Informatisation et compétitivité

Intervention de Michel Volle, économiste, au colloque « Radiographie des entreprises françaises » du 4 avril 2011

Pour comprendre ce qui se passe en ce moment il est utile de prendre l’histoire comme tremplin et de revenir sur les débuts de l’industrialisation.

Les Physiocrates voyaient dans l’agriculture la seule source de richesse. Vers 1775, le système productif, jusque-là dominé par l’agriculture, a basculé d’abord en Grande-Bretagne avec le début de l’industrialisation. Étymologiquement, qui dit « industrie » dit habileté, savoir-faire, ingéniosité dans l’action productive : cette étymologie apparaît bien dans l’adjectif « ingénieux ». Or, à ce moment-là l’habileté consistait à développer la mécanisation des entreprises et la chimisation qui l’accompagne. À la charnière entre le XIXème et le XXème siècle, l’énergie s’est ajoutée à la synergie entre la mécanique et la chimie avec l’électricité et le pétrole. On a là les trois grands thèmes de la synergie qui ont défini le système technique que l’on qualifie d’industriel en spécialisant peut-être ce mot à l’excès.

C’est donc en Grande-Bretagne, en 1775, que démarre le mouvement – qu’on a appelé l’industrialisation mais qui résulte en fait de la synergie entre la mécanique, la chimie et l’énergie – qui a bouleversé le pouvoir relatif des nations et la géopolitique.
La Chine était au XVIIème siècle le pays le plus développé, le plus riche, le plus prospère, et elle a fait l’admiration des missionnaires jésuites : le paysan chinois était alors beaucoup plus à l’aise que le paysan français. La dynastie mandchoue, voulant figer la société chinoise qu’elle jugeait parfaite, a refusé l’industrialisation : deux siècles plus tard, la Chine a été colonisée dans ses franges par des puissances européennes qui s’y sont taillé des tranches succulentes pour faire leurs affaires et s’enrichir.

Les pays qui ne se sont qui ne se sont pas industrialisés sont ainsi passés au second rang, ils ont perdu le droit à la parole dans le concert des nations, le droit d’exprimer leurs valeurs et leur culture, ils ont été colonisés et dominés par les pays industrialisés.

Entre les pays industrialisés eux-mêmes une concurrence féroce s’est développée : il leur fallait en effet préserver des débouchés et des approvisionnements. Des guerres épouvantables les ont déchirés au XIXème et au XXème siècle.
Caulaincourt, dans ses mémoires, cite Napoléon qui lui confiait que sa priorité était d’industrialiser l’Europe : le blocus continental avait pour but d’arracher à la Grande-Bretagne le monopole de la production industrielle. Trente ans après le démarrage de l’industrialisation, Napoléon était donc conscient de l’enjeu. Sommes-nous conscients de l’enjeu aujourd’hui ?
Notons que la théorie économique (Adam Smith 1776, « La richesse des nations » (1)) est née avec l’économie mécanisée, chimisée : le modèle économique qui s’est imprimé dans notre intellect reste calqué sur ce système technique, pour notre malheur, peut-être, aujourd’hui.

Dans la décennie 1970, deux cents ans après le démarrage de l’industrialisation, un nouveau changement de système technique intervient. Ce qui est décisif, ce qui est moteur, le ressort de l’industrialisation, ce n’est plus la synergie entre la mécanique, la chimie et l’énergie mais la synergie entre la micro-électronique, le logiciel et les réseaux. Le pivot de l’économie a changé.

La mécanisation avait fait émerger dans le système productif l’alliage entre la main de l’homme et la machine : la machine prenait à sa charge l’effort physique de la production. L’homme était au service de la machine pour lui permettre de dégager sa productivité. Nous avons tous en tête l’image de l’entreprise mécanisée de naguère, le travail à la chaîne etc.
Dans l’entreprise informatisée l’ensemble des ordinateurs forme un gigantesque automate, unique (étant en réseau il communique avec lui-même), ubiquitaire car accessible de partout (ordinateurs, téléphone mobile…). Un nouvel alliage se met en place entre cet automate ubiquitaire et le cerveau humain. L’informatique coopère avec le cerveau humain dans le travail productif, comme la machine coopérait avec la musculature. Cela modifie profondément l’organisation du système productif et la façon dont s’établit la concurrence sur les marchés.

