Débat final et conclusion de Jean-Pierre Chevènement

Interventions de Jean-Pierre Chevènement, président de la Fondation Res Publica, et de l’audience, au colloque « Organiser et prendre en charge la santé des français » du 7 février 2011

Jean-Pierre Chevènement
Si nous revenons au système français, nous voyons que nous allons vers une dualisation de la société au regard de la santé, me semble-t-il. C’est en tout cas l’observation que faisaient M. Saout et M. Arnaud, pour la déplorer. Mais il ne suffit pas de regretter, il faut concevoir comment on peut éviter l’explosion du système, liée au renchérissement des techniques, à la stagnation de l’économie et au vieillissement de la population, inévitablement source de dépenses supplémentaires…

Jean de Kervasdoué
C’est vrai pour la retraite, moins pour la maladie. Ce qui joue sur les dépenses liées à la maladie, ce n’est pas la structure mais la déformation de la structure de la pyramide des âges. La consommation de soins est certes proportionnelle à l’âge mais si, d’une année à l’autre, la structure de la pyramide des âges ne change pas, il n’y a pas de croissance due à l’âge. Or la déformation de la pyramide des âges est très lente. L’effet du vieillissement sur la croissance des dépenses de santé représente 0,65% de 220 milliards, soit environ 1,5 milliard, ce qui est très peu.

En outre, la population française augmente, il faut donc rajouter 0,4% à ces 0,65%, pour avoir la mesure complète de l’effet démographique.

En revanche, l’« effet génération » joue davantage : la consommation de soins actuelle des quadragénaires est en effet très différente, à innovations identiques, de la consommation des gens qui avaient quarante ans il y a dix ans et vingt ans. Nous fabriquons des hypocondriaques. Je note à cet égard que les pays catholiques – qui ne croient plus à grand-chose – croient en la médecine alors que les pays protestants sont, de ce point de vue, plus agnostiques et ont des consommations de soins tout à fait différentes. En France, 90% des consultations sont suivies d’une prescription, contre 40% aux Pays-Bas.

Jean-Pierre Chevènement
J’ai de la peine à imputer cela au catholicisme. Je pense que nos pays sont tous profondément agnostiques et la raison me paraît devoir être cherchée ailleurs.

Catherine Coutard
C’est d’abord l’innovation qui pèse sur l’accroissement des dépenses de santé. On pourrait évoquer aussi la prescription massive de médicaments, à l’initiative de l’industrie pharmaceutique. Une autre caractéristique française, très inflationniste, est l’hospitalisation privée à but lucratif (23% du total des hospitalisations).

En matière d’innovation, le cardiovasculaire est l’exemple typique. Il y a vingt ans, on ne faisait pas d’angioplastie, on ne débouchait pas les artères du cœur. Aujourd’hui on débouche à tout va et tant mieux puisqu’on vit plus longtemps en bonne santé, on fait moins d’infarctus, moins d’insuffisances cardiaques. Mais 70% de la population prend du Plavix (1) pendant vingt ans. C’est le coût de l’innovation. Comme l’a dit M. de Kervasdoué, le vieillissement lui-même a peu d’incidence, contrairement à une idée reçue dont il faut sortir si on veut pouvoir être efficace sur la maîtrise des dépenses de santé.

Jean-Pierre Chevènement
Si je comprends bien le raisonnement, grâce aux progrès de la chirurgie cardiovasculaire, les gens vieillissent, prennent du Plavix et ça coûte cher.

Jean de Kervasdoué
Ce n’est pas le vieillissement qui coûte, c’est le Plavix

Jean-Pierre Chevènement
C’est la consommation de Plavix jusqu’à un âge avancé…

Jean de Kervasdoué
Le vieillissement n’a pas partout les mêmes conséquences sur l’évolution des dépenses de santé. L’espérance de vie au Japon, par exemple, est supérieure à la nôtre et sa population est plus vieille ! Ce n’est donc pas une fatalité. Il faut donc rechercher les causes spécifiquement françaises.

Je reviendrai sur trois points en complément à ce qui a été dit sur les comparaisons internationales :

La solidarité n’est pas une affaire économique, mais une affaire politique. Il se trouve que je travaille aussi dans les pays du Maghreb. Leur gros problème est qu’ils n’arrivent pas à faire payer les riches. Je leur rappelle qu’en 1883, quand l’Allemagne a créé la sécurité sociale, elle était moins riche que la Tunisie aujourd’hui.

