Nouvelles réalités, nouvelles centralités

Intervention de Jacques Huntzinger, Ancien ambassadeur en charge du volet culturel de l’Union pour la Méditerranée, auteur de « Il était une fois la Méditerranée » (CNRS Editions, 2010), au colloque « Quelles perspectives pour la France en Méditerranée? » du 17 janvier 2011.

Quelles perspectives pour la France en Méditerranée ?
Cette interrogation vient de donner lieu à deux exposés passionnants… et passionnés, oserai-je dire car ceux qui connaissent bien Hubert Védrine savent que la froideur apparente du propos cache une véritable passion pour l’action, l’intelligence et la lucidité. Georges Corm, que je retrouve tel que je le connaissais il y a de longues années, se situe quant à lui d’emblée dans le domaine de la passion.

Je vais essayer de me maintenir dans le cadre de la question posée par notre colloque de ce soir en restant au plus proche de l’actualité immédiate des événements tunisiens qui me semble constituer un élément de réponse important à cette question.

Je répondrai d’abord aux propos d’Hubert Védrine. Comme Georges Corm, je considère que la France demeure et demeurera un acteur méditerranéen de premier plan pour des raisons objectives qui, dans la période qui vient, ne vont pas disparaître ni même décliner (en référence à la mode de la déclinologie) :

La France est la seule puissance européenne active dans tout le bassin. Certaines puissances européennes sont très présentes et actives au Maghreb, voire un peu plus loin. D’autres sont plus présentes au Proche-Orient, dans le Golfe. Nous sommes présents par l’histoire, par l’économie, par la culture, par la diplomatie dans tout le bassin méditerranéen depuis des siècles. Notre mémoire méditerranéenne est unique. Ce constat ne doit pas nous empêcher de déplorer la crise – ou les faiblesses – de l’école de pensée française sur la Méditerranée qui a eu ses heures de gloire mais souffre quelque peu aujourd’hui sur le plan universitaire.

La France est dotée d’une diplomatie qui demeure un réseau efficace et influent, d’une présence économique, d’une influence culturelle (la langue) et d’un tissu humain méditerranéen. La France se trouve être, de tous les pays européens, celui dans lequel le tissu humain est le plus « méditerranéisé ». Outre nos amis libanais et syriens, présents de longue date, la communauté maghrébine mais aussi toutes les communautés méditerranéennes sont très présentes en France.

Enfin, la France est le pays qui a lancé les initiatives méditerranéennes. Je peux en témoigner pour avoir participé en 1990 au lancement de la Méditerranée occidentale (5+5), auprès d’Hubert Védrine et de François Mitterrand, en 1995 aux premiers travaux de Barcelone, également avec Hubert Védrine (il faut savoir que les approches de Barcelone furent d’initiative française, aussi bien à Bruxelles, dans l’entourage de Delors, qu’à Paris), en 2008, enfin, auprès d’Henri Guaino, à la naissance de l’Union pour la Méditerranée. Je suis absolument convaincu que la France est encore capable de donner le « La » en matière de politique méditerranéenne, sous réserve d’appréhender les réalités méditerranéennes avec la plus grande acuité et la plus grande intelligence. En effet, le formidable atout que constitue la présence française en Méditerranée peut devenir un handicap en raison du soupçon d’ingérence. Dès que la France parle ou agit, elle risque d’apparaître comme une puissance ingérente, étant donné l’histoire et les mémoires. Mais il existe aussi un risque d’ingérence des régimes et des États méditerranéens dans la politique française. Cette ingérence est réciproque. Ceci favorise un certain conservatisme : nous avons tellement d’intérêts humains, économiques, politiques, diplomatiques et autres que nous sommes tentés d’opter pour la prudence, la réserve, la retenue, craignant d’avoir plus à perdre qu’à gagner en nous manifestant. Ceci vient marquer la situation actuelle comme autrefois d’autres situations.

La question qui se pose aujourd’hui est de savoir de quelle façon la France doit pouvoir jouer son jeu méditerranéen dans la prochaine période.

