas du ministre Untel parce qu’il est lié au régime précédent ! » pour que M. Untel soit remplacé ! Le gouvernement est dans une situation de gestion de la crise. Il a derrière lui l’armée. Mais le vrai pouvoir, c’est le double pouvoir, c’est l’autre pouvoir, le pouvoir de la Rue, le pouvoir du peuple. Le peuple (et surtout le « petit » peuple) est dans une relation de négociation, de double pouvoir, avec le pouvoir institutionnel dont il ne reconnait pas la légitimité, car c’est un pouvoir de transition, non élu démocratiquement et dont la fonction devrait se limiter à gérer les affaires courantes.

Dans le reste des pays touchés par la révolte, un certain nombre d’indicateurs apparaissent clairement. Si l’on prend le cas des acteurs organisés, on constate que les syndicats ont commencé à jouer un rôle important en Égypte et au Maroc. Ils ont joué un rôle essentiel en Tunisie. Nous aurons des surprises du côté de l’Algérie. En effet, les deux pays où, très probablement, ils vont jouer un rôle décisif, sont l’Algérie et la Tunisie. En Tunisie, malgré les scissions internes, l’UGTT est aujourd’hui incontestablement la première force qui s’est organisée et qui a pris la situation en main dès le début du mois de décembre. Les partis politiques d’opposition, quant à eux, sont en Tunisie dans la logique de la défection et de la prise de parole. Mais la prise de parole se fait aussi contre eux. Ils essayent de se reconstituer mais ils sont acculés parce qu’ils n’ont aucun projet stratégique et doivent souvent se démener pour faire oublier qu’ils ont été les complices de la dictature déguisée en pluralisme politique.

III. Vers où va-t-on ?

Nul ne peut en effet répondre sérieusement à cette question. Mais on peut essayer de d’avancer des « peut-être » et des « si », parce que nous sommes là pour réfléchir. Je ne parlerai pas de la Syrie, de la Libye. L’Algérie et le Maroc méritent un traitement particulier. Je parlerai des pays où il s’est passé quelque chose, c’est-à-dire l’Égypte et la Tunisie.

En Tunisie, je pense que la situation de double pouvoir va durer jusqu’à l’élection de l’assemblée législative qui se fera très probablement au mois de janvier. Un conflit vient d’éclater entre la rue, c’est-à-dire les syndicats, et plusieurs partis et le gouvernement qui voulaient organiser les élections en octobre. Le gouvernement a décidé de les organiser le 23 juillet. Mais le président de la Haute instance de la révolution, principale incarnation du double pouvoir populaire et détentrice de la légitimité de la révolution, n’accepte pas cette date ; les membres de la Haute instance proposent l’élection d’une assemblée constituante le 24 octobre 2011 : ils demandent du temps pour discuter sérieusement et de façon élargie du texte de la Constitution qui va fonder la deuxième république tunisienne. Ils ont imposé cette date au gouvernement, ce qui montre bien où se situe le pouvoir aujourd’hui. Il y a également le problème de la représentation des partis politiques, ainsi que celui de l’intégration ou non des partisans de l’ancien régime en tant qu’électeurs et éligibles ou seulement en tant qu’électeurs. Bien d’autres questions sont débattues dans cette Haute instance, qui ont des conséquences absolument capitales pour l’avenir du pays.
Iyadh Ben Achour (3) réfléchit de manière très intéressante sur la Constitution qui va être proposée. Selon lui, il n’y aura pas de remise en question fondamentale de la constitution passée. Mais il s’agit bien d’une IIe République. Les choses devraient se clarifier à partir de l’été.

Dans cette situation de démocratisation – et non pas de démocratie, comme l’a dit Hubert Védrine -, une course contre la montre s’est engagée entre les islamistes et les partis qui sont condamnés à défendre une conception de la sécularité a minima, sans se proclamer séculiers ou athées. Cette conception se noue, se focalise sur la question du statut personnel des femmes. L’article 1er de la constitution est extraordinairement complexe. Bourguiba lui-même en avait assuré la rédaction, très radical-socialiste (pour ne pas dire jésuitique). Il dispose que la Tunisie est un pays dont la langue est l’arabe et dont la religion est l’Islam (4) mais, un peu plus loin, l’article 8 (5) dit le contraire en refusant que des partis se constituent de manière religieuse, au prétexte que la constitution tunisienne défend la liberté d’expression. La religion est restreinte à la liberté de croyance. C’est pratiquement une constitution laïque. Selon Iyadh Ben Achour, la pression des islamistes et de la tradition tunisienne est telle qu’il sera très difficile de remettre l’article 1er en question. Mais il pense qu’on peut essayer d’ouvrir la réflexion dans ce domaine.