Tout artefact (route, maison…) change la nature : les artefacts deviennent des êtres réels qui s’offrent à notre action tout comme les êtres naturels. Avec le réseau on a unifié le monde. On peut dire que la mondialisation en est une conséquence physique presque inéluctable car le monde se présente comme une place de marché, une place d’action unifiée pour des acteurs qui se déplacent avec, dans leur poche, un téléphone mobile qui leur donne accès à la ressource informatique, à l’automate universel, depuis n’importe quel point. Nos cerveaux vivent dans un espace où la distance géographique a été supprimée, un espace qui redouble en quelque sorte l’espace géographique dans lequel se meuvent nos corps.
Cette ubiquité se manifeste aussi sur le plan physique et géographique. En effet, l’automatisation de la gestion des containers a pratiquement annulé le coût du transport des biens non pondéreux (textile, horlogerie, informatique etc.).

On assiste donc à une double mondialisation provoquée par l’informatique : une mondialisation mentale du travail avec la suppression de la distance grâce au réseau, mondialisation physique grâce à l’annulation du coût du transport.

Observons que l’industrialisation n’a pas supprimé l’agriculture, mais celle-ci s’est industrialisée. Au début du XIXème siècle les deux tiers de la force de travail étaient nécessaires pour alimenter la totalité de la population française. Aujourd’hui, la population active agricole représente 3% ou 4% de la population active totale et nous sommes amplement nourris (peut-être même trop) : la mécanisation et la chimisation de l’agriculture lui ont procuré une productivité formidable.

Aujourd’hui l’informatisation ne supprime évidemment ni la mécanique ni la chimie, mais elle les transforme de l’intérieur : elle les informatise. La plupart des grands incidents industriels sont les incidents informatiques : le projet de l’Airbus A 380 a été retardé parce que les Allemands et les Français n’utilisaient pas la même version du logiciel pour le plan de câblage, et lors de l’assemblage on s’est rendu compte qu’il manquait quelques centimètres sur tous les câbles. De même, l’avion de transport militaire A 400 M a pris un retard considérable : ses moteurs, très innovants, sont au point mais on n’arrive pas à mettre au point dans les délais le logiciel qui doit les commander. Quand une fusée Ariane explose en vol, l’accident est dû à un « bug » dans le logiciel qui a malencontreusement mis en panne une pompe … La plupart des grands incidents qui se produisent actuellement dans nos entreprises industrielles viennent de la partie logicielle, informatique, qui est devenue essentielle dans la conception des produits et dans les produits eux-mêmes.

Aujourd’hui, on conçoit une automobile ou un avion par simulation en trois dimensions sur ordinateur. On peut simuler les réactions d’un avion en vol, son comportement aérodynamique. Le pilote d’essai d’autrefois, ce héros qui faisait décoller un coucou dont on ne savait pas trop comment il allait se comporter, n’existe plus. Le côté héroïque du premier décollage a disparu car, même s’il reste des réglages à affiner, on a pu simuler à l’avance, par informatique, le comportement de l’avion en vol. De même l’essentiel de la conception d’une automobile passe par une simulation. Les voitures n’en sont pas plus belles, mais elles sont indiscutablement plus efficaces. Le freinage est assisté par ordinateur (système ABS), l’alimentation du moteur est informatisée, cela permet une économie d’essence et une meilleure reprise : ce qu’on appelait autrefois l’avance à l’allumage est aujourd’hui informatisé etc.