Les systèmes les plus solidaires sont aussi les moins chers, contrairement à l’idée répandue selon laquelle la solidarité coûte cher à cause de la gratuité de l’accès aux soins. C’est un fait démontré.

Je me suis longtemps interrogé sur l’inflation des dépenses de santé. Je crois avoir trouvé un élément d’explication chez Kenneth Arrow. Cet économiste américain a eu un prix Nobel pour un article qu’il avait écrit en 1963 sur la notion d’asymétrie de l’information. Quand nous allons voir un médecin, nous ne savons pas ce que nous achetons : nous nous sentons malades, nous ignorons si la technique du moment peut nous soigner ; si nous allons mieux, nous ne savons pas si c’est grâce au traitement prescrit… C’est ce qu’on appelle l’asymétrie de l’information : le médecin a des informations (un savoir) que le malade n’a pas. C’est pourquoi l’État réglemente certaines professions, notamment la profession médicale, car cette asymétrie peut être cause d’abus. Partant de là, je pense que si les pays où les gens payent de leur poche sont plus onéreux c’est parce que, quand on va voir un médecin, on n’achète ni un bien ni un service, on achète de la confiance. La plupart des gens (et leurs assureurs) pensent que les bons médecins sont les médecins chers et que les bons hôpitaux sont les hôpitaux luxueux (c’est ce qui explique la réputation de l’Hôpital américain) et ainsi on produit non pas un meilleur service mais de l’inflation.

Le système américain, comme les systèmes tunisiens ou marocains, produisent de l’inflation. Pour 15% de la population marocaine, la consultation coûte plus cher qu’en «  Secteur 1 » en France. Le prix de la consultation à Casablanca avoisine 45 euros. Jamais les Marocains pauvres ne rattraperont les riches car la sécurité sociale marocaine ne peut pas financer ce niveau d’honoraires.
Il faut donc se battre en France pour promouvoir et défendre la solidarité, pour ne pas laisser déraper les dépenses et les cotisations aux « complémentaires santé ». La mutualité a eu jusqu’ici le grand mérite de ne pas solvabiliser les dépassements d’honoraires, ce qui a évité que les dépenses ne passent de 7% à 13% ou 14% du PIB.

Par ailleurs, la grande différence entre la France et l’Allemagne, c’est que l’Allemagne n’a pas de dettes. Nous avons inventé la machine infernale à faire payer nos petits enfants, la CADES (2) (130 milliards d’euros).
Les comparaisons internationales nous ont appris une vérité simple et très républicaine, c’est que la solidarité est, non seulement bonne, mais efficace. C’est une histoire morale. Nous avons le devoir de défendre la solidarité et de la promouvoir dans les pays qui sont en train de créer des systèmes à l’américaine, économiquement très inflationnistes, socialement et politiquement très explosifs. Après quarante ans de travail sur ce sujet, je peux affirmer que la concurrence par le financement ne marche pas.

Jean-Pierre Chevènement
Il m’appartient en tant que président de faire régner une certaine démocratie. Dans cette salle, j’aperçois quelques médecins et beaucoup d’experts mais il y a aussi d’honnêtes citoyens comme moi qui ne demandent qu’à comprendre. Nous ne demandons qu’à être de très bons élèves, Monsieur le professeur, mais je reste quand même convaincu que nous sommes très loin d’avoir réuni les conditions d’une démocratie effective dans le domaine de la protection sociale et de la santé car les gens n’y comprennent pas grand chose. M. Arnaud a dit que nous disposons de tous les appareils juridiques, toutes les lois, tous les moyens pour avoir une bonne politique. Mais une bonne politique suppose un niveau élevé de conscience dans la population et des politiques courageux, « en avant des masses » (comme disait Vladimir Ilitch).

Je vois le poids des corporatismes. Je vois aussi que la France n’est pas le Japon et le système français n’évoluera pas vers un système japonais très rapidement. Tout cela est d’une extrême viscosité. Il est très difficile de faire bouger le système.

Comment organiser la solidarité  qui produit de l’efficience et de l’économie ? Par quelles voies, en matière de politique hospitalière, de politique du médicament, d’organisation de la médecine ? Faut-il aller vers un système national de santé ? Ce serait une révolution.

Jean de Kervasdoué
Mon vieux père avait expliqué un jour à un prêtre : « Mon père, la charité, ce n’est pas le bordel ». La solidarité, ce n’est pas « le bordel » non plus. Jusqu’où les Français sont-ils prêts à accepter un peu de discipline ? C’est un sujet politique.