Pour pouvoir agir en Méditerranée, la France ne doit pas aujourd’hui se tromper de Méditerranée, elle ne doit pas se tromper sur la Méditerranée. Il y a deux ans – j’écrivais alors mon dernier livre (1) – je pressentais ce qui se passe actuellement dans le monde arabe, en Tunisie mais aussi en Algérie, en Jordanie et demain, j’en suis absolument convaincu, en Égypte et au Maroc. Je l’avais senti et ressenti sur place, entre 2006 et 2009, lors de mes pérégrinations de Tanger à Aman, de Sanaa à Tunis où j’avais rencontré, non les États et les diplomates, mais les sociétés, les acteurs culturels, non gouvernementaux, religieux, économiques à partir desquels, à la demande de Jacques Chirac, nous avions monté les Ateliers Culturels Méditerranéens. Le bouleversement à l’œuvre dans un monde arabe en transition, d’abord silencieux mais qui aujourd’hui éclate, n’a pas été suffisamment perçu, obsédés que nous étions depuis dix ans, voire vingt ans, par le couple formé par le pharaon et le barbu. Ce couple despotisme-islamisme qui nous marque tous, sorte de « mur de Berlin » qui, en Méditerranée, bloquait la transition, est en train de s’effondrer, du côté des pharaons comme du côté des barbus. Olivier Roy, peut-être un peu irénique et optimiste, annonçait il y a vingt ans la mort de l’islamisme politique. Or, l’islamisme politique, depuis la révolution iranienne de 1979, a échoué. Je vous lirai quelques phrases, reprises dans mon livre, de Fouad Khosrokhavar (dont un article remarquable sur la relation entre ce qui s’est passé en Iran en 2009 et ce qui se passe en Tunisie en ce moment est publié dans Le Monde (2) de ce soir) :

« Le cas iranien mérite d’être observé de près. La tourmente dans laquelle est entré l’Iran depuis juin 2009 est révélatrice de la force de la société civile iranienne … Ce qui est nouveau dans ce mouvement … c’est qu’il est le premier mouvement démocratique de masse au Moyen-Orient, qu’il est anti-islamiste, ne se nourrit d’aucune utopie religieuse, qu’il est fondé dans son noyau dur sur une sécularisation profonde de la société et qu’il cherche l’État de droit. Son fer de lance, ce sont les étudiants qui forment au moins 10% de la population adulte du pays, mais ce mouvement a réussi à englober une large partie de la population et à sortir du cercle dans lequel il était resté enfermé en 1999 ».

Je poursuivais :
« Les prémices d’une transition politique au Proche-Orient vers la démocratisation sont présentes actuellement dans l’Iran chiite. Mais qu’en est-il dans le monde arabe sunnite ? L’irruption du vaste mouvement démocratique en terre d’Islam, même si la spécificité iranienne et chiite est ce qu’elle est, est observée de près dans l’ensemble du monde arabe, avec intérêt par les uns, avec frayeur par les autres. » (3)

Les prémices de la réforme sont présentes, par la modernisation introduite de l’extérieur comme de l’intérieur, par des modes de vie entièrement nouveaux, par l’émergence d’aspirations nouvelles, par l’individualisation des comportements, par la sécularisation en cours. « L’échec fondamental de l’État arabe moderne a produit une première réaction qui a été le mouvement islamiste. On est en train de sortir de cette époque marquée par le couple du pharaon et du barbu ». La mise en échec de ces deux modèles, déclinée par les évolutions en Algérie, en Jordanie au Maroc et en Tunisie contredit l’affirmation selon laquelle, pour paraphraser la formule de Malraux, « entre le despotisme et l’islamisme il n’y a rien ». Il y a usure du despotisme comme de l’islamisme politique – mais non de l’islamisme social : il ne faut pas confondre islamisme politique et islamisation sociale –, il y a émergence d’un tiers, il y a complexité croissante du monde méditerranéen. Cette complexité croissante est en train de produire ses effets avec les événements actuels qui peuvent déboucher sur le chaos, comme ils peuvent, Hubert Védrine l’a dit, ouvrir sur un processus de transition maîtrisée dans lequel ni le despotisme, ni l’islamisme radical ne seront gagnants. En effet, la société tunisienne, qui a acquis de la maturité, forte des expériences vécues chez les uns et chez les autres (je pense notamment au traumatisme de l’Algérie, de 1988 à 1992), peut, nous le lui souhaitons, produire une transition maîtrisée. Si c’est le cas, elle fera tache d’huile, dans un an, dans cinq ans ou dix ans dans les pays de la région.

Voici que naît en Méditerranée une nouvelle centralité, une double centralité. À la centralité des conflits dont vient de parler Georges Corm s’ajoute la centralité de la transition démocratique et du modèle de développement économique lié à cette transition démocratique. Les jeunes Tunisiens, les jeunes Algériens, les trois mille personnes qui ont fait un sit-in en Jordanie, les Egyptiens qui ont manifesté hier, crient « Du pain et des libertés ! ». Pourquoi ce cri ? L’ancien contrat social sur lequel ont reposé les régimes arabes pendant des décennies établissait le despotisme en échange de la sécurité alimentaire, de la sécurité tout court. « À toi le pain, à moi le pouvoir ! », pour reprendre la formule employée par Gilles Kepel. Cet ancien contrat social est en train d’éclater parce que le pouvoir ne peut plus assurer la sécurité, le développement économique, les taux de croissance nécessaires à la création des emplois, élément clé du développement de ces pays. Le monde arabe connaît un pic démographique. Même si la décroissance va commencer du fait de la chute des taux de fécondité, il sera impossible dans les années à venir de créer les emplois correspondant à la masse de la population active. C’est un enjeu central face auquel les populations et les peuples constatent l’impuissance des régimes en place.