Donc le monde a changé, la nature a changé si l’on accepte d’appeler « nature » non seulement la nature physique, mais la nature technique, la nature humaine, la nature sociologique. Il en est résulté pour les entreprises un changement brutal de la structure de l’emploi et de la nature des produits. Les salariés d’une entreprise travaillent en permanence devant un ordinateur, à moins qu’ils ne soient en réunion. L’essentiel du temps de travail des personnes se passe devant l’écran-clavier, dans l’espace mental que structure un système d’information. Lorsque le système d’information est défectueux, ce qui est souvent le cas, les cerveaux sont mis à la torture un peu comme les pieds souffrent de brodequins malencontreux.

Un exemple : chaque bimestre, votre opérateur téléphonique vous envoie une facture pour le téléphone mobile, une pour le téléphone fixe, une troisième pour votre faisceau de lignes sur le PABX, et encore une facture pour votre liaison louée si vous avez plusieurs établissements… En fait cet opérateur ne vous connaît pas car pour des raisons culturelles, historiques, son système d’information n’identifie pas le client, l’entreprise ni le ménage, il identifie la ligne. Cet opérateur a privilégié dans son système d’information sa propre technique, ses propres équipements, par rapport à la connaissance du client. Il n’est pas étonnant que les relations client/opérateur soient souvent difficiles…
Les banques ont eu le même problème puisqu’avec le RIB elles n’identifiaient que les comptes. Le passage de la connaissance du compte à la connaissance du client (qui peut avoir plusieurs comptes) leur a coûté très cher parce qu’elles ont dû rebâtir leur système d’information depuis ses fondations. Elles l’ont fait puisque sur le web, quand on a plusieurs comptes, on trouve les divers comptes que l’on a, mais ça leur a demandé un effort colossal.

Le système d’information est à la base de la logique de l’entreprise, c’est la première manifestation de sa stratégie. Si un dirigeant veut orienter l’entreprise vers une nouvelle stratégie, il doit introduire dans le système d’information le concept et le vocabulaire qui désigneront le nouveau segment de clientèle, la nouvelle famille de produits ou la nouvelle technique à mettre en œuvre. Actuellement, les usines sont presque entièrement automatisées. « Comment c’est fait ? » , excellente émission de Discovery Channel, montre la fabrication des stylos à billes, des plaques de verre etc. par des automates. Leur conception, leur programmation est très onéreuse : ces automates sont souvent des machines qui, faites à la pièce, coûtent le prix d’un prototype.

Il résulte de cette évolution que l’emploi, utilisé massivement dans la production physique et répétitive par l’industrie mécanisée et chimisée de naguère, a pratiquement disparu. Grâce à l’informatisation, on ne rencontre plus dans les usines que des équipes de maintenance qui passent parmi les automates pour effectuer des réglages tandis que des superviseurs, derrière des écrans, s’assurent que le processus productif tourne bien. Seul l’emballage, très souvent, reste fait à la main.
L’emploi est aujourd’hui dans la tâche qu’est devenue la conception des programmes informatiques et des automates. C’est un très gros travail, réalisé par des équipes de recherche.

Une autre source d’emploi est la relation avec les clients. Presque tous les produits sont devenus des assemblages de biens et de services. Je n’utilise pas ici le mot « services » dans le sens que critiquait M. Faibis tout à l’heure. Par exemple avec une automobile on achète le conseil du vendeur, le service financier (la DIAC rapporte plus à Renault que les voitures), la garantie pièces et main d’œuvre, le réseau de concessionnaires. Une voiture sans service ou avec un service de mauvais aloi (un chef d’atelier désagréable) ne se vend pas. Le produit physique automobile est ainsi lui-même entouré d’un nuage de services dont la cohésion est assurée par un système d’information. Entre les concessionnaires et le constructeur automobile, le système d’information permet de se réapprovisionner en pièces détachées ; des logiciels vérifient l’état de la voiture, laquelle, fortement informatisée, est devenue une espèce de boîte noire à laquelle plus personne – et surtout pas l’utilisateur – ne comprend rien. Le constructeur automobile lui-même produit ses véhicules avec un réseau de partenaires qui lui fournissent des pièces détachées, de la peinture. À côté des ateliers dans lesquels des automates peignent les voitures, la peinture, de diverses couleurs, est stockée dans de grands silos où une jauge, associée à un ordinateur, avertit automatiquement le fournisseur quand le niveau est trop bas. La livraison effectuée, la facturation et le paiement se font eux aussi automatiquement. Le fonctionnement de ce système, qu’il s’agisse du réseau des concessionnaires, de la relation avec les fournisseurs, du paiement des fournitures, de la facturation, de la transaction etc. est totalement informatisé.