Cette course contre la montre s’est développée parce que les islamistes n’ont pas été dans le mouvement, ils ont été éradiqués. Un de leurs avocats, aujourd’hui l’un des dirigeants du principal parti politique me confiait que, le 14 janvier, il n’y avait dans toute la Tunisie que cinquante cadres islamistes en liberté, que la police avait fichés, qu’elle suivait. Tout le reste avait été éradiqué par Ben Ali. Or on estime aujourd’hui à environ 30 000 les membres de Ennahdha, le parti islamiste de Rached Ghanouchi. Si tous ces gens sont ressortis, c’est qu’ils représentent quelque chose d’important dans la société. Le 31 janvier, des milliers de gens sont venus accueillir Ghannouchi (6) à l’aéroport. Mais des milliers de gens, notamment des femmes, sont aussi venus manifester contre lui. Il a évidemment expliqué qu’il était pour la démocratie, qu’il ne toucherait pas au code de statut personnel… Depuis, c’est le seul parti organisé parce que c’est le seul parti qui n’ait pas besoin de créer de structures institutionnelles. Il n’a pas besoin de locaux, il a les mosquées. Les islamistes ont conquis les mosquées, en délégitimant les imams nommés par le RCD, par le gouvernement. « Ce sont tous des complices, ont-ils affirmé, si vous voulez la démocratie, il faut accepter qu’à travers la choura musulmane, nous élisions nous-mêmes les imams ». Certes, 30 000 mosquées ne font pas 30 000 imams islamistes, mais les batailles sont terribles dans ces mosquées.

Si les syndicats sont les principales forces de résistance en Tunisie, la tradition séculière, pour ne pas dire laïque, bourguibienne et les femmes jouent un rôle extrêmement important, extrêmement actif. Les femmes, qui ont dirigé la Ligue des droits de l’homme ces dix dernières années, ont joué un rôle capital dans la délégitimation du régime Ben Ali. Elles ont fait un travail absolument énorme. Mais la menace islamiste est réelle.

Je vois l’Égypte d’un peu plus loin mais j’ai l’impression que le processus a été contrôlé très rapidement par les militaires, c’est-à-dire, en dernière instance, même si ce n’est pas mécanique, par les États-Unis. En Tunisie, la situation est différente. C’est la mort dans l’âme que je déclare devant cette assemblée de responsables diplomates que la France est totalement déconsidérée en Tunisie. Il faudra beaucoup de travail, il faudra envoyer des gens de qualité, pour restaurer l’image de la France. Il n’est de jour où « La presse » ne publie un article extrêmement dur pour la France, alors que ce journal, et les élites, sont en général très laudatifs à l’égard des États-Unis qui ont fait une entrée massive en Tunisie.

En Égypte, le système, me semble-t-il, est plus solide qu’en Tunisie. Il est davantage en transformation contrôlée par le haut qu’en transition démocratique par le bas. L’armée semble dessiner un accord avec les forces de la société civile, religieuse etc. Je pense qu’elle arrivera à un accord avec les Frères musulmans. Je ne veux pas rentrer dans la question de savoir si cela se fera ou non sur le modèle turc pour une raison très simple : le modèle turc ne peut pas s’appliquer à ces pays, même si le leader islamiste Ghannouchi, a déclaré à son arrivée : « Je suis pour le modèle turc ! Erdogan est mon ami ! » Erdogan l’a en effet reçu comme un chef d’État. Aujourd’hui, l’islamisme tunisien est probablement financé par les Turcs, par les Frères musulmans égyptiens et, évidemment, par les Emiratis. La comparaison est trompeuse, car La Turquie est un pays laïc. La laïcité est constitutionnalisée. Les islamistes ne peuvent pas la remettre en question, ils sont obligés de l’accepter. Alors que le drame de la Tunisie comme de l’Égypte et des pays arabes, c’est que nulle part la laïcité, la séparation entre le spirituel et le temporel n’est constitutionnalisée.

Pour moi, même si le mouvement est moins important qu’en Tunisie, la dimension la plus importante est le retour de l’Égypte sur la scène géopolitique internationale. Je le dis en un paradoxe : chaque fois que l’Égypte était haute, l’Arabie saoudite était basse et chaque fois que l’Égypte baisse, l’Arabie saoudite monte.

Depuis trente ans, le monde arabe est soumis à la logique de l’Arabie saoudite, qui n’est même pas une nation mais un pays aux mains d’une famille, les Seoud. Or ce pays ne joue aucun rôle dans l’identité et la culture arabe. Il est totalement marginal. Sa seule puissance réside dans ses finances, et il est vrai qu’il s’en sert pour financer des mouvements religieux ultraconservateurs de par le monde musulman. La famille des Séoud est puissante, elle a des racines chez elle mais, en dehors de quelques secteurs très privilégiés, elle n’exerce absolument aucune influence culturelle, identitaire, sur le monde arabe en général. Donc, le paradoxe de ces quarante dernières années, c’est la domination d’une puissance marginale sur le monde arabe, appuyée sur les États-Unis.