Jean-Pierre Chevènement
Je me tourne vers Jacques Fournier pour lui demander ce qu’il pense de la manière dont il faut poser les problèmes.

Jacques Fournier
Je suis très frappé par la tonalité très pessimiste de toutes les interventions. On sent qu’il y a un problème et il n’y a pas de réponse évidente. Ce qui se dégage aussi de tout ce qui a été dit autour de la table, c’est qu’on n’a pas à l’heure actuelle de véritable politique nationale de la santé. Certes un certain nombre d’instruments existent, des réformes ont été faites mais cela ne fait pas une politique de santé.

Il y a une dizaine d’années, l’OCDE avait classé la France comme ayant le meilleur système de santé du monde. Que s’est-il passé depuis dix ans pour que la tonalité ait tellement changé ?

Nous ne sommes pas très loin d’une échéance politique importante. Y a-t-il aujourd’hui en France une politique de santé de gauche, une politique de santé de droite ? Qu’est-ce qui les différencie, notamment sur la maîtrise du système vis-à-vis de la médecine libérale ? J’ai entendu un certain nombre de choses intéressantes à propos du système de capitation, des équipes médecins-infirmières etc. Sur la maîtrise des dépenses, y a-t-il une vision de droite et une vision de gauche ? Je poserai la même question à propos de la solidarité, de la prise en charge, par la « sécu » et par les régimes complémentaires, et du « reste à charge ».
J’ai entendu avec beaucoup d’intérêt l’intervention d’Alain Arnaud. Qu’est-ce qui sépare actuellement le comportement des mutuelles et celui des assurances complémentaires ? Que peut faire une politique de la santé pour favoriser les premières par rapport aux secondes ?

Jean-Pierre Chevènement
Pourrions-nous creuser la différence entre une maîtrise de la dépense de droite et la maîtrise de la dépense de gauche ? Si véritablement le déficit du régime général atteint 41 milliards en 2013 (donc demain), y a-t-il, pour « faire rentrer l’édredon dans la valise », une méthode de droite et une méthode de gauche ?

Jacques Fournier
J’ajoute une question complémentaire : Faut-il attendre la catastrophe qu’annonce Jean de Kervasdoué pour réagir ou, au contraire, comme l’ont suggéré Christian Saout et Alain Arnaud, existe-t-il une piste viable sans attendre la catastrophe ?

Dans la salle
Ma question concerne la mutualité. Je n’ai pas entendu parler ici de Bruxelles, de l’Europe. Je sais le principe de la concurrence libre s’applique, ou va s’appliquer progressivement, à l’activité des mutuelles qui doivent s’homologuer à la pratique des assurances privées. Où en est-on ?

L’Europe de Pascal Lamy a été signataire de l’accord général de commerce et services. Il a été acté dans la constitution européenne un service d’intérêt général pour l’éducation et la santé. Je crains que nous ne nous acheminions vers ce système.

Une troisième question a été évoquée rapidement par Patrick Quinqueton, c’est le problème de la crise très profonde de vocations chez les infirmiers(ères). Je suis cadre dans un hôpital psychiatrique. On peut sans exagérer qualifier d’infernales les cadences de travail pour les infirmiers dans les hôpitaux, sans parler du manque de perspectives, du découragement. La moyenne de vie dans l’exercice de la profession est de huit à neuf ans, après trois ans et demi de formation ! On a fait appel aux Espagnoles, sitôt venues, sitôt parties. On a fait appel aux infirmières polonaises. Je les ai reçues à l’Hôpital Maison-Blanche, elles arrivaient en psychiatrie, sans la moindre expérience, pour mener des entretiens en français alors qu’elles savaient à peine dire bonjour. En psychiatrie, on a fermé 50% des lits sur le territoire national. À Paris, on dresse des lits de camp dans les hôpitaux psychiatriques. C’est une situation catastrophique, d’autant plus que la psychiatrie reçoit les personnes âgées qui débutent un Alzheimer faute de réponse rapide des maisons de retraite médicalisées. Toutes les personnes qui posent problème sur la voie publique, toxicomanes etc., arrivent aussi en psychiatrie parce qu’il n’y a pas de place dans les prisons. Il y aurait encore beaucoup à dire

Alain Arnaud
La mutualité a pour originalité d’avoir été créée par des gens qui avaient envie, à un moment donné, dans le cadre de corporations ou de régions, d’être solidaires entre eux. La notion de « pot commun » caractérisait la mutualité. Un beau jour, on a annoncé aux militants mutualistes qu’ils étaient devenus des assureurs. Ce fut un grand choc culturel. Aujourd’hui, la concurrence est un fait que nous devons intégrer dans nos actions. Mais nous avons reculé le moment d’intégrer les directives européennes dans le code de la mutualité jusqu’à ce que les instances européennes nous y contraignent. Aujourd’hui, c’est une réalité.

