Un capitalisme à la française

Intervention de Jean-Michel Quatrepoint, journaliste économique, au colloque « Radiographie des entreprises françaises » du 4 avril 2011

Le capitalisme à la française existe, le choix a été fait il y a vingt ans. C’est un choix basé sur nos multinationales, basé sur la consommation, la distribution, je pourrais même ajouter sur la restauration. Il suffit de regarder où se sont faites les fortunes ces trente dernières années : la grande distribution, la restauration et le luxe.

Ces choix ont été faits, implicitement, par la collectivité qui, par exemple, il y a une quinzaine d’années, a choisi les emplois de services, souvent subventionnés, les emplois dans les collectivités territoriales.

Nous avons collectivement fait ce choix parce que nos multinationales ont sous-investi. On s’est glorifié il y a quelques jours de notre troisième rang pour les IDE (investissements directs étrangers). Effectivement, notre pays a accueilli l’année dernière 56 milliards de dollars d’investissements directs de l’étranger. Mais on dit moins que nous sommes au deuxième rang pour les investissements directs des Français à l’étranger : 147 milliards, derrière les États-Unis et loin devant l’Allemagne. En effet, les sociétés multinationales (notre choix économique) investissent essentiellement à l’étranger, pas seulement pour des questions de main d’œuvre mais d’abord parce que les marchés sont à l’étranger, notamment dans les pays émergents. Nous avons donc un déficit d’investissement d’une centaine de milliards, partis pour l’étranger. On peut me rétorquer que ces investissements reviennent sous forme de dividendes Certes ! Mais ils reviennent sur le CAC40 dont plus de 50% des actionnaires sont des personnes étrangères. C’est un cercle vicieux.

Dans la logique de ce « capitalisme à la française », les PMI et les PME se sont fait laminer, tant par les multinationales, qui ne sont pas toujours sympathiques avec leurs sous-traitants, que par un système – dont nous sommes collectivement responsables – qui fait que l’entrepreneur n’a pas forcément bonne presse.

On ne le dit pas assez : la vie d’un chef d’entreprise moyenne ou même petite est aujourd’hui particulièrement difficile.
Il est confronté à la règle des « seuils » : le seuil délégué du personnel (à partir de dix salariés), le seuil comité d’entreprise (à partir de cinquante salariés). Ce n’est pas neutre. Basculer de 49 à 51 salariés coûte très cher à l’entreprise.
Il est soumis à la législation concernant la formation professionnelle, excellente idée il y a trente-cinq ans, appliquée de manière aberrante aujourd’hui.
Il subit l’absentéisme, la réglementation, les contrôles (l’URSSAF, les impôts etc.)
L’excès de réglementation décourage les entrepreneurs qui réalisent qu’il y a plus de risques que d’avantages à développer leur entreprise. Ils craignent aussi d’être lâchés par leur banque en cas de difficulté… Au départ on trouve du capital, le capitalisme à risques existe. Mais par la suite, il devient plus compliqué de financer la trésorerie régulièrement.
J’ajoute que la rémunération d’un patron de PME n’a rien à voir avec ce que gagnent les managers du CAC40 qui, eux, ne sont pas responsables sur leurs biens propres.

Voilà pourquoi les entrepreneurs ont peu à peu disparu. De même qu’on a fait disparaître les petits commerçants au profit de la grande distribution. On peut parler d’une collusion entre Bercy, la haute fonction publique et les partis politiques : Les petits commerçants mettent l’argent directement dans leurs poches ! Ce sont des affameurs ! Vive la grande distribution ! Vive les grandes chaines de restauration ! On a vu le résultat.

Le système fait que la PME est progressivement liquidée, d’autant que les syndicats se plaignent de ne pas être bien représentés dans les PME. Il est vrai qu’ils sont mieux traités dans les grandes entreprises où ils peuvent prospérer grâce au comité d’entreprise (EDF, SNCF etc.).