Or le retour de l’Égypte va, d’une certaine façon, remettre les pendules à l’heure par rapport à l’Arabie saoudite. Un exemple : jamais l’Arabie saoudite, ni qui que ce soit, n’avait pu, ces six dernières années, résoudre le problème clé de l’alliance entre le Hamas et l’autorité palestinienne. Or, un mois après la victoire, l’Égypte a réuni tout ce beau monde pour les informer clairement de la ligne adoptée : « Ou vous vous unissez ou nous ne rentrons pas dans l’affaire ». C’est extrêmement important. Ce retour de l’Égypte va recontextualiser la scène géopolitique.

En forme de conclusion provisoire, je dirai que, dans tous ces pays, les problèmes vont se poser entre l’État et la société, ce qui impose la question de l’État légiste. Ceux qui connaissent la tradition musulmane savent que c’est un problème redoutable car il pose la question du statut personnel, le statut des personnes et notamment des femmes. S’il n’y a pas eu, jusqu’à présent, d’État légiste, c’est très précisément parce qu’il y a la question de la femme, la question de l’égalité à l’intérieur de la référence identitaire religieuse comme fondement de la communauté, qu’elle soit nationale ou religieuse.

Le second problème, le social et l’économique, déterminera les rapports de forces entre les différentes couches sociales.
La question des valeurs, la question de la culture identitaire, est importante. Le seul pays qui ait évolué en la matière, aussi paradoxal que cela paraisse, est le Maroc. On a sous-estimé ce que Mohamed VI a fait l’année passée avec la Moudawana, en changeant le code de statut personnel. Le code marocain de statut personnel aujourd’hui, en dehors de la question de blocage, celle de l’héritage, va beaucoup plus loin qu’en Tunisie sur les rapports d’égalité homme/femme.

Le grand problème cependant est celui de la gestion de l’islamisme en situation de démocratie. Or – et je termine sur cette note un peu pessimiste – l’islamisme, tel qu’on peut le concevoir, toutes tendances confondues, est une force potentiellement anti-systémique et porte des valeurs à terme antagonistes avec les trois grandes valeurs qui ont surgi spontanément dans ce mouvement. L’anti-systémisme islamiste, c’est-à-dire au fond le refus des valeurs d’égalité républicaine entre tous les citoyens, femmes-hommes, croyants-non croyants, crée une potentialité conflictuelle grave.

Pour terminer, permettez-moi de citer Mohamed Talbi, un grand penseur musulman laïc tunisien, aujourd’hui au cœur du débat : « Le 14 janvier n’est pas une date limitée à la Tunisie. Il s’agit d’une date de renversement majeur dans la mentalité arabo-musulmane. Le passage de la soumission par le sabre à la révolte populaire contre le sabre pour imposer des régimes issus du peuple et à l’exercice du pouvoir par le peuple et par l’intermédiaire d’institutions librement choisies par les peuples : c’est un avènement capital de l’histoire arabo-musulmane, un renversement de mentalité » (7). Pour ceux qui connaissent l’œuvre de Mohamed Talbi (8), ils savent que, comme dit le dicton arabe, il a tourné sept fois la langue dans sa bouche avant de prononcer ces phrases.

Merci.

Jean-Pierre Chevènement
Pourriez-vous nous décrire un peu mieux l’itinéraire de Mohamed Talbi ?
Cette conclusion pourrait être de Kant (9) …

Sami Naïr
Oui et non. Elle pourrait être du Kant de « La religion dans les limites de la raison » (1794).

En Tunisie, il y a une vraie culture laïque qui d’ailleurs dépasse largement Bourguiba lui-même. Le bourguibisme est une conséquence de cette culture décomplexée d’avec la religion. Les deux grandes familles religieuses tunisiennes sont  les Ben Achour et les Djaït. Cela a donné le développement de réflexions intellectuelles très importantes. Les noms qui émergent, en dehors de Hichem Djaït, immense historien, sont Mohamed Charfi, un penseur qui a été ministre de l’éducation nationale (10) et Iyadh Ben Achour, un grand juriste qui a occupé la chaire de Jacques Berque au Collège de France pendant assez longtemps. C’est un homme de très grande qualité. Et puis Mohamed Talbi.