La concurrence et la solidarité ne sont pas conciliables. Comment peut-on organiser des systèmes de solidarité dans un système concurrentiel où chacun vient puiser ce qu’il a envie d’acheter ? C’est ce vers quoi nous allons aujourd’hui, dans le domaine de la complémentaire santé, tout simplement parce que le « reste à charge » augmente. Facialement, l’assurance maladie obligatoire rembourse encore 75% des dépenses. Mais il y a le reste, ce qui ne se voit pas. Le dentaire, par exemple, est très largement pris en charge par les complémentaires car l’assurance maladie est défaillante dans ce domaine. On voit bien les effets que cela peut avoir sur la santé publique.

La mutualité doit éviter au maximum de se laisser banaliser.

La Commission européenne vient de fiscaliser les activités mutualistes, mesure contre laquelle nous avions aussi longtemps résisté. Le gouvernement français vient de diminuer par deux l’avantage fiscal sur les contrats responsables, un des rares outils de régulation du marché de la complémentaire santé de la loi de 2004. On s’attend à une suppression pure et simple dans les années à venir. Nous sommes dans un véritable piège. La mutualité se défend en indiquant que le régime obligatoire doit être du plus haut niveau possible. La mutualité ne revendique pas de rembourser la part complémentaire. Par contre elle souhaite accompagner l’assurance maladie sur toutes les démarches de prévention et d’accompagnement du patient. Elle développe elle-même des politiques de prévention en fonction de ses propres moyens, de ses réseaux.

Mais, vous avez raison, il y a la réalité et la réalité juridique. L’assurance complémentaire est sur un marché concurrentiel. Il faut donc que nous restions très prégnants sur ce marché alors même que nous sommes en train de perdre un peu pied. Aujourd’hui, la mutualité doit représenter à peine plus de 50% de l’assurance complémentaire santé contre 65% il y a quelques années. Les offres déferlent à la télévision, dans les journaux, sur internet et même par téléphone, pour de l’assurance individuelle low cost. Beaucoup de gens ne se posent même pas la question de savoir à quoi sert une complémentaire santé. Et on glisse d’un système de solidarité vers un système individuel. C’est la pire chose qui puisse arriver.

Pierre-Louis Bras
J’ai peur que la messe soit dite, qu’elle ait été dite à Bruxelles. Effectivement, il est très difficile de maintenir des solidarités dans un monde concurrentiel. Par exemple, une solidarité consiste à ne pas tarifer selon l’âge. Mais dès lors qu’une mutuelle ne tarifie pas selon l’âge, les jeunes partent vers des assurances complémentaires. La solidarité entre les âges suppose un fort sentiment de corps soit dans une localité, soit dans une corporation. Dans la situation actuelle, on ne peut faire grief aux jeunes qui cèdent aux sirènes de la concurrence.

Si vous voulez une utopie de gauche, il suffit d’aller en Alsace-Moselle où un régime complémentaire obligatoire, qui fait peser une cotisation de 1,7% sur les salaires, permet de prendre en charge 80% de la médecine de ville et 100% des dépenses d’hospitalisation. C’est un héritage de la période allemande de l’Alsace-Moselle. Or, l’Alsace n’est pas une région qui par son comportement témoigne de son attachement au collectivisme ni même à la social-démocratie. C’est la seule région de droite en France. Pourtant les Alsaciens acceptent cette cotisation obligatoire de 1,7% sur leur salaire qui leur garantit une couverture quasi complète avec un petit ticket modérateur de 10% en médecine de ville pour limiter les effets inflationnistes de la liberté.

On pourrait proposer aux Français,  pour combler le déficit et le surplus des complémentaires, une augmentation de la CSG de 2,5%. Cette utopie soulèverait l’opposition du mouvement mutualiste, qui perdrait sa raison d’être, du Medef, des assurances et des partenaires sociaux qui gèrent les institutions de prévoyance. Néanmoins ce système serait beaucoup plus simple et permettrait une énorme économie en supprimant tous les frais de gestion des mutuelles, des assurances et des institutions de prévoyance.
Voilà une solution qui sort un peu du discours convenu. Sinon, il faut se contenter de voir où et comment on peut placer quelques « rustines ».

