Diagnostic et prescriptions

Intervention de Jean-Luc Gréau, économiste, au colloque « Comment faire face à l’explosion de la dette publique? » du 14 mars 2011

Merci Jean-Pierre.

On ne peut pas traiter le sujet sans faire un tableau d’ensemble en insistant sur des points saillants que les medias et notre classe dirigeante politique, économique et financière oublient malheureusement de relever. Aussi, certaines des choses que je vais dire devant vous ont déjà été prononcées à cette tribune en d’autres occasions (mais il n’est pas toujours diabolique de persévérer).

Observations préalables

Nous venons de connaître un épisode inouï depuis la dernière guerre : c’est la première observation qui s’impose. En Europe, nous voyions ici une lente dérive des soldes budgétaires et des dettes publiques, là (en Irlande, en Espagne) une situation favorable. Mais, depuis l’épisode commencé en 2007 par le krach du marché interbancaire, qui succédait lui-même au krach du marché hypothécaire américain, nous connaissons une explosion qui affecte à peu près tous les pays (si l’on excepte le Luxembourg, les pays scandinaves et, à un moindre degré, l’Allemagne et les Pays-Bas). Il importe de rappeler que cette explosion résulte d’un choc extérieur, un tsunami financier qui nous vient de l’autre côté de l’Atlantique. Les pages économiques du Figaro, de Libération ou même du Monde le précisent rarement.

Ce choc extérieur représente selon les pays un impact qui va de 10% à 50% du PIB en termes de dette publique. Il s’ajoute, en ce qui concerne la France, au choc, oublié aujourd’hui, de la réunification allemande. La dérive importante de notre dette publique entre 1992 et 1997 (passée de 32% à 57% du PIB) était due au fait que nous nous étions accrochés au mark avec une sorte d’acharnement dans le but de sauvegarder les chances de l’union monétaire qui venait d’être décidée à Maastricht. Ces deux chocs extérieurs représentent environ la moitié de notre dette publique.
Pour autant, à droite comme à gauche, peu de responsables peuvent afficher un label de gestion avisée des finances publiques.

A l’occasion de la dernière récession, les recettes fiscales se sont affaissées ou effondrées selon le cas, ce qui fait qu’elles représentent aujourd’hui une fraction relativement modeste des dépenses publiques des États concernés. Le premier indicateur à suivre pour savoir si nos pays pourront bénéficier de recettes fiscales croissantes, sous l’effet d’une véritable croissance économique. Sans amélioration desdites recettes, il est vain d’espérer un redressement durable des comptes publics.

La deuxième cause de l’explosion des dettes publiques, ce sont évidemment les soutiens accordés au système bancaire en détresse. La faillite de l’Irlande procède de la faillite de son système bancaire. L’État irlandais s’est porté à son secours en garantissant non seulement les dépôts mais aussi les engagements financiers des banques vis-à-vis de l’extérieur, colossaux au regard de ce pays de 4 millions d’habitants. La dette publique irlandaise, qui était de 25% du PIB, a bondi jusqu’à représenter l’intégralité du PIB.

Deuxième observation préalable : aucun grand pays occidental ne présente de comptes publics robustes. Je vais illustrer ce point de vue avec deux pays : l’Allemagne et les États-Unis :

La situation actuelle de l’Allemagne est relativement favorable mais elle est caractérisée par une dette publique qui avoisine 80% du PIB. Pourtant, à la différence des gouvernants français, Helmut Kohl, Gerhardt Schröder et Angela Merkel ont procédé à trois trains de réduction des dépenses collectives. À ces trois opérations, s’est ajouté un relèvement substantiel de la TVA, dont le taux normal a été relevé de 15% à 18%. C’est une recette considérable qui a été encaissée par l’économie allemande puisque le relèvement a coïncidé avec l’embellie conjoncturelle à partir de janvier 2006. De plus, l’Allemagne bénéficie, si j’ose dire, d’un taux de fécondité de 1,36 (contre 2 pour la France). Cette sous-fécondité lui permet d’économiser plusieurs dizaines de milliards d’euros de dépenses collectives, en éducation, en santé. Je ne me prononce pas sur les conséquences à long terme de cette situation, néanmoins les benchmarking dont on nous accable oublient toujours cet aspect essentiel des choses.