Nous devons prendre en compte cette transition du monde méditerranéen, prendre en compte la Méditerranée des États et la Méditerranée des peuples.
Comment, concrètement, accompagner ce mouvement ?
Comment accompagner le processus de transition en Tunisie alors que d’autres régimes, d’autres États amis vont nous conseiller la neutralité et la réserve ?
Comment équilibrer l’accompagnement du processus tunisien et la prise en compte des intérêts des uns et des autres ?
Comment concilier stabilité et transition ?

Quelle doit être la politique française en Méditerranée ?

Selon moi, trois perspectives s’offrent à nous :

D’abord, un nouveau discours méditerranéen de la France, fondé sur les nouvelles réalités et la prise en compte de cette transition à l’œuvre, doit constater la réalité de l’épuisement des modèles, accompagner les processus d’entrée dans la démocratie, sortir de la triple peur (peur du chaos, de l’islamisme et de la pression migratoire). Il revient à la France de tenir ce discours, à Paris à Bruxelles et ailleurs, un discours d’accompagnement de l’évolution des réalités méditerranéennes, qui prenne en compte nos intérêts à moyen terme et à long terme.

La deuxième perspective pour notre politique est, je le crois depuis toujours, une relance de la Méditerranée occidentale, de ce qu’on a appelé techniquement le 5+5. Jean Daniel intitulait fort justement son dernier éditorial : « Le Maghreb, c’est nous ». Un livre publié il y a deux ans par le Cercle des économistes, préfacé par Hubert Védrine, s’intitulait « 5+5=32 » (4). Trente-deux, c’était le nombre d’États que l’on considérait alors devoir appartenir à la future Union pour la Méditerranée. Si les 5+5 arrivent par leur dialogue, par leur coopération, à accompagner ces processus de transition au Maghreb, si l’Europe du sud parvient par une politique de voisinage renforcé, à faire dialoguer Algériens, Marocains, Tunisiens… à partir de tout ce qui se passe actuellement et à avoir des politiques sectorielles, alors je crois que la relance de la Méditerranée occidentale mérite d’être considérée aujourd’hui comme un vecteur privilégié.

La troisième perspective est la bataille que la France doit mener au sein de l’Union européenne sur l’avenir de la politique euro-méditerranéenne, autrement dit sur l’avenir de l’Union pour la Méditerranée.

Comment l’Union pour la Méditerranée devra-t-elle évoluer à partir du constat des réalités actuelles ? Le blocage du conflit israélo-palestinien, on le sait, est rentré par la fenêtre alors qu’on voulait le chasser par la porte, il faut le prendre en compte. Il y a maintenant cette nouvelle réalité d’une diversification des processus à l’œuvre au sein du monde méditerranéen. La politique euro-méditerranéenne dont nous sommes le fer de lance doit s’adapter, se moderniser, prendre en compte tous ces éléments pour devenir le fédérateur d’une Méditerranée qui s’avance en tenant compte des intérêts des États et des peuples. Les volets actuels de cette politique, les projets, Barcelone, devront être complétés par des volets qui permettent, par la dimension culturelle notamment, de se sensibiliser beaucoup plus qu’on ne l’a fait jusqu’ici à cette Méditerranée en marche.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Jacques, d’avoir introduit en particulier le facteur culturel.
Je vais maintenant me tourner vers Henri Guaino. Lors de la préparation de ce colloque, nous avons jugé préférable de nous interroger sur la place de la France en Méditerranée plutôt que de dresser un bilan de l’action de l’UPM depuis sa naissance en juillet 2008. Tout à l’heure, Hubert Védrine a fait entendre un son objectivement assez critique quoiqu’exprimé sur un ton modéré. Je pense que vous devriez, au moins sur ce point, pouvoir lui apporter la réplique.

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1) « Il était une fois la Méditerranée » de Jacques Huntzinger, CNRS éditions, septembre 2010
2) Le Monde daté du 18 janvier 2011
3) « Il était une fois la Méditerranée » (Jacques Huntzinger), p. 196-197, dans le chapitre 6 : « Le politique : la question de la démocratie ».
4) « 5+5=32 , Feuille de route pour une Union méditerranéenne », éd. Perrin, novembre 2007

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Le cahier imprimé du colloque « Quelles perspectives pour la France en Méditerranée? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation

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