Jean-Pierre Chevènement
La directive qui soumet les mutuelles à la concurrence, par étapes, a été transcrite au début des années 2000 (3). J’étais sur le point de quitter le gouvernement. Je me souviens très bien de l’épisode. J’avais attiré l’attention de certains de vos dirigeants sur les conséquences de cette directive.

Jean-François Kesler
Je voudrais poser une question préalable quelque peu iconoclaste : pourquoi considérer l’augmentation des dépenses de santé comme négatives et l’augmentation des dépenses de loisirs comme positives ? Pourquoi faudrait-il limiter les dépenses de santé et pas les dépenses de loisir ? Pourquoi la consommation de jeux vidéo, de multiples appareils audio-visuels serait-elle chose enviable tandis que la diminution, voire la disparition de la souffrance n’aurait pas de valeur ? Quand les ventes d’automobiles ont augmenté, la plupart des gens se sont réjouis alors que la voiture tue, pollue etc. Mais quand on pose des stents (4) massivement, on crie à la dépense excessive ! On me rétorquera que le financement des dépenses de santé est public. Pas du tout ! Voilà cinquante ou soixante ans, les charges sociales n’étaient pas des charges sociales. Les cotisations sociales étaient des salaires indirects, différés et Pierre Laroque, le père de la sécurité sociale, enseignait à Sciences Po et à l’ENA qu’une partie du salaire était obligatoirement orientée vers une épargne mutualisée. C’était une part de salaire. Merci.

Dans la salle
Moi-même acteur de santé, je voudrais tenter de rassurer un peu l’assemblée par rapport au pessimisme ou à l’hyperréalisme montré jusque là.

M. de Kervasdoué, vous avez été directeur des hôpitaux et vous nous avez donné plusieurs raisons d’espérer :
Vous êtes à l’origine de la tarification à l’activité, qui devait être rendue possible par un nouvel outil de description de l’activité : le Programme de médicalisation des systèmes d’information (5). C’est une nomenclature commune au niveau mondial qui permet de décrire l’activité. À partir de là, la tarification à l’activité devait permettre une certaine équité et surtout une meilleure gestion économique.

Deuxième raison d’espérer : vous avez écrit un livre dans lequel vous vous rangiez du côté des optimistes, « Les Prêcheurs de l’apocalypse »(6). Vous y expliquiez que, pour donner toute sa chance à la tarification à l’activité de devenir un outil porteur d’espoir, il fallait l’accompagner d’un volet qualitatif et encadrer la liberté de prescription. Nous devrions aller plus loin dans cette direction. On n’a cessé de le dire, l’arsenal réglementaire, juridique est déjà très puissant, les réformes se succèdent sans jamais être poussées au bout de leur logique. Aujourd’hui, la T2A (tarification à l’activité) est au milieu du gué. Si on veut gagner la performance que tout le monde appelle de ses vœux, si on veut tenter d’éviter une explosion des dépenses de santé, il faut effectivement rendre l’offre de soins plus performante. Pour cela, il faut pousser, contraindre peut-être, les mécanismes de la performance, donc pouvoir rajouter le volet qualitatif. C’est ce que la Haute autorité de santé et l’évaluation des pratiques professionnelles médicales essaient de faire mais de manière très soft, indicative, sans mesures contraignantes.

M. Bras parlait tout à l’heure du pouvoir du directeur d’hôpital. J’en suis un. Après la loi HPST, les pouvoirs propres du directeur d’hôpital n’ont pas évolué ou très peu. Aujourd’hui, il n’y a pas de mécanisme permettant de garantir l’applicabilité des décisions à l’hôpital.

J’évoquerai le mécanisme actuel de régulation prix/volume. Si on s’aperçoit que les dépenses votées par le Parlement dérapent, on joue sur la baisse des tarifs pour rester à l’intérieur de cette enveloppe. Cette mécanique joue un rôle d’alerte et de surveillance indispensable. Mais elle n’est pas suffisante en termes d’efficacité, parce qu’elle est décourageante pour les équipes hospitalières sur le terrain, c’est le retour au décret de 1881 et au budget global. Il s’agit maintenant d’aller au bout de cette réforme, de la compléter par son volet qualitatif pour entrer dans une logique de « référence médicale ». Tant qu’on n’osera pas dire clairement quelles références médicales doivent être financées, et pas au-delà, on ne progressera pas. L’hôpital a d’énormes progrès à faire, l’hôpital a trop de lits. Les hôpitaux sont trop grands, on a construit des cathédrales hospitalières, il faut les réduire. Mais pour cela, encore faut-il que les pratiques professionnelles évoluent, que l’on ouvre davantage l’ambulatoire, que les pathologies soient prises en charge de manière plus performante.