Le problème est que cette transformation des produits en assemblage de biens et de services n’est en général pas bien comprise par nos entreprises. En économie, en comptabilité nationale, le mot « production » désigne les biens et les services. Les services sont donc des produits ou des composantes dans les produits. Le langage courant, et même l’AFNOR, distinguent par contre les produits et les services. Les produits sont les biens matériels, tandis que le mot « services » semble désigner quelque chose de vaporeux, d’inexistant. En tout cas, ce n’est pas de la production. Encore actuellement, dans l’imaginaire de beaucoup d’entreprises, le fait que les produits sont devenus des assemblages de biens et de services, que les services sont une composante nécessaire du produit, n’est pas reconnu. Il en résulte un grave sous-emploi et une grande inefficacité. Une conception chosiste des produits, encore très répandue, fait que les entreprises renâclent à faire des services, nuit à leur efficacité et compromet leur situation économique.

Il y aurait, dans l’économie informatisée et automatisée de quoi compenser la perte d’emplois que provoque l’automatisation en développant ces assemblages de biens et de services.

Rien n’est plus précieux pour une entreprise que le contact direct avec un client. Elle y apprend énormément de choses car l’organisation n’a jamais pu tout prévoir. On peut régler des tas de problèmes à chaud dans la relation avec un client. Or, beaucoup de nos entreprises sous-traitent cette relation ! Elles délocalisent les centres d’appel etc. Du point de vue de la logique d’entreprise, délocaliser un centre d’appel dans un pays qui n’a pas les mêmes usages, la même conception des choses, a quelque chose de délirant.

Certaines entreprises y sont attentives. Les directeurs d’une entreprise de télécom que je connais, ces messieurs de la hiérarchie eux-mêmes, vont, de temps en temps, pendant une semaine, coiffer le micro-casque dans le centre d’appel. Les mêmes vont passer une semaine dans une agence commerciale, prennent des abonnements, examinent les réclamations des clients, refont les contrats etc. Ce sont là des attitudes de véritable entrepreneur.
Une autre entreprise de télécom a par contre complètement sous-traité la relation avec les clients, et dans des conditions qui tiennent plus de l’esclavage que du partenariat. En cas de panne, le client voit donc arriver un sous-traitant excédé qui dénigre l’entreprise donneur d’ordre ! Cette entreprise rate ainsi l’essentiel de la relation avec le client.

En étudiant les systèmes d’information, j’ai observé que nos entreprises s’informatisent à reculons, comme poussées par la main de l’innovation. Or, quand on recul on ne progresse pas vite et on bute sur tous les obstacles ! C’est pourquoi elles font énormément d’erreurs.

Les personnages-clés, dans l’entreprise sont ceux qui se situent aux points de contact avec la « nature ».
L’entreprise est un être organisé plongé dans le marché. Elle est en contact avec la nature du point de vue de ses approvisionnements en matières premières et des techniques qu’elle utilise. Elle transforme le monde naturel en fabriquant, selon un processus planifié, organisé, qui n’a rien de marchand, des produits qu’elle va injecter dans la nature. L’autre point de contact avec la nature est la relation avec le client : celui-ci exprime, dans un langage qui n’est pas celui de l’entreprise, des priorités qui ne sont pas celles de l’entreprise et il veut être servi et satisfait. Le but de l’économie est bien de servir le consommateur, rien d’autre. La stratégie de l’entreprise, son positionnement, se jouent actuellement sur ces deux points. Elle se positionne par rapport à la nature par ses choix techniques et les choix de ses produits, et par rapport aux segments de marché.