Alors, comment expliquer que l’Allemagne, malgré ces efforts et l’avantage financier de la sous-fécondité, connaisse encore un déficit ? La réponse tient paradoxalement dans ce qui nous est présenté comme une vertu de la gestion collective outre-Rhin. Comme nos voisins ont procédé à une déflation salariale, leur consommation a stagné, voire reculé. Entre 2000 et 2009, la consommation allemande a évolué de moins de 3%, ce qui signifie que, hors dépenses de santé, la consommation allemande a baissé ! La TVA n’a progressé que deux années durant, en 2006 et 2007, grâce à la majoration du taux normal. La déflation salariale pratiquée par l’Allemagne, qui a fait ce que j’appelle « les 35 heures à l’envers », a eu aussi pour conséquence de freiner l’évolution des cotisations sociales et de l’impôt sur le revenu. L’Allemagne a donc perdu en recettes intérieures alors qu’elle gagnait en compétitivité extérieure.

La situation des États-Unis est tout à fait paradoxale. Ce pays, comme le Japon, continue de bénéficier des meilleurs taux de refinancement au monde. Il affiche pourtant un déficit courant de l’ordre de 10% du PIB, entériné conjointement par l’administration en place et ses opposants républicains. Deux chiffres contradictoires circulent : le premier estime la dette publique américaine à 72% du PIB ; selon le deuxième, cette dette atteindrait la limite légale. Tandis que l’Europe est en train d’essayer de mettre en place une limite légale de l’endettement des États, une vive controverse oppose, au Congrès américain, les Républicains les plus enférocés, qui ne veulent pas changer la limite légale (14 300 milliards de dollars, soit près de 95% du PIB américain) et ceux qui affirment que cette limite ne permettra bientôt plus de payer les fonctionnaires et les fournisseurs de l’État. Au passage, cela signifie qu’on ne dresse pas de murs de papier dans la constitution ou dans la loi devant des difficultés financières.

Le principal problème américain réside dans la faiblesse des recettes fiscales. Les baisses d’impôts substantielles décidées en 2001 par Georges Bush Junior ont été entérinées récemment pour deux ans. Le taux d’imposition des ménages américains est aujourd’hui le plus faible jamais enregistré (depuis 1959, date à laquelle on a commencé à le calculer). Il avait atteint un sommet de 18% du revenu disponible brut, il est actuellement à 10%. Les Américains paient peu d’impôts sur le revenu, ils n’ont pas de lourde taxe sur les carburants, ils n’ont pas de TVA mais une taxe à la consommation établie par les États fédérés. Or, en se privant de recettes fiscales, ce pays encore riche obère ses comptes publics et gonfle, année après année, sa dette fédérale.

Néanmoins l’Empire américain continue de bénéficier de la confiance générale. Jamais on n’a acheté autant de titres privés et publics américains et il est probable que le terrible malheur qui affecte le Japon va encore renforcer le caractère de havre de sécurité offert par les États-Unis. Insistons, pour clore ce premier chapitre, sur le fait que l’administration Obama n’a fondamentalement rien changé au schéma économique et financier de ses prédécesseurs.

Quelles conclusions économiques ?

Sans une croissance substantielle et durable, nous ne sortirons pas de la nasse, même si les propositions innovantes qui seront faites à cette table dans le cours de cette réunion peuvent contribuer à améliorer la situation.

Premier impératif catégorique : il nous faut un euro « faible ». (J’emploie cet adjectif bien qu’il convienne mieux pour qualifier une équipe de football. Les monnaies ne sont ni fortes ni faibles, elles sont surévaluées, sous-évaluées ou elles sont à un niveau de parité convenable). Pour illustrer mon propos, je dirai qu’il nous faut un euro portugais plutôt qu’un euro allemand. Or, les traders de Londres cotent un euro allemand ou néerlandais au lieu de coter un euro portugais, voire un euro français. De ce fait nous subissons une situation de surévaluation chronique de l’euro préjudiciable à une forte reprise de l’activité en Europe.