Je terminerai en évoquant un troisième motif d’espoir : il nous reste des marges en jouant sur la qualité des activités et des pratiques professionnelles. Il reste des marges aussi parce que vous aviez à l’époque, en lançant la T2A, créé la gigantesque base de données du PMSI qui est unique, extraordinaire. Aujourd’hui, nous mourons de faim devant un garde-manger plein. Cette base PMSI n’est toujours pas encore correctement exploitée. Avec les nouveaux outils informatiques, nous sommes à l’aube de découvertes nouvelles, d’horizons nouveaux absolument gigantesques inexplorés, qui nous aideront à progresser.
On a cité quelques livres, il faudrait peut-être s’inspirer de celui de Cynthia Fleury, « La fin du courage » (7) parce que pour continuer le travail et traverser le gué jusqu’au bout, il faudra beaucoup de courage.

Jean de Kervasdoué
La psychiatrie, dont malheureusement on ne parlera pas ce soir, est un vrai sujet sur lequel je partage votre inquiétude. Nous avons un système absolument remarquable qui est en train de très mal évoluer, comme vous l’avez dit en quelques mots.
Je répondrai à Jacques Fournier que nous étions bien classés le 1er janvier 2000 parce que dans le système de pondération, la qualité de notre système d’éducation venait au dénominateur d’un des paramètres. Or nous avions un mauvais score pour notre niveau d’éducation.

Le système de santé français est bon, je l’ai dit en commençant. Mais, entre le 1er janvier 2000 et le 1er janvier 2011, beaucoup de gouvernements ont laissé déraper les dépenses. 2000 était la seule année où la sécurité sociale était à peu près équilibrée, en partie pour des raisons démographiques.

Je ne suis pas pessimiste, ni par goût, ni par désir de provocation. Ce n’est pas parce que j’annonce des averses que j’aime la pluie. L’assurance maladie rembourse 170 milliards d’euros. Mais il ne faut jamais oublier qu’un euro de dépense est aussi un euro de recette pour quelqu’un (infirmières, médecins, industrie pharmaceutique…). Il n’est donc pas possible de trouver 15%, voire même 5%, d’économies, d’autant que les Français ne sont pas préparés. Il suffit de regarder la difficulté de réformer les retraites, malgré le rapport Rocard, la décision Balladur… Pourtant, le problème des retraites est intellectuellement un problème simple, le problème de la santé est beaucoup plus compliqué. Il comporte des dimensions philosophiques, éthiques, morales, scientifiques, industrielles…

Dans la salle
Ma question s’adresse à M.Arnaud.
Je suis un nouvel administrateur d’Humanis, nouveau groupe de protection sociale appelé à devenir le premier groupe français en 2012. Je suis peut-être un des seuls syndicalistes de mon groupe qui s’interroge sur la finalité de ces regroupements de groupes de protection sociale. Dans quelques années, il n’en subsistera que cinq, contre une cinquantaine il y a une vingtaine d’années. Vous parliez de concurrence avec les assureurs mais on peut aussi assister dans ces groupes de protection sociale à des partenariats, comme AG2R / La Mondiale ou Malakoff / Médéric, dont un délégué général assez proche du pouvoir envisage des évolutions de partenariat avec le système d’assurance. En tant que représentant de la mutualité française à cette table, que pensez-vous de cette évolution ?

Dans la salle
On incrimine fréquemment les prescriptions lourdes, excessives comparativement à d’autres pays… Ne croyez-vous pas qu’elles résultent mécaniquement du fait que le professionnel est tenu à une obligation de moyens et non pas à une obligation de résultats ? Fait aggravé par la judiciarisation médicale qui nous vient des États-Unis, on l’a vu avec les gynécologues obstétriciens.
L’industrie pharmaceutique française est fondée sur la profession de pharmacien. En Allemagne, elle est le fait des industriels. L’aspirine a été inventée à la faculté de Montpellier mais elle a été commercialisée par Bayer. Dans ce domaine, comme en médecine, en radiologie etc., les sciences dures et le management sont substitués au geste professionnel. Toutes les professions de santé s’en ressentent, comme s’il n’y avait plus de conscience ni de confiance.