Le quart des projets de systèmes d’information n’aboutissent jamais en dépit d’investissements importants. La moitié d’entre eux aboutissent moyennant un délai et un budget multipliés par trois. (MacNamara disait : « Quand les informaticiens me donnent leurs prévisions, je multiplie par π »). Le quart des projets aboutissent convenablement dans les délais et dans le budget. On ne tolèrerait une telle statistique dans aucun autre domaine de l’ingénierie. Ni dans l’architecture, ni dans la construction des Ponts et chaussées on n’admettrait cela.

Beaucoup de dirigeants considèrent l’informatique comme un centre de coût. Nombre de directeurs de systèmes d’information se voient donner comme unique mission de « faire des économies » ! C’est ainsi qu’on passe à côté des priorités et de la spécificité de l’informatisation.

Il faut dire que l’informatique apporte énormément de possibilités mais aussi beaucoup de risques. L’automate n’est pas infaillible. Les meilleurs logiciels, les mieux vérifiés (ceux de la Nasa qui servent pour les sondes spatiales et ont coûté des milliards), comportent en moyenne un défaut pour chaque dizaine de milliers de lignes de code source. On a beau faire toutes les vérifications possibles, ce taux est incompressible. Puis les réseaux se coupent, les machines tombent en panne, les ordinateurs chauffent, toutes sortes de raisons font que l’informatique connaît des incidents.

De plus, le secret de l’informatisation réussie ne réside pas seulement dans l’automate : il dépend aussi de la façon dont les êtres humains l’utilisent, de la qualité de l’alliage entre le cerveau humain et l’automate. C’est là que tout se joue. Les être humains sont plus intelligents que l’ordinateur, car ils sont capables de comprendre et de décider, mais ils sont étourdis, ils se fatiguent … et ils « se comportent ». Si l’entreprise ne met pas en place des supervisions qui permettent de contrôler l’usage de l’informatique, des catastrophes se produisent. On peut expliquer celles qui affectent le monde de la finance par une informatisation mal maîtrisée. Certains de mes étudiants, revenant de stage dans une grande banque s’étonnent : « Avec les habilitations qu’on m’avait données, j’aurais pu tout copier sur mon disque dur. Aujourd’hui que mon stage est terminé, j’ai toujours ces habilitations et je pourrais rentrer chez eux comme je veux ! » Les entreprises sont trop insouciantes par rapport à la supervision de l’automate et aux dangers qu’il peut présenter. C’est un des problèmes des centrales nucléaires : comment doser la part de ce qu’on informatise et la part de ce qu’on fait piloter par l’opérateur.

Il faut ajouter un problème macro-économique massif : les possibilités qu’ouvre l’informatisation ont été très vite et intelligemment utilisées par la criminalité. Des pays se sont fait une spécialité rémunératrice du blanchiment et de la fraude fiscale. On parle beaucoup des paradis fiscaux, mais la fraude fiscale est insignifiante par rapport au phénomène que représente le blanchiment. Il est facile de blanchir de l’argent liquide, gagné soit par la corruption soit par le crime (réseaux de prostitution et/ou racket). Grâce à un petit programme informatique, on fait passer cet argent par une banque complice de la City de Londres, de l’Île de Man, des Caraïbes ou du Luxembourg. On déclenche des virements par petites sommes qui vont passer d’un compte à l’autre et grimper jusqu’à une banque de plus en plus respectable, et ensuite on peut acheter des entreprises légales. Les mafieux de la Camorra de Naples, qui rêvent, pour leurs fils et neveux d’une vie respectable et moins dangereuse que la leur, s’installent en Écosse. En achetant des entreprises légales, ils participent au développement de l’Écosse … et les Écossais sont ravis de voir arriver l’argent des mafieux de Naples dans des entreprises légales qui créent des emplois et qui sont très compétitives car elles n’ont jamais de problème de trésorerie ! Des pays entiers sont tombés dans la main de prédateurs : une bonne partie de l’ancienne zone d’influence des Soviétiques est tombée dans les mains de criminels de grande échelle.