Cette situation est aggravée par l’insécurité fiscale. Les règles changent continuellement. Que va-t-il se passer en matière d’ISF ? Que sera le projet de loi de finances pour 2012, à la fin 2011 ? Que se passera-t-il ensuite si la majorité bascule à gauche ? Comment faire pour externaliser les plus-values ? Est-il judicieux de verser des dividendes plus tôt, avant un éventuel changement ? Ces questions deviennent obsessionnelles. Il est urgent de dérèglementer là où c’est nécessaire, dépoussiérer le système, le remettre à plat. L’absence de stabilité fiscale et juridique est paralysante.

L’ISF porte une responsabilité dans la disparition des PME. Certes, l’outil de travail n’est pas soumis à l’ISF mais le produit de la revente d’une PME est, lui, imposable ! C’est pourquoi les patrons de PME externalisent quand c’est possible, essayant de vendre à un étranger et à l’étranger, afin de s’exonérer de plus values et de ne pas payer un ISF dont la vente de leur entreprise les rendrait redevables. Ce sont les effets pervers de l’ISF. Son taux n’est pas en cause. On ne compte plus à Bruxelles, à Genève ou ailleurs, les Français qui, dans les quinze ou vingt dernières années, se sont externalisés au moment de la vente leur entreprise, souvent des moyennes-grandes entreprises. Dans bien des cas, l’acquéreur (étranger ou fonds étranger) a exploité l’entreprise, lui extorquant des dividendes pour rembourser des dettes par deux ou trois LBO successifs, avant de la vendre à la casse (sans parler de la casse précédente et des dégâts sociaux). C’est ainsi que s’exerce la prédation des financiers.

Il faut savoir aussi qu’il y a une fiscalité à deux vitesses. La fiscalité des particuliers et la fiscalité des entreprises, la fiscalité du CAC40 et la fiscalité des PME, la fiscalité des entreprises industrielles ou de services et celle du système financier, ce denier étant particulièrement avantagé. De même, des banques centrales font de l’open bar pour les banques qui viennent s’alimenter à 0,5% ou 1% d’intérêts tandis que certains États doivent se financer à 10% ou 12% de taux d’intérêts. Là aussi il y a deux vitesses.

Quand on parle de réforme fiscale, il faut expliquer qu’il ne suffit pas de taper sur les classes moyennes supérieures ou sur l’épargnant. Il faut examiner ce qui se passe dans les entreprises, dans le système financier et essayer de rétablir les équilibres. En maintenant l’exonération des foncières sur leurs plus values immobilières, on fait peser tout l’effort fiscal sur les particuliers qui, vendant leur appartement ou leur résidence secondaire, paient la CSG et la plus-value plein pot tandis que les foncières continuent de faire tourner leurs actifs immobiliers sans payer d’impôt sur les plus-values. Ce sont les dirigeants de ces foncières, payés au pourcentage, avec des systèmes de bonus, qui en profitent.
C’est donc un système financier qui est fait pour les sociétés financières !

Le Herald Tribune  a publié il y a quelques jours un article de Neil Barofsky, inspecteur général du TARP (Troubled Asset Relief program )(3), plan de sauvetage de l’industrie financière de 700 Mds$. Au moment où il quitte ses fonctions, celui-ci explique que les objectifs préalables du TARP ont été complètement détournés au profit des banques et des établissements financiers. De la même façon, la lecture des minutes de la FED, tenue de lister tous les prêts accordés et tout l’argent donné aux banques, est hallucinante !
Là est le vrai sujet. Aucun programme ne pourra se dispenser d’expliquer comment remettre les financiers au pas. L’Islande l’a fait, des banquiers y sont actuellement emprisonnés. L’exemple islandais doit être médité.

