L’explosion des dettes publiques et la crise de l’euro
Intervention de Jean-Pierre Vesperini, membre du Conseil d’Analyse Economique, au colloque « Comment faire face à l’explosion de la dette publique? » du 14 mars 2011
Je voudrais traiter un aspect un peu particulier du thème de notre colloque : le lien entre l’explosion des dettes publiques et la crise de l’euro.
La première observation qu’on peut faire sur cette question, c’est qu’entre 1999, date de création de l’euro, et la crise financière, en 2007, nous n’avons observé d’explosion de la dette publique dans aucun des pays de la zone euro. Les situations ont été diverses. Dans certains pays, le ratio de la dette publique sur le PIB a fortement diminué, dans d’autres il a un peu augmenté, au Portugal il a assez nettement progressé, mais il n’y a pas eu de mouvement général d’ensemble sur la dette publique au cours de cette période.
En revanche, l’arrivée de la crise a déclenché une très forte augmentation de l’endettement de tous les pays de la zone euro par un mécanisme très simple à comprendre : la crise a entraîné une baisse de la croissance ; la baisse de la croissance a entraîné un effondrement des recettes ; elle a aussi incité les différents gouvernements à augmenter la dépense publique pour soutenir l’activité économique. Baisse des recettes, hausse des dépenses : partout la hausse des déficits a entraîné une hausse de l’endettement. Tous les États ont connu cette hausse de l’endettement, mais elle a été particulièrement importante dans les pays périphériques. La hausse de l’endettement (ratio de la dette publique sur le PIB) a augmenté de 36,8% du PIB en Grèce, de 71,2% du PIB en Irlande, de 24% en Espagne et de 24,7% du PIB au Portugal. (Cf. Tableau 1. supra)
Pourquoi les finances publiques des pays périphériques se sont-elles dégradées dans de telles proportions ?
La réponse habituelle, allemande surtout, imputant cette dérive à une mauvaise gestion des finances publiques, ne paraît pas satisfaisante car, si on met de côté le cas particulier de la Grèce, aucun des autres pays n’a réellement mal géré ses finances publiques. La dégradation des finances publiques des pays périphériques tient à des causes beaucoup plus fondamentales dont la crise financière n’a fait qu’accélérer les conséquences. Ces causes résultent du système-même de l’euro et plus précisément de deux mécanismes inhérents au système de l’euro :
Le premier est l’intangibilité des taux de change entre les pays de l’euro, c’est-à-dire l’impossibilité de modifier les parités de change entre pays appartenant à la zone euro. Si vous conjuguez cette fixité des taux de change avec une évolution divergente des coûts salariaux entre les différents pays de la zone euro, il est évident que ceux qui ont vu leurs coûts salariaux augmenter plus que les autres ont perdu de la compétitivité. C’est exactement ce qui s’est produit : les coûts salariaux des pays périphériques ont augmenté beaucoup plus que ceux des pays du centre, ils ont perdu de la compétitivité et leurs exportations ont été ralenties. De ce fait, leur croissance a été freinée, leurs finances publiques se sont dégradées et, point important, leur balance des transactions courantes s’est déséquilibrée. Voilà pour le premier mécanisme.
Le deuxième mécanisme résulte du principe sur lequel la BCE est fondée. La BCE s’est vu confier une seule mission : la stabilité des prix. Il est donc naturel qu’elle recherche une politique de l’euro fort afin de réduire les tensions inflationnistes au sein de la zone euro. D’une manière plus précise, la BCE vise le taux de change le plus élevé supportable par les pays les plus compétitifs de la zone euro. Ce taux de change, qui convient à l’Allemagne, est évidemment beaucoup trop élevé pour les pays périphériques.
Ces deux mécanismes entraînent une baisse de la compétitivité des pays périphériques, donc une baisse de leurs exportations, une dégradation de leurs finances publiques et un déséquilibre de leur balance des transactions courantes.
Je voudrais ajouter deux précisions au développement précédent :
Si la dette augmente aussi vite, c’est aussi parce que le pays a perdu sa solvabilité budgétaire, c’est-à-dire la capacité de rembourser sa dette. On montre qu’un pays perd sa solvabilité budgétaire lorsque son déficit public est supérieur au produit du taux de croissance de son PIB nominal par le ratio de sa dette publique sur le PIB. En prenant comme base les résultats de l’année 2010, le tableau suivant indique quelle est la réduction du déficit public nécessaire pour que le pays retrouve sa solvabilité budgétaire.
Or à partir du moment où un pays n’a plus la capacité de rembourser sa dette, les marchés lui imposent des taux d’intérêt très élevés, entraînant une hausse des charges d’intérêt donc une hausse des coûts budgétaires, ce qui déséquilibre encore plus les finances publiques de ce pays qui entre ainsi dans un cercle vicieux : le déséquilibre entraîne une nouvelle hausse des taux d’intérêt et ainsi de suite.
Par ailleurs, cette baisse de la compétitivité dont j’ai montré les causes a entraîné une modification de la répartition de la production au sein des pays périphériques en augmentant la part non exportée de la production et en réduisant de manière complémentaire la part exportée de la production. Cette modification de la répartition est allée de pair avec un déséquilibre de la balance des transactions courantes, donc avec un endettement extérieur.