On peut se demander si, avec ce système-là, la concurrence pure et parfaite dont Bruxelles fait chaque jour l’apologie n’est pas en train de paver la voie pour que des prédateurs s’emparent de la totalité de l’économie. Ils sont en position de force grâce au blanchiment qui leur permet de recycler l’argent gagné de façon illicite dans l’économie légale. Entre ingénieurs, nous nous interrogeons : notre destin de bons petits ingénieurs bien formés, polytechniciens et autres, va-t-il être de nous mettre au service de ces gens-là ? Est-ce le sort du système productif et des ingénieurs que forment nos belles grandes écoles ?

Napoléon avait bien compris que l’industrialisation était la clef, nos politiques ont-ils compris que l’informatisation est la clef ?
Pas du tout.

Je côtoie, à l’Institut Montaigne, dans un groupe de travail qui prépare un rapport sur l’informatisation, un des conseillers proches de François Hollande. Lorsque je lui suggère d’expliquer l’importance de l’informatisation à ce candidat potentiel à la candidature présidentielle, il répond que celui-ci a autre chose en tête…
Qu’ont-ils donc en tête ? Gagner les élections, c’est tout. Le politique est aveugle à la transformation du système technique. Napoléon avait compris, dès 1810, ce qui s’était passé en 1775. Nous sommes en 2011 et nous n’avons toujours pas compris ce qui s’est passé en 1975 !

Quand le système productif change, la nature des produits, la nature de la concurrence changent. Face aux risques que cela comporte, face aux opportunités qui s’offrent, il serait temps que le politique en prenne conscience.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur Volle, vous nous avez découvert des perspectives fort intéressantes. Je connais cependant peu de pays où les politiques ne veulent pas gagner les élections … sauf les pays où il n’y a pas d’élections ! Mais il y a des pays, me semble-t-il, où cette révolution technique a été prise en compte. Je pense à certains pays de l’Asie orientale ; je pense par exemple à la Corée où le nombre de jeunes qui poussent leurs études jusqu’à un diplôme de l’enseignement supérieur équivalent à Bac+3 atteint un niveau de 45% à 50%, quasiment deux fois plus que chez nous. Donc ces gens-là ont quand même bien réalisé ce qu’étaient les enjeux du monde contemporain.

Michel Volle
C’est juste. Les dirigeants politiques chinois, par exemple, sont majoritairement des ingénieurs. Ils n’ont pas fait l’ENA.

Jean-Pierre Chevènement
Nul n’est parfait !
Le problème serait de savoir à quel moment la France a vraiment poussé en avant les ingénieurs. Peut-être au début du XIXème siècle ?

Michel Volle
Laurent Faibis rappelait tout à l’heure que les entreprises fortes se sont créées dans les années 1950, lorsque cette population spéciale, formée au droit administratif et à la connaissance du système politique, qui fleurit dans les cabinets ministériels, n’avait pas encore pris le pouvoir sur l’économie française.

Jean-Pierre Chevènement
C’est une piste de recherche. J’observe que certaines grandes écoles d’ingénieurs ne forment plus depuis longtemps de cadres pour l’industrie.

Nous allons maintenant passer à un troisième volet, une troisième intervention de Jean-Luc Gréau : « Pour un actionnariat stratégique au niveau des entreprises ».

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1/ An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, Adam Smith 1776

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Le cahier imprimé du colloque « Radiographie des entreprises françaises » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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