La nécessaire reconstitution d’un tissu entrepreneurial ne se fera pas sans une remise à plat de la réglementation, sans réformes fiscales. Je pense notamment que ce n’est pas aux entreprises de financer les allocations familiales mais à l’État. C’est d’ailleurs une des différences entre la compétitivité de la France et celle de l’Allemagne. Je pense aussi qu’il faut dépoussiérer toute la réglementation du droit du travail, devenue incompréhensible. Il ne s’agit pas de fragiliser les travailleurs mais de remettre à plat et de repenser un système qui doit être efficace pour chacun et pour la collectivité. Sans doute faudra-t-il des programmes mobilisateurs.

Certains secteurs sont essentiels pour la France dont ils sont naturellement les points forts.

Comme Laurent Faibis, je suis consterné de voir s’effondrer la filière agro-alimentaire et agricole. La France est un grand pays agricole. Sa productivité est excellente. Nous avons la chance d’avoir des terres fertiles et un climat relativement favorable. Nous sommes relativement épargnés par les catastrophes naturelles. Nous devons absolument miser sur ces atouts et redévelopper des industries agro-alimentaires à partir de nos productions.

La construction et toutes les activités liées à l’habitat offrent un marché énorme où les PME peuvent se développer. Pourquoi les Italiens ont-ils aujourd’hui le quasi-monopole du design, des mobiliers, des carrelages etc. ? En développant ces activités nous créerions de l’emploi et de la valeur ajoutée.

Les industries de défense irriguent l’informatique, l’électronique, l’aéronautique etc.. Nous avons dans ces domaines un savoir-faire. Les Allemands essayent progressivement de s’infiltrer, de prendre un peu plus de pouvoir dans EADS … mais leur politique est explicitement hostile à toute défense, allemande comme européenne (ce qui, à terme, risque de coûter cher à l’Europe). Nous sommes les seuls capables de faire un outil de défense. Toutefois, l’état des forces françaises aujourd’hui peut inquiéter, d’autant que nous sommes engagés au feu pour la première fois depuis bien longtemps sur trois théâtres en même temps : Afghanistan, Libye et Côte d’Ivoire…

Jean-Pierre Chevènement
… Et même davantage : Nous sommes aussi engagés au Liban (FINUL), au Tchad (EFT), au large de la Somalie (opération Atalante contre la piraterie), en RCA (Micropax), au Kosovo (désengagement en cours), dans l’opération BALTIC 2011 (police du ciel au profit des pays baltes) ; sans parler des forces prépositionnées (Émirats arabes unis, Gabon, Djibouti, Libreville, Sénégal…), des forces stationnées en Guyane, à La Réunion, à Mayotte, en Nouvelle Calédonie, en Polynésie française… et des opérations ponctuelles.

Jean-Michel Quatrepoint
Et je crains que nos matériels ne soient plus aussi performants qu’autrefois et que, à force de serrer les boulons, de faire du postponing budgétaire (fait de remettre des dépenses à plus tard), notre outil de défense ne soit plus aussi adapté. Et j’imagine mal le Parti socialiste faire des industries de défense l’un des piliers de son programme de remobilisation industrielle … mais on peut rêver.
Merci.

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1/ La France et ses multinationales. Stratégie globale et intérêt national, sous la direction de Laurent Faibis, avec la collaboration de Jean-Michel Quatrepoint. Éd. Xerfi, janvier 201, « Lutter contre la tentation de Venise », conclusion de J.M. Quatrepoint, p. 215
2/ La tentation de Venise, titre d’un essai politique d’Alain Juppé Ed. Grasset, 1993
3/ « Le Trésor a recapitalisé les banques sans politique effective ou effort en vue de leur imposer une extension du crédit », a déploré Neil Barofsky dans un violent réquisitoire publié par le « New York Times » du 30 mars, le jour même où il quittait ses fonctions. Pour ce démocrate nommé à son poste par l’administration Bush en novembre 2008, le Trésor aurait trahi la promesse d’aider les propriétaires de logements en favorisant la transformation du TARP en « un programme généralement perçu comme un cadeau pour les dirigeants de Wall Street ». (Les Echos 01/04/11, P. de Gasquet)

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Le cahier imprimé du colloque « Radiographie des entreprises françaises » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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