Comment peut-on résoudre les problèmes des pays périphériques ? Les deux solutions que j’évoquerai sont, paradoxalement, diamétralement opposées.
La première est la solution fédérale qui elle-même peut prendre deux aspects :
1. Un transfert permanent des revenus des pays du centre (France, Allemagne etc.) vers les pays périphériques.
En effet, comme je l’ai montré précédemment, les pays périphériques connaissent un déficit structurel de leur budget et de leur balance des transactions courantes. Il en résulte qu’il faut compenser ce déficit par un transfert de revenus vers les pays périphériques de la part des pays du centre. Pour effectuer ce transfert, on peut imaginer de mettre en commun un certain nombre d’impôts, par exemple des impôts indirects dont le montant serait versé suivant une clé de répartition.
2. Le financement du déficit permanent des pays périphériques d’une manière solidaire.
C’est ce à quoi tendent le Fonds européen de Stabilité financière (FESF) et le Mécanisme européen de Stabilité (MES) destiné à lui succéder après 2013, qui permettent un transfert progressif de la dette des pays périphériques vers ces organismes dont la solvabilité est garantie par les pays de la zone euro.
On peut aussi imaginer un système d’eurobonds, en se fixant des règles de répartition des fonds levés et un système de garanties pour les pays qui ne pourraient pas rembourser. Ce système déboucherait sur une surveillance commune des politiques budgétaires.
D’une manière ou d’une autre, cela représente un pas vers un système fédéral. Et si les europhiles sont si favorables à ces formules, c’est qu’à juste titre ils y voient une manière de faire avancer l’Europe sur la voie du fédéralisme.
La seconde solution, complètement opposée, consisterait pour les pays périphériques à retrouver leur souveraineté monétaire en sortant de l’euro.
Cette sortie de l’euro entraînerait évidemment une forte dévaluation de leur monnaie qui permettrait une hausse de leur compétitivité, donc une hausse de leur croissance et par là-même une amélioration de la situation de leurs finances publiques. Cette solution devrait être accompagnée d’une restructuration de la dette de ces pays. Bien entendu, la dévaluation et la restructuration des dettes se traduiraient par des pertes importantes pour les créanciers, surtout, comme l’a très bien dit Jean-Luc Gréau, pour les banques allemandes, anglaises et françaises.
On objecte souvent à cette solution que les pays concernés seraient définitivement exclus des marchés et ne pourraient plus emprunter qu’à des taux d’intérêt extrêmement élevés. Ça ne me semble pas inévitable. Un exemple doit nous faire réfléchir : l’Islande se trouvait dans une situation comparable à celle de l’Irlande. Or elle a négocié avec ses créanciers une restructuration de sa dette et aujourd’hui, elle a à nouveau accès aux marchés des capitaux avec des taux d’intérêt inférieurs à ceux de l’Irlande.
Aujourd’hui la zone euro connaît une crise, au sens étymologique du mot (du nom grec кρίσις qui signifie situation incertaine où quelque chose se décide ou doit se décider). Effectivement, en ce mois de mars 2011 qui paraît si décisif, les pays de la zone euro devraient choisir une solution. Pour autant, je pense qu’ils ne choisiront aucune des deux solutions que je viens d’évoquer. Ils ne choisiront pas la solution fédérale parce que les pays du centre refuseront le fédéralisme. Angela Merkel a bien prévenu qu’il n’était pas question d’entrer dans une union de transferts. De même, les pays périphériques ne choisiront pas la solution de la sortie de l’euro parce qu’ils auront peur du saut dans l’inconnu que cela représenterait. Ils seront d’autre part soumis aux pressions des pays du centre qui, comme nous l’avons dit, ne veulent absolument pas d’une sortie qui entraînerait des pertes pour eux. Par conséquent, je pense que, dans l’immédiat, aucune de ces solutions ne sera adoptée.
Les pays de la zone euro prendront simplement des mesures qui permettront de gagner du temps, dans l’illusion qu’à la longue les choses s’arrangeront : On aura la baisse des taux et le rallongement de la maturité des prêts pour les pays qui ont déjà emprunté, c’est-à-dire la Grèce et l’Irlande. Cela a d’ailleurs été décidé pour la Grèce ce vendredi 11 mars. Pour l’Irlande, cela reste à négocier. La BCE continuera à acquérir des titres des États périphériques. Et l’on vient d’autoriser le Fonds européen de Stabilité à acheter des titres des pays périphériques à l’émission.
Mais, à terme, il faudra bien que les pays de la zone euro choisissent une des deux solutions que j’ai évoquées, seules capables, selon moi, de résoudre durablement le problème des pays périphériques. Le déclin structurel qui affecte les pays périphériques (et nous menace, nous qui sommes entre le centre et la périphérie), conjugué aux réticences, et peut être au refus, voire à l’impossibilité, des pays du centre de les aider, finira par donner aux pays périphériques le courage de sortir de la zone euro. Je ne dis pas qu’ils sortiront tous ensemble et rapidement, mais je pense qu’un jour ou l’autre un pays périphérique sortira et à partir de ce moment-là, ce sera vraisemblablement la fin du système.
Je vous remercie.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur Vesperini, pour cette analyse brillante que je partage assez largement.
La fin du système, mais quand ?
C’est peut-être le problème : gagner du temps ou ne pas en perdre ?
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