Deuxième impératif catégorique : dans le schéma économique de croissance, il nous faut impérativement un redressement de l’investissement sous ses trois formes : investissement productif des entreprises, investissement public dans les infrastructures et investissement des ménages dans la construction résidentielle. Ces trois catégories d’investissements (au sens de la comptabilité nationale), surtout celui des ménages et celui des entreprises, ont été affectées par la crise. L’investissement productif des entreprises françaises a baissé de 24% entre 2008 et 2010, de 22% en 2008 et encore de 2% en 2010 selon les chiffres de l’Insee. Voilà des chiffres inquiétants voire préoccupants.  Si nous ne comblons pas cet écart, nous n’aurons pas de véritable croissance dans l’avenir.

Les deux consignes économiques que je me permets de présenter devant vous n’apparaissent guère dans les commentaires médiatiques et dans les discours politiques qui meublent le débat public français. Nos médias et nos politiques semblent prisonniers de leurs schémas monomaniaques sur l’amélioration – pourtant nécessaire- de la gestion de l’État. Les grands paramètres qui déterminent notre situation fiscale et budgétaire sont sortis de leur esprit.

Que peut-on, que doit-on faire ?

Un point doit être soulevé  maintenant. La crise a révélé la défaillance de notre système bancaire. Comment expliquer que ce système bancaire soit toujours sanctuarisé ? C’est ainsi qu’au Royaume-Uni les dirigeants des banques dont l’État a pris le contrôle du capital continuent à agir de façon souveraine, sans supervision de l’autorité publique. Je pense au contraire qu’il faudrait placer les banques sous tutelle, au sens propre, c’est-à-dire dépêcher dans ces banques des comptables compétents qui feraient un bilan sincère de leur situation et des risques qu’elles encourent. On sait avec quelle désinvolture les stress-tests européens ont été faits et nous n’avons pas de garantie que les nouveaux tests seront réalisés de la manière scrupuleuse qui s’impose. Il faut aller voir ce qui se passe dans la machinerie bancaire, évaluer le degré d’exposition de nos banques. Car quand on essaie de sauver les États, c’est d’abord pour protéger les banques et les compagnies d’assurance qui se sont aventurées sur les dettes irlandaise, portugaise, grecque, espagnole. Elles se sont aventurées aussi sur le marché hypothécaire américain. Des missi dominici de l’État doivent donc éplucher leurs comptes et livrer à chaque nation concernée, à l’Europe tout entière, le véritable état du système bancaire.

La deuxième chose à faire consiste bien entendu à réduire le montant des dettes publiques. Tous les économistes classiques qui s’expriment sur le sujet préconisent une restructuration. Sans restructuration, c’est-à-dire sans réduction du montant dû, on ne saurait sauvegarder durablement les États endettés. La dette publique grecque approche 150% du PIB concerné : je ne vois pas comment ce pays pourrait s’en sortir si on ne réduit pas d’environ la moitié le montant exigible. Il en est de même pour les autres États. Tous les grands États de la zone euro sans exception devraient pouvoir bénéficier d’une réduction de la dette. Si on ne le fait pas, les banques, les compagnies d’assurance, les fonds de placement qui détiennent ces dettes devront imputer des pertes dont la révélation pourrait donner l’impulsion à une récidive de la crise financière de 2007 et 2008.