Dans la salle
Dans le domaine hospitalier, en 2000, on a introduit une « innovation » avec l’accréditation. Mais il faut savoir que l’industrie de la chaussure ou du textile s’étaient mis à la qualité dès 1975. Nous payons ce retard. Le corps médical a beaucoup freiné, peut-être en raison d’une politique corporatiste, peut-être parce qu’il y a un peu trop de médecins à l’Assemblée nationale. Nous en faisons les frais. Dans ce domaine, je suis optimiste mais il faudra bien attendre quinze ans avant d’avoir des résultats intéressants. Infirmier, et passionné d’économie, je suis très inquiet quand je vois les conditions de travail des infirmiers de bloc opératoire, des infirmiers anesthésistes. Le personnel commence déjà à manquer. Comment serons-nous soignés d’ici cinq ou six ans ?

Dans la salle
On a évoqué la démocratie sanitaire et on a survolé le consumérisme sanitaire. Ce n’est pas non plus forcément un hasard si la France est bien placée dans la consommation de médicaments. Dans le fait d’ « acheter de la confiance », le patient trouve une relation particulière qui est peut-être un ersatz de lien social. Pour certaines générations, c’est l’unique occasion de socialisation dans la semaine. Le rendez-vous avec le médecin est quantifié et valorisé par la taille de l’ordonnance. L’autre jour, chez le pharmacien, j’ai entendu une dame d’un certain âge dire : « Franchement, mon médecin exagère : regardez, il n’y a qu’une seule page ! »

Ne pourrait-on réfléchir à la responsabilisation du patient ? Tous les médecins savent que, sans la participation active du patient, la guérison est compromise. Le soin ne doit pas être une consommation ordinaire, cette prise de conscience est indispensable pour arriver à un résultat sur la maîtrise des dépenses sur une citoyenneté (médicale ou sanitaire) renouvelée. Ce pourrait être un grand progrès. Quand on n’est pas malade, on fait de la chirurgie esthétique, parce qu’il faut faire du soin ! On peut dépasser cela et, peut-être, envisager une relation sociale autre que celle du soignant au soigné.

Dans la salle
Pourriez-vous nous expliquer le lien entre un système de santé pas cher et un système de santé solidaire ?

Alain Arnaud
Je répondrai à la question concernant les regroupements. Il y avait des milliers de mutuelles il y a quelques années. Aujourd’hui, il en reste environ 600 agréées dont moins d’une dizaine regroupent 80% de l’activité mutualiste. Les regroupements sont rendus nécessaires par le marché concurrentiel. Et surtout, il faut intégrer les règles de solvabilité imposées par Bruxelles, applicables aux assureurs, donc aux institutions de prévoyance sociale de manière globale. Les regroupements permettent de niveler les risques.
Ces regroupements doivent être très attentifs à la relation de proximité avec ceux à qui ils s’adressent et aux problématiques de gouvernance. On n’a pas beaucoup parlé ce soir de pratiques démocratiques. Il y aurait beaucoup à faire, y compris dans les organisations dites sociales, pour mettre en place des pratiques démocratiques dignes de ce nom, notamment en ce qui concerne le paritaire. Vous avez parfaitement raison, il y a des délégués généraux ou des directeurs généraux qui font à peu près tout et n’importe quoi avec l’argent des autres.

Jean de Kervasdoué
Le système solidaire marche parce qu’on contrôle les prix, les tarifs et les volumes. Tout est rationné dans ce système : le nombre de médecins, le nombre de scanners, le nombre de lits… mais surtout les prix et les volumes.
Sur le contrôle des dépenses de santé, je vous répondrai d’un mot : votre raisonnement est impeccable, mais il préjuge que l’argent dépensé dans ce qu’on appelle le système de santé est toujours efficace. Ce n’est pas le cas.

Pierre-Louis Bras
Ce sont surtout les prix qui sont contrôlés. Bien qu’ils dépensent 16% de leur richesse pour la santé, les Américains n’ont pas plus de soins que nous. Simplement, tout est plus cher aux États-Unis parce que, face à la concurrence, il n’existe pas de régulateur public. Les professionnels de santé, l’industrie pharmaceutique… tout est plus cher aux États-Unis.