Je définirais Mohamed Talbi comme un penseur musulman laïc. Il a écrit un certain nombre d’ouvrages. Le dernier ouvrage s’intitule : « L’islam et les défis de la contemporanéité » (éditions Nirvana), est paru en avril 2011. Mohamed Talbi est un penseur des Lumières qui n’a pas fait la rupture que les penseurs des Lumières avaient faite avec la tradition religieuse. C’est un penseur des Lumières au sens arabe du terme. Il est pour la sécularisation de l’Islam mais pas pour la sortie de l’Islam. L’Islam comme religion doit être séparé des affaires de l’État. Mais on ne peut pas en séparer l’Islam comme culture, comme civilisation. On ne peut pas toucher l’idéologie spontanée des gens. Selon lui, il faut assumer la civilisation musulmane sans prendre le modèle des Occidentaux qui, pour constituer leur laïcité, ont dû mettre au second plan leur identité chrétienne ou juive. Mais en même temps, il est celui qui va le plus loin comme en témoigne le titre très significatif  de cette interview dans « La presse » du 21 avril 2011 : « L’Islam est laïcité, démocratie et liberté » Nous sommes toujours dans la référence, c’est le grand problème de la Nahda. Il n’y a pas encore eu de Spinoza à l’intérieur de la culture arabe. Il faut attendre l’arrivée d’un Spinoza, c’est-à-dire de quelqu’un qui fasse ce que Hegel appelait l’ « Ausgang », la sortie, et qui sépare la référence d’avec l’identité religieuse.

Il y a eu historiquement une période où on a essayé de « sortir », c’est la période du nationalisme arabe. Or, le nationalisme arabe était une invention, non des Anglais, comme on le dit, mais des intellectuels libanais chrétiens, syriens, des gens qui ne pouvaient pas accepter que leur identité fût totalement intégrée dans la communauté musulmane. C’est pourquoi ils sont rentrés dans une logique nationaliste en se proclamant nationalistes arabes laïcs.

Merci, Monsieur le Président, pour votre patience.

——–
(1) Ce séminaire se tenait le jeudi 26 mai, premier jour du sommet du G8 à Deauville (26 et 27 mai 2011) consacré notamment aux révolutions arabes.
(2) Dans son ouvrage le plus célèbre, Défection, prise de parole et loyauté, publié en 1970, Albert Hirschman développe un modèle d’analyse afin de comprendre les réactions des consommateurs face aux performances des firmes économiques qui sera par la suite transposé en sciences politiques pour rendre compte des formes de conflictualité sociale et, plus largement, du changement social. Il représente les formes de comportement des individus face au mode de fonctionnement des organisations et les effets de ces comportements sur le risque de déclin de ces organisations qu’elles tentent – ou non – de réagir à ces événements ou qu’elles les déclenchent.
(3) M. Iyadh Ben Achour, président de la Commission supérieure de réforme politique
(4) Article premier. – La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain: sa religion est l’Islam, sa langue l’arabe et son régime la république.
(5) Article 8. – Les libertés d’opinion, d’expression, de presse, de publication, de réunion et d’association sont garanties et exercées dans les conditions définies par la loi.
Le droit syndical est garanti.
Les partis politiques contribuent à l’encadrement des citoyens en vue d’organiser leur participation à la vie politique. Ils doivent être organisés sur des bases démocratiques. Les partis politiques doivent respecter la souveraineté du peuple, les valeurs de la République, les droits de l’Homme et les principes relatifs au statut personnel. Les partis politiques s’engagent à bannir toute forme de violence, de fanatisme, de racisme et toute forme de discrimination.
Un parti politique ne peut s’appuyer fondamentalement dans ses principes, objectifs, activité ou programmes, sur une religion, une langue, une race, un sexe ou une région.
Il est interdit à tout parti d’avoir des liens de dépendance vis-à-vis des parties ou d’intérêts étrangers.
La loi fixe les règles de constitution et d’organisation des parties.
(extraits du texte promulgué le 1er juin 1959)
(6) Rached Ghannouchi : islamiste,  leader d’Ennahda, exilé depuis 22 ans.
(7) Extrait d’une interview publiée dans le journal tunisien « La Presse » le 21 avril 2011
(8) Dernier ouvrage de Mohamed Talbi : Ma religion, c’est la liberté (L’islam et les défis de la contemporanéité), éditions Nirvana, avril 2011
(9) Extrait du Conflit des facultés, Kant ; 1798
« Même si le but visé par cet événement n’était pas encore aujourd’hui atteint, quand bien même la révolution ou la réforme de la constitution d’un peuple aurait finalement échoué, ou bien si, passé un certain laps de temps, tout retombait dans l’ornière précédente (comme le prédisent maintenant certains politiques), cette prophétie philosophique n’en perd pourtant rien de sa force. Car cet événement est trop important, trop mêlé aux intérêts de l’humanité, et d’une influence trop vaste sur toutes les parties du monde pour ne pas devoir être remis en mémoire aux peuples à l’occasion de certaines circonstances favorables et rappelé lors de la reprise de nouvelles tentatives de ce genre. »
(10) Mohamed Charfi, ministre tunisien de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique de 1989 à 1994.

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