J’ai lu le rapport de Frédéric Bonnevay avec tout l’intérêt qu’il mérite. Il propose de créer des eurobonds pour financer des investissements communs aux États de la zone euro. Cette proposition rencontre mon entier assentiment mais je me demande s’il ne faut pas aller plus loin. Les fonds structurels européens ont échoué. Les quatre pays les plus en difficulté actuellement, Grèce, Irlande, Portugal et Espagne, ont été les premiers bénéficiaires de ces fonds structurels. Bien que certains États se soient endettés pour financer les infrastructures d’autres États, cela n’a pas permis de constituer des systèmes économiques robustes et aptes à une croissance durable. Ne serait-il pas bon de remplacer le système de fonds structurels, basé sur des subventions, par des eurobonds, garantis par l’Europe dans son ensemble, qui seraient affectés à tous les demandeurs souhaitant rénover ou développer telle ou telle infrastructure ? Cela aurait aussi pour conséquence heureuse de réduire la charge des pays contributeurs qui sont eux aussi assaillis par les déficits.

Le quatrième point que j’évoquerai devant vous risque de choquer. On réclame partout un allongement de la durée du travail jusqu’à 67 ans, voire au-delà. Or la solution du problème des retraites ne se trouve pas dans cette solution juridique, dont les effets comptables se manifestent à long terme, de façon très graduelle. Rappelons tout de même que, dans le secteur privé, nous devons aujourd’hui 14 trimestres de plus pour bénéficier d’une retraite à taux plein. Donc, en réalité, nous sommes déjà, dans le secteur privé, aidés par une réforme de fond de notre système de retraite, décidée en 1993 et complétée depuis par des décisions des partenaires sociaux concernant les retraites complémentaires, sous forme de réduction de la valeur des points et d’augmentation des cotisations. Il me semble qu’on ne peut pas aller bien au-delà de ce qui a été exigé. Comment réclamer qu’on travaille jusqu’à 67 ou 70 ans alors que tant de seniors sont évincés de leur poste et n’ont guère d’espoir de retrouver un emploi ?

La solution, impopulaire et douloureuse, consiste à passer à un régime de cotisations définies. Le régime de répartition est un système qui fonctionne en temps réel. Des cotisations entrent en continu avec lesquelles des pensions sont versées. Il faut ajuster les flux entrants et les flux sortants. Autrement dit, il faut se résoudre, si on n’a pas les ressources correspondantes, à réduire les pensions. Il faudrait alors trouver un moyen de protéger les retraites les plus modestes, de façon à ce que les personnes, dont les retraites sont inférieures à 1500 euros, puissent voir le pouvoir d’achat représentatif protégé. C’est une proposition très lourde mais infiniment moins hypocrite que celle consistant à augmenter toujours la durée de cotisation et à reculer l’âge du départ en retraite tandis que l’on jette les seniors dans le fossé.

Ma dernière proposition concerne l’impôt sur les sociétés. Le taux théorique de l’impôt sur les sociétés est convenable (33%). Il est opposé actuellement par Nicolas Sarkozy et Angela Merkel aux 12% acquittés en Irlande. Mais il n’y a pas que le taux, il y a l’assiette. Or, un grand nombre d’entreprises n’acquittent qu’un impôt bien inférieur du fait de certains mécanismes comme le crédit d’impôt pour la recherche et surtout le régime fiscal de groupe. Ainsi, les sociétés du CAC40 acquittent un taux de l’ordre de 8% de leurs bénéfices effectifs. Il faudrait trouver une solution pour redresser la contribution de ces entreprises, qui bénéficient énormément de leur implantation internationale, pour que leur taux effectif d’imposition ne soit pas inférieur à un chiffre de l’ordre de 20% du bénéfice, leur permettant ainsi de mieux contribuer à l’équilibre de nos comptes publics.

J’ai exploré avec quelque témérité des sujets compliqués pour répondre à la question cruciale du colloque d’aujourd’hui : « Comment faire face à l’explosion de la dette publique ? » Les questions que vous me poserez, en particulier sur les points les plus sensibles, seront les bienvenues.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Jean-Luc Gréau. Il y a là beaucoup d’initiatives audacieuses mais cohérentes et qui ne susciteront, je l’espère, pas trop d’objections, que ce soit à la table des intervenants ou dans la salle.

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Le cahier imprimé du colloque « Comment faire face à l’explosion de la dette publique? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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