Je ne voudrais pas laisser penser qu’on veut maîtriser les dépenses de santé parce qu’elles ne seraient pas une priorité. Les dépenses de santé se justifient par des années de vie gagnées, des souffrances évitées, des incapacités réduites. Notre seule question est : les dépenses pour les soins produisent-elles vraiment de la santé, dans les conditions optimales ? Jean de Kervasdoué vient de le dire, la réponse est non. Avec 11,7% de notre richesse consacrée à la santé, nos résultats ne nous différencient pas fondamentalement de l’Italie, de l’Espagne ni même du Royaume-Uni. Tony Blair avait augmenté le budget du NHS (National Health Service) de 8% en termes réels entre 2000 et 2008. C’est l’exemple d’un système qui venait de très loin, où une politique volontariste a augmenté les dépenses à un niveau jamais vu. Avec un budget de 8,5% du PIB, les Britanniques ont maintenant un bon système de santé.

Christian Saout
Je ne sais pas s’il y a une politique de gauche, une politique de droite, en tout cas, il y a une bonne politique, c’est la politique du juste soin. Le problème est qu’aujourd’hui, on n’est pas capable de la construire. Le taux de prothèses de hanches double d’une région à une autre. Les prestations de kinésithérapie sont multipliées par sept ou huit d’une région à une autre. Nous avons une assemblée de professionnels de santé qui sont des artistes extraordinaires mais se fichent comme d’une guigne d’un référentiel de soins et ne savent ni ne veulent respecter les règles. On sait très bien où filent les dépenses. La liste des médicaments en sus montre qu’ils sont utilisés à tort et à travers. 68% du Mediator était prescrit hors de l’indication principale, hors de l’AMM (Autorisation de mise sur le marché). Ce système dérive puissamment. Certes, les patients ont leur part de responsabilité mais s’il y avait une ligne politique, Monsieur le Président, ce devrait être celle du juste soin et de l’objectivation du juste soin.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur Saout.
Je répondrai à Monsieur Kesler, qui a demandé pourquoi les dépenses de santé ne pourraient pas augmenter indéfiniment ; malheureusement leur financement est public et dans une économie ouverte, y compris d’ailleurs aux concurrences les plus déloyales, la maîtrise des coûts s’impose nécessairement.
Je tiens à remercier tous les intervenants pour leurs exposés très riches. Ils nous ont donné à réfléchir. C’était le but.

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1/ Plavix, médicament anticoagulant indiqué dans la prévention des événements liés à l’athérothrombose.
2/ La CADES (Caisse d’amortissement de la dette sociale) a pour mission d’amortir la dette sociale française au moyen d’une structure financière équilibrée, s’appuyant notamment sur des ressources fiscales. Elle est une institution, qui allie les garanties que peut offrir un établissement public (par exemple l’impossibilité de faire faillite) avec une organisation et une transparence aussi proches que possible de celles des établissements financiers classiques.
3/ Directives européennes 92/49/CEE et 92/96 CEE édictées en 1992 par les États membres de l’Union et transposées dans le droit français en 2001. Ces deux textes (le premier signé pour la France par le Premier Ministre Pierre Bérégovoy en 1992) précisent  notamment qu’ « il est nécessaire de supprimer tout monopole dont jouissent certains organismes dans certains États membres pour la couverture de certains risques »
En 1999, Michel Rocard, Pascal Penaud et Rémy Schwartz avaient remis au Premier Ministre un rapport, intitulé « Mutualité et droit communautaire », définissant les conditions de l’élaboration d’un projet de loi qui respecte les règles communautaires de libre prestation de service et de sécurité financière et intègre les principes fondateurs de l’action mutualiste. (La première partie de ce rapport s’intitulait : « La transposition des directives européennes est une obligation qui ne peut plus être retardée »)
4/ Lorsqu’une artère coronaire se bouche, un petit treillis baptisé stent peut y être inséré afin de la maintenir ouverte.
5/ Programme de médicalisation des systèmes d’information (hôpitaux). Le PMSI est le système qui permet de mesurer l’activité des hôpitaux français, et d’adapter la distribution d’allocations des ressources budgétaires d’un hôpital en fonction de la nature médicale des séjours hospitaliers.
6/ « Les Prêcheurs de l’apocalypse. Pour en finir avec les délires écologiques et sanitaires » de Jean de Kervasdoué. Plon, 2007
7/« La fin du courage » de Cynthia Fleury. Fayard, 2010

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Le cahier imprimé du colloque « Organiser et prendre en charge la santé des Français » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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